samedi 28 juin 2014

Le crime de Lord Arthur Savile Oscar Wilde suite 3 fin ( nouvelle Grande Bretagne )



                                           Le crime de 
                                                                Lord Arthur Savile
                                                                                                    ( suite 3 fin )
            Mr Merton se montra fort marri du second ajournement du mariage et Lady Julia qui avait déjà commandé sa robe pour la cérémonie fit tout ce qui était en son pouvoir pour amener Sybil à rompre les fiançailles. Mais Sybil avait beau adorer sa mère, elle avait remis sa vie entre les mains de Lord Arthur. Rien de ce que put lui dire Lady Julia ne fut en mesure d'ébranler sa foi. Quant à Lord Arthur il lui fallut des jours pour surmonter sa terrible déconvenue et pendant quelque temps ses nerfs le trahirent complètement. Son excellent bon sens reprit bientôt ses droits, et son esprit pratique et sain ne tarda pas à lui indiquer la voix à suivre. Le poison ayant lamentablement échoué, la dynamite ou tout autre explosif devenait d'évidence le moyen le plus approprié.
            Aussi passa-t-il de nouveau en revue la liste de ses amis et parents. Après un examen attentif il résolut de faire sauter son oncle, le doyen de Chichester, homme de vaste culture et de grand savoir, doyen qui nourrissait une grande passion pour les horloges. Il possédait une splendide collection d'engins à mesurer le temps depuis le XVè siècle jusqu'à l'époque actuelle, aussi Lord Arthur pensa-t-il que la marotte du bon doyen lui offrait une excellente occasion de mettre son plan à exécution. Bien sûr c'était une tout autre affaire que de trouver où se procurer un engin explosif. L'annuaire téléphonique de Londres ne donnait aucun renseignement sur le sujet et il avait le sentiment qu'il ne servirait pas à grand chose que de s'en enquérir auprès de Scotland Yard, car on paraissait tout ignorer des allées et venues de la bande des dynamiteurs jusqu'à ce qu'une explosion ait eu lier, et même alors on n'en savait guère plus.
            Il songea alors à son ami Rouvaloff, jeune russe de tendance ultra-révolutionnaire rencontré chez
 Lady Windermer pendant l'hiver. Le comte Rouvaloff était censé écrire une vie de Pierre le Grand et être venu en Angleterre afin d'étudier les documents relatifs au séjour que le tsar avait effectué dans ce pays, comme charpentier naval, mais on soupçonnait généralement qu'il s'agissait d'un agent nihiliste, et il ne faisait pas de doute que l'ambassade de Russie ne voyait pas d'un bon oeil sa présence à Londres. Lord Arthur eut le sentiment que c'était exactement l'homme qu'il lui fallait, et un matin se fit conduire à Bloomsbury où habitait son ami, pour lui demander aide et conseil.
            - Ainsi vous vous mettez sérieusement à la politique, dit le comte Rouvaloff lorsque Arthur lui exposa l'objet de sa mission.
            Mais Lord Arthur qui avait en horreur toute forme de forfanterie se sentit contraint de lui avouer qu'il n'éprouvait pas le moindre intérêt pour les problèmes sociaux et n'avait besoin de l'engin explosif que pour une affaire strictement familiale dans laquelle il était seul impliqué.
            Le comte Rouvaloff le considéra quelques instants avec stupéfaction puis, voyant qu'il était tout à fait sérieux, écrivit une adresse sur un morceau de papier qu'il parapha et lui tendit par-dessus la table.
            - Scotland Yard donnerait gros pour connaître son adresse, cher.
            - Ils ne l'auront pas, s'écria Lord Arthur en riant et, après avoir serré la main du jeune Russe, il descendit l'escalier quatre à quatre, examina le papier et demanda au cocher de le conduire à Soho Square.
