vendredi 22 juin 2012

Les Groseillers Anton Tchékhov ( Russie Nouvelle )



Anton Tchékhov                 
                                                Les Groseilliers                
                                         ( texte paru dans la Pensée russe - 1898 )

            Dès le matin, de gros nuages de pluie avaient recouvert le ciel ; le temps était doux, tiède et ennuyeux comme par ces grises et maussades journées ou depuis longtemps les nuages s'étendent au-dessus de la plaine et où l'on attend une pluie qui ne vient pas. Ivan Ivanytch, le vétérinaire, et Bourkine, le professeur, étaient fourbus et la plaine leur semblait infinie. A peine percevaient-ils au loin les moulins à vent de Mironossitskoïe ; à droite s'étendait une rangée de collines qui disparaissait à l'horizon derrière le village, ils savaient tous deux que c'était le bord de la rivière, qu'il y avait là-bas des prairies, des saules verts, des maisons seigneuriales et que, du haut d'une de ces collines, on apercevait une autre plaine aussi immense, des poteaux télégraphiques, un train qui ressemblait, de loin, à une chenille rampante, et même, par beau temps, qu'on verrait la ville. Aujourd'hui, le temps était calme, toute la nature semblait douce et pensive, Ivan Ivanytch et Bourkine étaient pénétrés d'amour pour cette plaine, tous deux songeaient à la beauté et à la grandeur de ce pays.
            " La dernière fois, quand nous étions dans la grange du maire Prokofi, dit Bourkine, vous vous disposiez à me raconter une histoire.
            - Oui, je voulais vous raconter celle de mon frère. "
            Ivan Ivanytch poussa un long soupir et alluma sa pipe pour commencer son récit, mais, juste à ce moment, il se mit à pleuvoir. Et cinq minutes après il tombait une pluie violente, serrée, dont il était difficile de prévoir la fin. Les deux hommes s'arrêtèrent, se demandant quelle parti prendre ; leurs chiens, déjà trempés, immobiles, la queue entre les pattes, les regardaient d'un air attendri.
            " Il faut nous abriter quelque part, dit Bourkine. Allons chez Aliokhine. C'est tout près.
            - Allons-y. "
            Ils tournèrent de côté, traversant des éteules sans discontinuer, tantôt prenant au droit, tantôt appuyant à droite jusqu'à ce qu'ils débouchent sur un chemin. Bientôt ils aperçurent des peupliers, un jardin, puis des toits rouges de granges ; la rivière miroita et leur regard découvrit un vaste plan d'eau avec un moulin et une baignade blanche. C'était Sophino, la demeure d'Aliokhine.               
                      Datcha
Le moulin tournait , couvrant le bruit de la pluie ; la digue vibrait. Près des chariots, des chevaux attendaient, immobiles, trempés, la tête basse, tandis que des gens allaient et venaient, un sac sur la tête pour se protéger de la pluie. tout cela était humide, boueux, inhospitalier, l'eau semblait froide, mauvaise. A présent, Ivan Ivanytch et Bourkine sentaient qu'ils étaient trempés, crottés, qu'ils avaient les membres raides et les jambes alourdies par la boue et ils longèrent la digue et remontèrent vers les granges, sans se parler, comme s'ils étaient fâchés.
            Dans l'une des granges tournait une machine à vanner ; la poussière s'envolait par la porte ouverte. Sur le seuil se tenait Aliokhine en personne, un homme d'une quarantaine d'années, grand et gros, aux cheveux longs, qui ressemblait plus à un professeur ou à un peintre qu'à un propriétaire terrien. Il portait une chemise blanche, qui avait bien besoin d'être lavée, une ceinture de corde, des caleçons en guise de pantalons, et ses bottes, à lui aussi, étaient enduites de boue et de paille. Il avait le nez et les yeux noirs de poussière. Il reconnut Ivan Ivanytch et Bourkine et sembla très heureux de les voir.
