dimanche 4 mars 2012

Ainsi meurt l'amour Léon Tolstoï ( nouvelle russe )

Matriochkas
Robe Antonio Marras


Ainsi meurt l'amour


                 Donc, selon vous, l'homme serait incapable de discerner le bien du mal. Vous allez même jusqu'à prétendre que l'être dépend du milieu où il vit, milieu qui finit par l'absorber totalement. Or, moi je pense qu'ici-bas tout n'est qu'effet de hasard et, pour vous le prouver, laissez-mi vous conter une aventure de ma vie.
                 Telles furent les paroles que prononça Ivan Vassilievitch, dans une conversation entre amis. Cette conclusion était amenée par nos affirmations sur l'impossibilité de changer l'individu sans transformer le milieu dans lequel il évolue.
                 En réalité, nul de nous n'avait dit que l'homme ne pouvait distinguer le bien du mal, ais c'était une habitude chez IvanVassilievitch de répondre aux pensées que lui suggérait la conversation. Ainsi il oubliait fréquemment la cause de son intervention et, avec d'infinies digressions, il nous contait un des épisodes de sa propre existence. Et c'étaient toujours de beaux récits, vivants, sincères et colorés.
                - Je vais donc encore une fois vous parler de moi, dit-il ce soir-là, et vous verrez que ma vie s'est trouvée lancée dans une voie nouvelle, non par l'influence du milieu, mais par quelque chose de totalement différent.
                - Et par quoi donc ? demanda l'un de nous.
                - C'est une histoire bien longue et, pour la comprendre, il vous faudrait l'écouter d'un bout à l'autre
                - Contez-nous donc cette histoire, cher ami.
                Ivan Vassilievitch sembla se plonger dans ses pensées, puis hochant la tête :
                - Parfaitement, dit-il enfin, ma vie entière fut changée en une nuit ou plutôt en une matinée.
                - Que vous était-il donc arrivé ?
                - Une chose bien simple. J'étais très amoureux. Je l'avais été souvent dans ma vie, mais cette fois-là c'était plus sérieux que jamais. Aujourd'hui que cette affaire est bien terminée et que l'objet de mon amour passé est mère de deux filles à marier, je puis bien vous la nommer : c'était Varinka B... Vous la connaissez tous et vous savez qu'à cinquante ans elle est très belle encore : mais ses dix-huit ans étaient délicieux. Grande, mince, imposante et gracieuse à la fois. Elle se tenait droite, portait la tête droite, toute l'allure d'une reine, encore qu'elle fût, pour dire vrai, un peu maigre. Devant son air majestueux, on eut pu la croire inaccessible ; mais son sourire toujours gai et cordial, ainsi qu'une lueur de douceur juvénile dans ses yeux, attiraient irrésistiblement.
                - Vous savez faire de belles peintures, Ivan Vassilievitch !
                - J'aurais beau essayer de la décrire, jamais vous ne parviendrez à savoir combien elle était belle. Mais l'affaire n'est pas là. Ce que je veux vous conter se passait vers 1840. J'étais à cette époque étudiant dans une université de province. Je ne sais si cela était mieux ou plus mal, mais de notre temps il n'y avait dans nos hautes écoles, ni cercles clandestins, ni théories politiques. On était simplement jeunes et on vivait avec les joies naturelles à la jeunesse. L'étude et le plaisir nous suffisaient.
                J'étais alors un garçon très gai, très avenant et au surplus riche. Je possédais un beau cheval qui trottait l'amble, je menais les jeunes filles sur les montagnes russes ( les patins n'étaient pas encore à la mode ) ; je faisais la noce avec les camarades ( en ce temps-là nous ne buvions que du champagne ; si l'on n'avait pas d'argent, on ne buvait pas, mais jamais de vodka comme aujourd'hui ).
               Mon amusement favori c'étaient les bals et les soirées. Je dansais bien et n'étais pas trop laid.
               - Allons, ne faites pas le modeste, interrompit une dame. Nous avons vu votre portrait et nous savons que vous étiez un fort joli garçon.
               - Joli garçon ou non, l'affaire n'est pas là. Mais, voici : au moment où mon amour arriva au point culminant, j'assistai avec Varinka à un bal chez le maréchal de la noblesse, un vieillard for bon, accueillant, riche et chambellan de l'empereur. Nous étions au dernier jour du carnaval. Notre hôtesse, la maréchale, aussi bonne que son mari, recevait largement. C'était une belle femme, déjà âgée. Sa robe de velours couleur puce découvrait de magnifiques épaules blanches et rondes et une superbe gorge comme on en voit sur les portraits d'Elisabeth Petrovna ; un diadème de brillants ornait son front.
               Le bal était splendide. Une salle immense. Sur la galerie, un orchestre célèbre composé de serfs d'un propriétaire terrien très amateur de musique. Un riche buffet et une véritable mer de champagne. Bien que j'aime le champagne, je n'en buvais pas ce soir-là, car j'étais ivre d'amour. Mais, en revanche, je dansais jusqu'à tomber, des valses, des polkas et, bien entendu presque toujours avec Varinka. Elle portait une robe blanche avec une ceinture rose. Ses longs gants blancs arrivaient jusqu'à ses coudes un peu maigres et des petits souliers de satin la chaussaient.
               Comme j'étais arrivé un peu tard, ayant dû aller acheter des gants chez le coiffeur, le maudit ingénieur Anisimov m'avait volé la mazurka.
