vendredi 23 novembre 2012

Vision Joseph Roth ( nouvelle Allemagne )



                  maison village allemand - voir 1001 maquettes
                                                                  Vision

            Les assassins sont entrés, leurs visages joyeusement excités, dans la maison du petit chancelier. Ils se réjouissaient d'avance, avec une cordiale méchanceté, du sang qu'ils allaient verser, plus encore que des conséquences qu'ils en espéraient. Car c'étaient de vrais assassins : depuis des années déjà leurs yeux voyaient le monde à travers un voile de sang rouge qui coulait constamment et ils étaient séparés des hommes par un mur de sang coagulé. Caïn, l'ancêtre de leur parti, leur avait depuis longtemps imprimé son signe sur le front. Mais cela seul ne leur suffisait pas, car ils redoutaient que tel ou tel ne pût le voir, et ils se firent donc d'autres signes plus grands, en métal et en toile, et ils se les accrochèrent à la poitrine et au bras, et même au bras gauche, pour que le bras gauche aussi participât à la sanglante volupté du bras droit. Depuis des années déjà la paume de leur main droite portait non les lignes et les traits qui donnent un visage aux mains humaines, mais l'empreinte profonde des instruments de meurtre ; un pistolet se sentait plus chez lui dans leur main que dans son étui. Quant à leur coeur et à la crainte de Dieu qui vivait certainement en eux, profondément cachée, le signe de Caïn en fer qu'ils portaient à gauche sur leur poitrine empêchait qu'un son humain en sortît. Aux portes extérieures de leur coeur veillait le méchant gardien, le signe de Caïn en fer.
            Donc, ils entrèrent de force et se ruèrent, joyeusement assoiffés de sang, dans la chambre d'un homme pieux. Là, ils virent d'abord une petite statue en bois de la Sainte Mère de Dieu, une oeuvre modeste et très humble, façonnée par les humbles mains d'un pieux paysan, cadeau au pieux chancelier. Cette vue excita davantage encore les assassins. La statue de la Mère de Dieu était tournée vers eux, et pendant un fragment de seconde ils pensèrent tirer sur le doux visage. Mais l'homme pieux, en fuyant, leur tournait le dos, c'était un être de chair et de sang, et ils étaient venus pour faire couler le sang, car c'est cela que des assassins veulent voir d'abord. Aussi se promirent-ils de n'apaiser leur soif de blasphème qu'un peu plus tard, après avoir apaisé leur soif de sang humain.
            Ils tirèrent donc dans le dos du pieux petit homme, et comme ils étaient tellement plus grands que lui, ils durent pour ce faire baisser un peu le bras. ( Caïn aussi avait une tête de plus que le petit Abel ). L'homme tomba. Et la détonation fit trembler tous les objets dans la chambre, et la statue de la sainte Mère de Dieu trembla elle aussi. Puis il régna un silence total. L'assassin abaissa son pistolet.
            - Est-il mort ? lui demanda l'un de ses camarades.
            - On va voir ! dit l'assassin. relevez-le et regardons !
            Ils avancèrent, les pieds hésitants mais chaussés de bottes bruyantes. Ils soulevèrent l'homme pieux  et le retournèrent. Ils virent ses grands yeux bleus, c'étaient deux cercles tout ronds, pour ainsi dire de petits représentants terrestres du ciel infini vers lequel les assassins n'avaient jamais levé leurs regards. Alors, tandis qu'ils se penchaient sur leur victime, ils virent pour la première fois un reflet bleu du ciel éternel.
            - Il vit encore !déclarèrent-ils à leur chef, et ils le traînèrent et le balancèrent, d'un élan meurtrier, sur le canapé, mécontents qu'il leur causât l'embarras de vivre encore, pour l'assassiner une seconde fois.
            Mais lui, il vivait toujours. Son sang rouge coulait et coulait et ruisselait et ruisselait et ne voulait pas tarir, comme pour montrer aux assassins ce que cela veut dire, de verser le sang humain. Les assassins restaient autour de lui, déconcertés ou curieux, s'étonnant que tant de sang pût couler d'un si petit corps. Ils demeurèrent d'abord silencieux, puis chacun d'eux détourna le regard du sang ruisselant, mais c'était pour rencontrer aussitôt celui, menaçant et apeuré, d'un complice. A la fin, pour ne pas être accusés de lâcheté, ils regardaient tous le fleuve de sang.                                                                                                        site poupée passion