            Là il le congédia et descendit à pied Greek Street jusqu'à un lieu appelé Bayle's Court. Il se passa sous l'arche et se retrouva dans une étrange impasse qui semblait occupée par une blanchisserie française, car entre les maisons s'étendait tout en réseau des cordes sur lesquelles des pièces de linge blanc flottaient dans l'air du matin. Il avança jusqu'au fond et frappa à une porte de petite maison verte. Au bout d'un moment alors que des grappes confuses de visages inquisiteurs obstruaient toutes les fenêtres sur la cour, la porte fut ouverte par un étranger d'allure peu engageante qui, en fort mauvais anglais lui demanda ce qu'il désirait. Lord Arthur lui tendit le papier que lui avait confié le comte Rouvaloff. En le voyant l'homme s'inclina et invita Lord Arthur à entrer dans un petit salon des plus sordides qui donnait sur la façade au rez-de-chaussée. Quelques instants plus tard Herr Winckelkopf, comme on l'appelait en Angleterre, fit irruption dans la pièce. Autour du cou il avait une serviette couverte de taches de vin et dans la main gauche une fourchette.
            - Le comte Rouvaloff m'a donné un mot d'introduction pour vous, dit Lord Arthur en s'inclinant, et je désire m'entretenir brièvement avec vous d'une affaire. Je m'appelle Smith, Mr Robert Smith, et je souhaite que vous me procuriez une horloge explosive.                                                            unetelle.eklablog.com
            - Ravi de vous rencontrer Lord Arthur, répondit en riant le jovial petit Allemand. Ne prenez pas cet air alarmé. Je suis obligé de connaître tout le monde, et puis je me souviens de vous avoir vu un soir chez Lady Windermer. J'espère que Sa Seigneurie se porte bien. Puis-je vous prier de vous asseoir auprès de moi pendant que j'achève de déjeuner ? Il y a un excellent pâté et mes amis ont la gentillesse de me dire que mon vin du Rhin est meilleur que tous ceux de l'ambassade d'Allemagne.
            Et avant que Lord Arthur fut revenu de sa surprise d'avoir été reconnu  il se trouva assis dans l'arrière-salle savourant le plus délicieux des marcöbrunner dans un verre à vin du Rhin jaune pâle marqué au chiffre de l'Empereur et causant le plus amicalement du monde avec le célèbre conspirateur.
            - Les horloges explosives, dit Herr Winckelkopf ne font pas de très bons articles d'exportation. Même si elles passent le poste de douane le service ferroviaire est tellement irrégulier qu'elles explosent généralement avant d'avoir atteint leur destination. En revanche si vous désirez en acquérir une pour un usage domestique je peux vous fournir un article excellent et vous garantir que vous serez satisfait du résultat.. Puis-je demander à qui vous le destinez ? Si c'est à la police ou à quiconque est lié à Scotland Yard je crains de ne rien pouvoir pour vous. Les détectives anglais sont vraiment nos meilleurs amis, et j'ai toujours trouvé qu'en comptant sur leur stupidité on pouvait faire exactement ce que nous voulions. Je ne pourrais en sacrifier aucun.
            - Je vous assure, répondit Lord Savile, que cette affaire ne concerne en rien la police. L'horloge est destinée au doyen de Chichester.
            - Dieu du Ciel ! J'étais loin de penser que vous nourrissiez de si fortes convictions religieuses. Bien peu de jeunes gens le font aujourd'hui.
            - Je crains que vous ne me surestimiez, Herr Winckelkopf, dit Lord en rougissant. En réalité je n'entends rien à la théologie.
            - Il s'agit donc d'une affaire purement privée.
            - Purement privée...
            Herr Winckelkopf haussa les épaules et quitta la pièce pour revenir quelques minutes plus tard avec une capsule de dynamite de la taille d'un penny et une jolie petite horloge française que surmontait une chrysocale représentant la Liberté foulant aux pieds le Despotisme.
            Le visage de Lord Arthur s'éclaira lorsqu'il la vit.
            - C'est exactement ce que je souhaite, s'écria-t-il, et maintenant dîtes-moi comment la déclencher.
            - Ah ! C'est mon secret, répondit Herr Winckelkopf en contemplant son invention avec une fierté bien compréhensible. Dites-moi seulement quand vous désirez qu'elle explose, et je réglerai le mécanisme sur le moment voulu.