            " Entrez, messieurs, je vous prie, dit-il avec un sourire. Je suis à vous tout de suite. "
            C'était une grande maison à un étage. Aliokhine habitait au rez-de-chaussée dans deux pièces voûtées, à petites fenêtres, l'ancien appartement des régisseurs ; l'intérieur était simple et sentait le pain de seigle, la vodka bon marché et le harnais. Il se tenait rarement au premier, dans les pièces de réception, uniquement lorsqu'il avait des visites. Ivan Ivanytch et Bourkine furent accueillis par la femme de chambre, une femme jeune et si belle que tous deux s'arrêtèrent ensemble et se regardèrent.
            " Vous ne pouvez vous imaginer comme je suis heureux de vous voir, messieurs, disait Aliokhine en les rejoignant dans le vestibule.Jµe ne vous attendais vraiment pas. Pélaguéia, dit-il à la femme de chambre, donnez à ces messieurs de quoi se changer. Et moi aussi, je vais en profiter pour le faire. Seulement, il faut d'abord que j'aille me laver, j'ai l'impression de ne pas avoir fait ma toilette depuis le printemps. Voulez-vous aller prendre un bain à la rivière pendant qu'on prépare ce qu'il faut ? "
            La belle Pélaguéia, si fine et si douce à regarder, apporta des draps de bain et du savon, et   Aliokhine ses hôtes prirent le chemin de la baignade.
                                                                                  
            " Oui, ça fait longtemps que je ne me suis pas lavé, dit-il en se déshabillant.J'ai une belle baignade, comme vous le voyez ; c'est mon père qui l'a fait installer, mais je n'ai jamais le temps de m'en servir. "
            Il s'assit sur une marche, savonna ses longs cheveux, son cou, et autour de lui, l'eau devint marronµ;
            " Ma foi... dit Ivan Ivanytch en regardant la tête d'Aliokhine d'un air significatif.
            - Ça fait longtemps que je ne me suis pas lavé... " répéta celui-ci, confus, en se resavonnant, et autour de lui, l'eau devint bleu-noir comme l'encre.
            Ivan Ivanytch sortit du bain, se jeta bruyamment à la rivière et nagea à grandes brasses sous la pluie, provoquant des vagues sur lesquelles oscillaient les nénuphars blancs ; il nagea jusqu'au milieu d'eau, plongea, réapparut un instant plus tard à un autre endroit, repartit, plongeant à tout instant pour atteindre le fond. " Ah, Seigneur Dieu... répétait-il avec délices. Ah, Seigneur Dieu... " Il alla jusqu'au moulin, échangea quelques mots avec les paysans, revint, fit la planche en plein milieu de la rivière, le visage exposé à la pluie. Bourkine et Aliokhine, déjà rhabillés, étaient prêts à partir qu'il nageait et plongeait encore.
            " Ah, Seigneur Dieu... disait-il. Ah, Seigneur, aie pitié de nous !
            - Vous vous êtes assez baigné ", lui cria Bourkine.
            Ils regagnèrent la maison. Et c'est seulement lorsqu'on eut allumé la lampe du grand salon du premier, que Bourkine et Ivan Ivanytch, vêtus de robes de chambre en soie et chaussés de pantoufles chaudes, eurent pris place dans un fauteuil, qu'Aliokhine, lavé, peigné, en redingote neuve, se fut mis à arpenter la pièce, jouissant visiblement de se sentir propre, au chaud, au sec, en chaussures légères, que la belle Pélaguéia, marchant sans bruit sur le tapis, un doux sourire aux lèvres, eut apporté sur un plateau du thé et des confitures, c'est alors seulement qu'Ivan Ivanytch commença son récit, que semblaient écouter non seulement Bourkine et Aliokhine mais aussi les dames, vieilles et jeunes, et les officiers qui, dans leurs cadres dorés, avaient un air à la fois paisible et sévère.