               Et, jusqu'à présent, je ne lui ai pas pardonné. Aussi, l'avais-je dansée avec ma petite Allemande à laquelle je faisais quelque peu la cour. Mais je crains bien de n'avoir guère été galant ce soir-là avec elle, car je ne lui parlais pas, je ne la regardais pas et tout mon être allait vers la belle apparition en robe blanche et ceinture rose, au visage excité par la danse, vers ses fossettes charmantes et ses beaux yeux tendres.
               Et je n'étais pas seul à la contempler, car tous, hommes et femmes, l'admiraient sans jalousie, bien qu'elle éclipsât tout le monde. D'ailleurs, était-il possible de ne pas l'admirer !
               Selon les convenances, dira-t-on, je n'eusse pas dû danser sans cesse avec elle. En réalité, je ne fis que cela toute la soirée. Dans les figures où la dame choisit son danseur, sans se gêner, elle traversait la salle pour venir près de moi. Je me levais en attendant et elle, d'un sourire, me remerciait de ma perspicacité. Quand une figure se terminait par une valse, je dansais longuement avec elle, et, tout essoufflée, elle murmurait : encore. Et je ne sentais plus mon corps.
               - Allons, ne dites pas ça. Non seulement vous sentiez le vôtre, mais encore le sien, dit un des convives.
               Ivan Vassilievitch s'empourpra et s'écria presque en colère.
               - Voilà où vous en êtes, vous, la jeunesse d'aujourd'hui. Vous ne voyez rien d'autre que le corps. Jadis, nous n'étions pas ainsi. Plus j'aimais, plus elles devenait pour moi immatérielle. Maintenant vous voyez des pieds, des chevilles et vous déshabillez par la pensée les femmes que vous aimez. Pour moi, comme le disait Alphose Karr, un excellent écrivain celui-là, l'objet de mon amour avait des vêtements de bronze. Nous autre, comme les bons fils de Noé, nous couvions la nudité. Mais vous ne comprenez rien à tout cela.
              - Ne l'écoutez pas et continuez, dit un de nous.
              - Pendant que nous dansions, le temps passait sans qu'on s'en fût aperçu. Avec une énergie farouche les musiciens raclaient le même air. En attendant le souper, les papas et les mamans abandonnaient les tables de jeu. Il était trois heures du matin. Il fallait jouir des derniers moments.
               - Alors, après le souper, c'est mon quadrille, dis-je en la reconduisant.
               - Bien sûr, si on ne m'enlève pas, dit-elle en souriant.
               - Je ne le permettrai jamais.
               - Donnez-moi donc mon éventail.
               Je le lui rendis avec regret. Elle en arracha une plume et me la tendit.
               - Un souvenir, dit-elle.
               Je pris la plume et ne pus exprimer ma gratitude et mon enchantement autrement que par un regard
J'étais non seulement gai et content, mais j'étais heureux, j'étais bon, je n'étais plus moi-même, mais un être supraterrestre, uniquement capable de bien. Je cachai la plume dans mon gant n'ayant même plus la force de quitter Varinka.
                - Regardez, on demande à papa d'aller danser, dit-elle en montrant son père, le colonel qui, en grand uniforme, se tenait devant la porte en compagnie de quelques dames.
                - Varinka, venez ici, dit l'hôtesse.
                Mon amie se leva et je la suivis.
                - Ma chère,demandez à votre père de danser avec vous. Allons Pierre Vassilievitch, je vous en prie, dit-elle en s'adressant au colonel.
               Le père de Varinka était un beau vieillard, grand, frais et d'une stature majestueuse. Sa figure était rose, avec des moustaches blanches, à la Nicolas 1er, des favoris blancs les rejoignant et des accroche-coeur aux tempes. On retrouvait en lui le même sourire joyeux, des yeux et de la bouche, qu'on aimait en sa fille. Il était d'une très belle prestance, large d'épaules, la poitrine bombée, ornée de rares décorations. Type du vieux soldat de Nicolas 1er, il servait en qualité de simple colonel de recrutement.
               Quand nous approchâmes de la porte, le colonel refusait en disant qu'il avait désappris la danse. Mais, malgré cela, souriant, il retira son épée et la tendit à un jeune homme serviable. Puis il mit un gant blanc tout en disant : " Il faut tout faire selon l'ordonnance ", et, tendant la main à sa fille, il se plaça en attendant le signal.
              Aux premières mesures, il frappa gaiement le parquet d'un pied, lança la jambe, et son grand corps pesant s'ébranla, tantôt lentement et majestueusement, et tantôt avec fougue dans un bruit de talons, en tournant autour de la salle. La gracieuse figure de Varinka semblait planer auprès de lui, allongeant ou raccourcissant irrésistiblement les pas de ses petits pieds chaussés de satin. La salle entière suivait les mouvements du couple. Non seulement je les admirais, mais je les contemplais avec des transports de tendresse. Ce qui me frappa encore, ce furent les chaussures du père, de bonnes chaussures de chevreau, certes pas à la mode, de forme carrée, à talons plats et qu'on devinait confectionnées par le cordonnier régimentaire. Pour habiller et sortir sa fille bien-aimée, il ne peut s'offrir des chaussures à la mode, songeai-je, et les bouts carrés m'attendrissaient.

                                                                     ....................................... ( à suivre )


















1 commentaire:

  1. Cela doit vous prendre beaucoup de temps la gestion de ce blog. En tout cas, c'est de la qualité. Vraiment... très bon article! Vous avez conquis un nouveau lecteur. Bravo et continuez !

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