            - Eh bien nous sommes aujourd'hui mardi et si vous pouviez l'envoyer sans délai...
            - C'est impossible. J'ai un travail des plus importants à terminer pour quelques amis de Moscou. Mais je pourrais l'envoyer demain.
            - Oh, ce sera bien suffisant, dit poliment Lord Arthur, pourvu que l'horloge soit livrée demain soir ou jeudi matin. Quant à l'explosion, disons vendredi à midi précis. Le doyen est toujours chez lui à cette heure.
            - Vendredi à midi, répéta Herr Winckelkopf qui prit note de la chose dans un grand registre posé sur un secrétaire près de la cheminée.
            - Et maintenant, dit Lord Artnur en quittant son siège, veuillez m'indiquer de quelle somme je vous suis redevable.
            - Il s'agit d'une si mince affaire Lord Arthur que je ne me souviens pas de faire payer des honoraires. La dynamite coûte sept shillings six pence, l'horloge trois livres dix et le transport cinq shillings. Trop heureux d'obliger un ami du comte Rouvaloff.
            - Mais votre dérangement Herr Winckelkopf...
            - Oh ce n'est rien ! C'est un plaisir pour moi, je ne travaille pas pour l'argent. Je vis tout entier pour mon art.
            Lord Arthur posa sur la table quatre livres deux shillings et six pence, remercia le petit Allemand pour son amabilité et, après avoir décliné une invitation à rencontrer quelques anarchistes lors d'une collation le samedi suivant, il quitta la maison et gagna Hyde Park.
            Pendant les deux jours qui suivirent il fut dans un état de grande excitation et le vendredi à midi il se fit conduire à Buckingham pour y attendre les nouvelles. Tout l'après-midi l'imperturbable portier afficha force télégrammes provenant de divers coins du pays : résultats de courses de chevaux, verdicts de procès en divorce, état de la température etc...; tandis que sur la bande cliquetante de l'agence télégraphique s'inscrivaient les détails assommants d'une séance de nuit à la Chambre des Communes et d'une petite panique boursière. A 4 heures arrivèrent les journaux du soir et Lord Arthur disparut dans la bibliothèque avec le Pall Mall, le Saint James, le Globe et l'Écho à l'immense indignation du colonel Goodchild, celui-ci désirait lire le compte rendu d'un discours qu'il avait prononcé le matin même à la mairie de Londres au sujet de la mission sud-africaine et de l'avantage qu'on tirerait de la présence d'évêques noirs dans chaque province et,pour une raison quelconque, il avait un fort préjugé contre l'Evening News. Cependant aucun des journaux ne contenait la plus petite allusion à Chichester, et Lord Arthur eut l'impression que l'attentat avait échoué. Ce fut un coup terrible et en resta ébranlé un moment. Herr Winckelkopf à qui il rendit visite dès le lendemain se confondit en excuses emberlificotées et lui proposa de lui fournir une nouvelle horloge gratis ou à prix coûtant une caisse de bombes à la nitroglycérine. Mais Lord Arthur ne croyait plus aux explosifs, Herr Winckelkopf reconnut lui-même que tout était tellement frelaté de nos jours que la dynamite elle-même se trouvait rarement à l'état pur. S'il admettait que quelque chose avait dû clocher dans le mécanisme le petit Allemand n'avait cependant pas perdu tout espoir de voir l'horloge se déclencher. Il cita le cas d'un baromètre qu'il avait un jour envoyé au gouverneur d' Odessa et qui, bien que réglé pour exploser au bout de dix jours s'était déclenché trois mois plus tard. Il n'avait alors réussi qu'à pulvériser une femme de chambre le gouverneur ayant quitté la ville quinze jours plus tôt. Mais enfin cela montrait que la dynamite contrôlée par la mécanique restait un agent de destruction puissant, quoique manquant de ponctualité. Lord Arthur tira quelque réconfort de cette réflexion, mais une fois encore il était destiné à être déçu. Deux jours plus tard alors qu'il montait l'escalier la duchesse l'appela dans son boudoir pour lui montrer une lettre qu'elle venait de recevoir du doyenné.