            " Nous sommes deux frères, commença-t-il, moi, Ivan et Nicolaï , mon cadet de deux ans. Moi, j'ai fait mes études, je suis devenu vétérinaire. Nicolaï, dès l'âge de dix-neuf ans, était fonctionnaire des finances. Notre père qui s'appelait Tchimcha-Himalaïski, était un ancien enfant de troupe, mais, devenu officier, il nous laissa la noblesse héréditaire et un pauvre petit bien. Si, après sa mort, les dettes et les chicanes nous l'ont fait perdre, nous n'en avons pas moins passé notre enfance à la campagne, au grand air. Tout comme les enfants des paysans nous passions nos jours et nos nuits dans les champs, dans les bois, nous gardions les chevaux, nous ramassions de l'écorce fraîche, nous pêchions, et autres occupations semblables. Et vous le savez, quiconque, ne serait-ce qu'une fois dans sa vie, a pris une grémille ou aperçu, à l'automne un vol de grives passant au-dessus d'un village par une claire et fraîche journée, celui-là n'est plus un habitant des villes et, jusqu'à sa mort, il ressentira l'appel du grand air. Mon frère s'ennuyait dans son bureau. Les années s'écoulaient, il était toujours à la même place, remplissant toujours les mêmes papiers, ne pensant qu'à une seule et même chose : partir à la campagne. Et cette nostalgie se mua peu à peu en un désir précis, en un rêve : s'acheter une petite propriété n'importe où, au bord d'une rivière ou d'un lac.
            " C'était un homme bon, doux, je l'aimais, mais
                                                                                                                                                                                   
                                               

Je n'avais jamais souscrit à ce rêve de s'enfermer pour la vie dans un domaine. On prétend qu'un homme n'a besoin que de trois archines de terre. Mais trois archines, c'est la part d'un cadavre, non d'un homme. Et on dit aussi, à l'heure présente, que si notre classe éclairée se sent attirée par la terre et aspire à vivre à la campagne, c'est une bonne chose. Mais cette campagne, ce sont ces mêmes trois archines. Quitter la ville, la lutte, le tumulte de l'existence pour aller s'enterrer dans un domaine, ce n'est pas une vie, c'est de l'égoïsme, de la paresse, c'est une sorte de retraite monacale, mais une retraite dont tout exploit est absent. Ce qu'il faut à l'homme, ce n'est ni trois arpents de terre, ni un domaine, mais la Terre et la nature tout entières, pour que puissent se manifester sans entraves toutes les qualités et toutes les singularités d'un esprit libre.
            " Assis dans son bureau mon frère rêvait qu'il mangerait les choux de son jardin, dont le fumet embaumerait toute la cour, qu'il mangerait sur l'herbe, qu'il dormirait au soleil, qu'il passerait des heures entières, assis sur un banc devant sa porte, à regarder les champs et les bois. Les livres d'agriculture et tous ces conseils que donnent les almanachs faisaient sa joie, constituaient sa nourriture spirituelle préférée ; il aimait aussi lire les journaux mais il n'y cherchait que l'annonce de la vente de tant d'arpents de terre à labours et de prairie avec habitation, rivière, jardin d'agrément, moulin et étang à déversoir. Et dans son esprit se dessinaient des allées de jardin, des fleurs, des fruits, des nichoirs à sansonnets, des carassins dans des étangs, enfin toutes les choses de ce genre, vous voyez ? Ces tableaux imaginaires variaient selon les annonces qui lui tombaient sous les yeux, mais, quoi qu'il arrive, il y avait toujours des groseilliers. Il ne pouvait s'imaginer un domaine, un coin poétique, sans ces groseilliers-là.