            - Je veux voir la croix avant de mourir, dit l'homme pieux. Mais ils avaient peur, les assassins, en cette heure, du prêtre et de la croix, et chacun d'eux sentait qu'il n'aurait pas supporté cette vue. Aussi n'amenèrent-ils au mourant que l'un des policiers désarmés. Le policier ne s'était encore jamais trouvé devant un mourant. Il ne savait pas - il ne pouvait pas non plus le savoir - qu'il avait été choisi par la grâce de Dieu pour consoler un mourant. Ce n'était qu'un simple policier. Mais comme c'était un homme bon, la grâce de Dieu lui inspira des mots bons et consolants, et il les dit. En cet instant il possédait la grâce, bien qu'il fût un homme simple et parce qu'il était un homme désarmé. Il ne possédait plus d'arme. Il n'avait pas non plus de crucifix sur lui. Mais le mourant vit, rien qu'un instant, dans les yeux du policier le reflet de cet éclat qui avait émané jadis de l'étoile de Bethléem. Entre ceux qui étaient armés et ceux qui ne l'étaient pas, le mourant ne pouvait plus distinguer. Il voulut cependant croire que la pitié avait saisi ses ennemis à l'heure de sa mort. Toute sa vie durant, il avait été doux. Mais, à l'heure où il mourut, il était encore plus doux que pendant sa vie. Il voulut une dernière fois lever les mains pour bénir l'homme qui était auprès de lui. Mais seuls ses doigts tremblèrent légèrement et sans force. Il voulut encore pardonner aux assassins qui se tenaient pressés à la porte et chez qui la peur commençait déjà à lutter contre la joyeuse soif de meurtre qui les avait animés pendant toute leur vie. Ils s'efforçaient de détourner le regard du sang rouge et du ciel bleu qui se reflétait dans ces yeux qui s'éteignaient. Ils n'y réussirent pas. La mort noire entra dans la chambre. A présent elle se tenait à côté du policier désarmé. Il était complètement silencieux, on n'entendait que le doux suintement du sang qui imprégnait le tissu du canapé.
            En cet instant, le chancelier essaya de dire encore une fois :
            - Je voudrais voir la croix !
            Mais il ne put que remuer les lèvres et il sut lui-même qu'on ne pouvait plus l'entendre.
            Dans son ultime désespoir, il s'efforça de soulever la tête. Alors il vit soudain la petite statue de la Mère de Dieu devenir vivante, se dresser, grandir et s'approcher de lui. Elle remplit toute la chambre d'une vive lumière dorée. Derrière la lumière dorée les assassins disparurent. Les grands yeux du petit homme, assoiffés et insatiables, burent avidement la lumière dorée. Il ne voyait plus ses assassins. Mais les assassins ne voyaient pas la lumière. Ils ne voyaient pas non plus le mourant, même s'ils croyaient le voir encore. Car, à la seconde où il mourut, il était un autre qu'au moment où ils l'avaient assassiné.
            Dans leur embarras, mais aussi pour montrer qu'ils étaient des hommes allemands, ils commencèrent à manier machinalement les signes de Caïn qu'ils avaient sur la poitrine et au bras gauche. Mais les signes de Caïn n'étaient pas partis ! C'était de la bonne marchandise allemande ! Marquée " Brevet d'Invention allemand ".( C'est indestructible ).
            Quand Abel mourut,, il ne le vit pas non plus, le signe de Caïn, le brevet allemand. Aucun homme pieux ne voit à l'heure de sa mort le brevet allemand. Même quand ce brevet le tue, il voit à sa dernière heure la grâce dorée de la sainte Mère de Dieu.
            Quand Dollfuss mourut, il y avait une grande lumière dorée dans la chambre. Elle rayonnait si vivement qu'elle recouvrait même les assassins. Elle était si bienveillante et si forte que le mourant ne vit même pas le signe de Caïn, les croix tordues et estropiées, le brevet d'invention allemand de Caïn, le fratricide, avec son pistolet de l'armée du Reich.


                                                                                       Joseph Roth

                                                             ( nouvelle parue le 18 août 1935 in
                                                             Der Christliche Ständestaat )

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