            " * La vie à la campagne a ses avantages, disait-il parfois. On prend le thé assis sur son balcon, vos canards nagent sur l'étang, cela sent divinement bon, et... et les groseilliers poussent. "
            " Il esquissait un plan de sa propriété et c'était chaque fois la même chose : a) la maison des maîtres, b) les groseilliers. Il vivait chichement : il ne mangeait ni ne buvait son content, s'habillait Dieu sait comment, comme un gueux, il ne faisait qu'économiser et porter son argent à la banque. Il était terriblement près de ses sous. Il me faisait peine à voir, je lui donnais un peu d'argent et lui faisais des cadeaux pour les fêtes, mais cela aussi, il le mettait de côté. Quand un homme s'est mis une idée en tête, il n'y a rien à faire.
            Les années passèrent, il fut muté dans une autre province, il avait déjà quarante ans passés mais il continuait à lire les annonces de journaux et à économiser. Puis j'appris qu'il se mariait. Toujours avec la
même idée, acheter un domaine avec des groseilliers, il épousait une veuve vieille et laide, sans éprouver le moindre sentiment pour elle, uniquement parce qu'elle avait des sous. Une fois marié, il continua à vivre chichement, lui donnant à peine de quoi manger, et il plaça l'argent de sa femme à la banque, à son propre nom. Elle avait été mariée en premières noces à un directeur des postes et s'était habituée, avec lui, aux gâteaux et aux liqueurs, tandis qu'avec son second mari elle n'avait même pas suffisamment de pain noir ; à ce régime elle se mit à dépérir et, au bout de deux ou trois ans, elle rendit son âme à Dieu. Bien entendu mon frère ne pensa pas un instant qu'il était responsable de sa mort. L'argent, comme la vodka, fait des gens des êtres à part. Tenez, un marchand dans notre ville vient de décéder : à l'article de la mort il s'est fait apporter une assiette de miel et il a avalé avec le miel tout son argent et ses billets à lot pour que personne n'en profite. Un jour, dans une gare, j'inspectai du bétail : un maquignon tombe sous la locomotive, qui lui sectionne la jambe. Nous le portons à l'hôpital, le sang coulait, c'était affreux à voir, et lui, il ne cessait de demander qu'on aille chercher sa jambe : ce qui le tracassait, c'est qu'il y avait vingt roubles dans sa botte et qu'il avait peur de les perdre.
            - Ça, c'est une autre histoire, observa Bourkine.
            - Sa femme morte, reprit Ivan Ivanytch après trente seconde de réflexion, mon frère se mit à chercher une propriété. Naturellement, on a beau passer cinq ans à chercher, au bout du compte on se trompe quand même et on n'achète pas du tout ce dont on avait rêvé. Il acheta, par l'entremise d'un homme d'affaires, avec transfert de dette, une propriété avec cent douze déciatines, comprenant maison de maître, communs, parc, mais sans verger, sans groseilliers épineux, sans étang ni canards ; il y avait une rivière mais son eau était couleur de café parce que d'un côté de la propriété il y ait une briqueterie et de l'autre une brûlerie d'os. Mais cela le chagrinait peu ; il fit venir vingt pieds de groseilliers, les fit planter et mit à vivre en propriétaire.
            " Je suis allé le voir l'année dernière. " Allons voir ce qui se passe ", m'étais-je dit. Dans ses lettres, mon frère appelait sa terre " la lande à Tchoumbaroklov, alias Himalaïskoïé ". J'arrivai à " alias "
Himalaïskoïé " l'après-midi. Il faisait chaud. Partout, des caniveaux, des palissades, des haies vive, des rangées de sapins, à ne pas savoir comment entrer dans la cour ni où laisser son cheval. Je me dirigeai vers la maison, un gros chien roux qui ressemblait à un cochon s'avança vers moi.Il avait envie d'aboyer mais la paresse l'en empêchait. La cuisinière sortit de sa cuisine, pieds nus, grasse ressemblant à un cochon, elle aussi, et me dit que son maître faisait la sieste. J'entrai chez mon frère, il était assis sur son lit, une couverture sur les genoux ; il avait vieilli, forci, sa peau était devenu flasque ; ses joues, son nez, ses lèvres avançaient - pour un peu, il aurait grouiné sous sa couverture.
                                                                                
                                                                            
            " Nous nous serrâmes dans nos bras et versâmes une larme de joie, puis de tristesse, à la pensée que nous avions jadis été jeunes et que nous avions maintenant tous deux les cheveux gris et un pied dans la tombe. Il s'habilla et m'emmena visiter sa propriété.
            " * Alors, comment te trouves-tu ici ? demandai-je.
            " - Pas mal, Dieu merci, il n'y a pas à se plaindre. "
            " Ce n'était plus le pauvre, l'humble fonctionnaire d'autrefois, mais un vrai propriétaire, un barine. Il s'était acclimaté, habitué, avait pris goût à cette vie ; il mangeait beaucoup, prenait des bains de vapeur, avait grossi, était déjà en procès avec la communauté paysanne et les deux usines, et se vexait à mort quand les paysans ne l'appelaient pas Excellence. Il se souciait de son âme avec dignité, en véritable barine, et faisait le bien mais pas n'importe comment : d'un air important. Quel bien ? Il soignait toutes les maladies des paysans avec du bicarbonate de soude et de l'huile de ricin, et pour sa fête, faisait célébrer un service d'actions de grâces en plein village, puis faisait distribuer un demi-seau de vodka, il pensait que c'était indispensable. Ah ! ces horribles demi-seaux ! Aujourd'hui, un propriétaire gras à lard traîne ses paysans chez le juge de paix sous l'accusation de déprédation dans ses terres, demain, c'est jour de fête, il leur offrira un demi-seau de vodka, ils le boiront en criant " hourra ", et, une fois ivres, le saluerons jusqu'à terre. Une vie meilleure, l'abondance, l'oisiveté développent chez le Russe la présomption la plus éhontée. Nicolaï qui, jadis, dans son bureau des finances, craignait d'avoir , même en son for intérieur, des opinions personnelles, n'énonçait plus maintenant que des vérités, avec l'aplomb d'un ministre : " L'instruction est nécessaire mais, pour le peuple, elle est prématurée - les punitions corporelles sont généralement néfastes, mais, en certains cas, elles sont utiles et irremplaçables. "
            " * Je connais mes gens et je sais me comporter avec eux, disait-il. Ils m'aiment Il me suffirait de remuer le petit doigt et mes gens feront tout ce que je voudrai. "
            " Et tout cela, remarquez-le, était dit avec un sourire plein d'intelligence et de bonté. Il répéta vingt fois : * Nous autres, les nobles *, * Moi, en tant que noble * ; il ne se souvenait visiblement pas que notre grand-père était un paysan et notre père un soldat. Même notre nom de famille parfaitement incongru, Tchimcha-Hialaïski, lui paraissait maintenant ronflant, illustre et très plaisant.
            " Mais il ne s'agit pas de lui, mais de moi. Je veux vous raconter le changement qui s'opéra en moi durant les quelques heures que je passai dans sa propriété. Le soir, au moment du thé, la cuisinière posa sur la table une pleine assiette de groseilles. On ne les avait pas achetées, elles venaient du jardin, c'était la première récolte que donnaient les groseilliers. Nicolaï commença par rire, puis, pendant une bonne minute, contempla les groseilles, silencieusement, les larmes aux yeux - l'émotion l'empêchait de parler - puis il mit une baie dans sa bouche, me regarda de l'air triomphant d'un enfant qui a enfin reçu un jouet très aimé et dit :
            - Que c'est bon !
            " Il mangeait avec avidité, répétant sans cesse : " Ah ! que c'est bon ! Goûte-les ! "
            " Les groseilles étaient dures et acides mais, comme l'a dit Pouchkine, " un leurre qui exalte nous est plus cher que mille vérités ". Je voyais un homme heureux qui avait manifestement réalisé son rêve secret, qui
                                                                                
avait atteint le but de sa vie, avait obtenu ce qu'il voulait, était satisfait de son sort et de lui-même. A mes pensées sur le bonheur humain se mêlait toujours obscurément  un je-ne-sais-quoi de triste, mais maintenant, à la vue de cet homme heureux, ce qui s'empara de moi fut un sentiment pénible, proche du désespoir. Ce qui se montra particulièrement pénible fut la nuit. On m'avait dressé un lit dans la chambre voisine de celle de mon frère et je l'entendais qui ne dormait pas, se levait, s'approchait de l'assiette, y prenait une seule groseille à la fois. Je me représentais combien il y a, au fond, de gens satisfaits, heureux ! Quelle masse écrasante ! Regardez cette vie : les forts sont insolents et oisifs, les faibles ignares, semblables à des bêtes ; alentour une invraisemblable pauvreté, des pièces surpeuplées, la dégénérescence, l'ivrognerie, l'hypocrisie, le mensonge...
Pourtant, dans toutes les maisons et dans les rues, le calme et la tranquillité règnent  ; sur cinquante mille habitants dans une ville pas un qui crie ou s'indigne à haute voix. Nous voyons ceux qui vont faire leur marché, qui mangent le jour, dorment la nuit, qui disent leurs fadaises, qui se marient, qui vieillissent, qui traînent benoîtement leurs morts au cimetière ; mais nous ne voyons pas et n'entendons pas ceux qui souffrent, et tout ce qu'il y a d'horrible dans l'existence se passe quelque part en coulisse. Tout est calme, tranquille, seule proteste la statistique muette : tant de fous, tant de seaux de vodka bus, tant d'enfants morts de faim... Et un tel ordre est sans doute nécessaire ; sans doute l'homme heureux ne se sent-il bien que parce que les malheureux portent leur fardeau en silence, car sans ce silence le bonheur serait impossible. C'est une anesthésie générale. Il faudrait que derrière la porte de chaque homme satisfait, heureux, s'en tînt un autre qui frapperait sans arrêt du marteau pour lui rappeler qu'il existe des malheureux, que, si heureux soit-il, tôt ou tard la vie lui montrera ses griffes, qu'un malheur surviendra - maladie, pauvreté, perte - et que nul ne le verra, ne l'entendra, pas plus que maintenant il ne voit ni n'entend les autres. Mais l'homme au marteau n'existe pas, l'homme heureux vit en paix et les menus soucis de l'existence l'agitent à peine, comme le vent agite le tremble, et tout est bien.
            " Cette nuit-là je compris que, moi aussi, j'étais satisfait et heureux, poursuivit Ivan Ivanytch en se levant. Moi aussi, à table et à la chasse, je disais doctement comment il faut vivre, croire, guider le peuple. Moi aussi j'affirmais que l'instruction est la lumière, qu'elle est indispensable, mais qu'en attendant il suffira au menu peuple de savoir lire et écrire. La liberté est un bien, disais-je, on ne peut pas s'en passer, non plus que d'air, mais il faut attendre. Oui, je parlais ainsi, mais aujourd'hui, je vous le demande : au nom de quoi doit-on attendre ? dit-il en regardant Bourkine d'un air furieux. Au nom de quoi attendre , je vous le demande ? Au nom de quelles considérations ? On me dit que rien ne se fait d'un seul coup, que, dans la vie, toute idée se réalise progressivement, en son temps. Mais qui dit cela ? Où est-il prouvé que c'est exact
                                                       
                                            
Vous vous fondez sur l'ordre naturel des choses, sur la loi des phénomènes, mais existe-t-il un ordre ou une loi qui m'obligent, moi, un homme vivant, pensant, à rester debout au bord d'un fossé à attendre qu'il se comble de lui-même ou que la vase vienne le remplir alors que je pourrais peut-être le franchir ou jeter un pont par-dessus ? Encore une fois, je vous le demande, au nom de quoi faut-il attendre ? Attendre qu'on n'ait plus la force de vivre, alors qu'il le faut cependant, qu'on a envie de vivre !
            Je partis de chez mon frère de grand matin ; depuis, la vie des villes m'est devenue insupportable. Leur calme et leur tranquillité m'oppressent, j'ai peur de lever les yeux vers leurs fenêtres, car il n'est pas pour moi de spectacle plus pénible que celui d'une famille heureuse en train de prendre le thé autour d'une table. Je suis vieux à présent et incapable de me battre, je suis même incapable de haïr. Je me borne à souffrir, m'irriter, regretter ; la nuit, le front me brûle de trop penser et je ne peux pas dormir... Ah, si j'étais jeune ! "
            Sous le coup de l'émotion, Ivan Ivanytch se mit à arpenter la pièce et répéta :
            " Si j'étais jeune ! "
            Il s'approcha soudain d'Aliokhine et, lui serrant tantôt une main, tantôt l'autre :
            " Mon ami, proféra-t-il d'une voix suppliante, ne vous tenez pas pour satisfait, ne vous laissez pas endormir ! Tant que vous êtes jeune, fort, alerte, ne vous lassez pas de faire le bien ! Le bonheur n'existe pas et ne doit pas être, et si la vie a un sens et un but, ils ne sont nullement dans notre bonheur, mais dans quelque chose de plus sensé et de plus grand. Faites-le bien ! "
            Tout ce la fut dit avec un sourire pitoyables, suppliant, comme s'il demandait quelque chose pour lui-même.
            Puis tous trois demeurèrent assis dans leur fauteuil, chacun dans son coin, sans ouvrir la bouche. Le récit d'Ivan Ivanytch n'avait satisfait ni Bourkine ni Aliokhine. Écouter l'histoire d'un pauvre fonctionnaire qui mangeait des groseilles, quand des généraux et des dames quo semblaient vivants dans la pénombre vous contemplaient du haut de leurs cadres dorés, était bien ennuyeux. On avait plutôt envie de parler et d'entendre parler de gens élégants, de femmes. Et leur présence dans le salon où tout - les lustres dans leur housse, les fauteuils, les tapis sous leurs pieds - disait que jadis, ici, allaient et venaient s'asseyaient, prenaient le thé ces mêmes gens qui les contemplaient maintenant du haut de leurs cadres dorés, la belle Pélarguéïa qui se mouvait silencieusement, dans la pièce, tout cela valait mieux que n'importe quel récitµ;
            Aliokhine éprouvait une violente envie de dormir ; il s'était levé de grand matin, pour travailler, avant trois heures, et, maintenant, ses paupières se collaient, mais, craignant que ses hôtes ne racontassent, en son
absence, quelque chose d'intéressant, il restait. Était-ce sensé, était-ce juste, ce que venait de dire Ivan Ivanytch ? Aliokhine ne cherchait pas à l'approfondir ; ses hôtes ne parlaient ni de gruau, ni de foin, ni de goudron, mais de quelque chose qui n'avait pas de rapport direct  avec sa vie à lui, il en était heureux et souhaitait les entendre encore...
            " Allons, il est quand même l'heure d'aller se coucher, dit Bourkine en se levant. Permettez-moi de vous souhaiter une bonne nuit. "
           Aliokhine leur dit bonsoir et descendit, ses hôtes restèrent au premier. On leur avait donné une grande chambre où se dressaient deux lits en bois sculpté, dans un coin se trouvait un crucifix d'ivoire ; de ces lits larges,frais, qu'avait fait la belle Pélarguéïa, s'exhalait une agréable odeur de linge propreµ;
           Ivan Ivanytch se déshabilla en silence et se coucha.µ
           " Seigneur, pardonne-nous, pauvres pêcheurs ! " dit-il, et il remonta sa couverture sur sa tête.
           Sa pipe, posée sur la table, sentait violemment le culot et Bourkine fut long à s'endormir, ne pouvant comprendre d'où venait cette désagréable odeur. La pluie tambourina contre la vitre toute la nuit.



                                                                                       Anton Tchékov





           

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