            - Jane écrit des lettres charmantes, dit la duchesse. Il faut absolument que vous lisiez la dernière. Elle vaut largement les romans que Mudie nous envoie.
            Lord Arthur lui arracha la lettre des mains. Voici quelle en était la teneur :
       
                                                                            Le Doyenné, Chichester le 27 mai

            Ma bien chère tante,
            Soyez vivement remerciée pour la flanelle pour la Dorcas Society, merci aussi pour le guingan. Oui je partage entièrement votre point de vue. Il est absurde de leur part de vouloir porter de jolies choses. Mais ils sont tous d'opinion si radicale et irréligieuse de nos jours qu'il est difficile de leur faire comprendre qu'ils ne devraient pas essayer de s'habiller comme les classes supérieures. Je me demande où tout cela nous mènera. Comme papa le dit souvent dans ses sermons : nous vivons une époque d'incrédulité.
            Nous nous sommes bien divertis grâce à une horloge qu'un admirateur inconnu a envoyé à papa jeudi dernier. Elle est arrivée de Londres dans une boîte en bois, franco de port. Et papa a l'impression qu'elle a dû être envoyée par un lecteur de son admirable sermon : " La licence est-elle la liberté ? " En effet cette horloge était surmontée d'une figure de femme coiffée de ce que papa a appelé le bonnet de la Liberté. Je n'ai pas trouvé cette coiffure très seyante quant à moi, mais papa a dit qu'elle était historique, je suppose donc que tout est en ordre. Parker l'a déballée et papa l'a installée sur le manteau de la cheminée dans la bibliothèque. C'est là que nous étions rassemblés vendredi matin lorsque, au moment même où la pendule a sonné les douze coups de midi, nous avons entendu un bruit de tourbillon, un petit nuage de fumée s'est échappé du piédestal dont la déesse de la Liberté s'est détachée pour se casser le nez en tombant sur le pare-feu ! Maria était aux cent coups mais tout cela était si ridicule que James et moi avons été pris de fou rire. Papa aussi s'est bien amusé. Quand nous avons examiné le cadeau nous nous sommes aperçus que c'est une sorte de réveil qu'on peut régler sur une heure précise et faire exploser chaque fois qu'on le veut en déposant de la poudre avec une amorce sous un petit marteau. Papa a dit qu'on ne pouvait pas la laisser dans la bibliothèque à cause du bruit. Reggie l'a donc emportée dans la salle d'études et passe ses journées à provoquer de petites explosions. Croyez-vous qu'Arthur serait heureux d'en recevoir une comme cadeau de mariage ? J'imagine qu'elles sont la coqueluche de Londres. D'après papa elles feront sans doute beaucoup de bien en montrant que la Liberté ne peut durer et est destinée à s'écrouler. Il dit que la Liberté a été inventée pendant la Révolutions Française. Quelle horreur ! 
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            Il faut maintenant que j'aille à Dorcas où je leur lirai votre lettre si pleine d'enseignement. Comme vous voyez juste ma chère tante. Le rang qu'ils occupent dans la société les oblige à porter des vêtements peu seyants. Je dois avouer ne pas comprendre leur obsession du vêtement quand il existe tant de choses plus importantes en ce monde et dans l'autre. Je suis ravie que votre popeline à fleurs ait connu pareil succès et que votre dentelle n'ait pas été déchirée. Mercredi pour rendre visite à l'évêque je porterai la robe de satin jaune que vous avez eu la bonté de me donnée et je crois qu'elle aura belle allure. Ajouteriez-vous des rubans ? Jennings me dit que tout le monde en porte 
maintenant et que le jupon doit être tuyauté. Reggie vient de procéder à une nouvelle explosion et papa a décrété que la pendule serait reléguée dans l'écurie. Je crois que papa ne l'aime plus comme beaucoup, même s'il est flatté qu'on ait eu l'idée de lui envoyer un jouet aussi charmant et aussi ingénieux. Cela montre que les gens lisent ses sermons et en tirent profit.
            Papa vous envoie ses affections auxquelles James, Reggie et Maria joignent les leurs et dans l'espoir que la goutte de l'oncle Cecil va mieux, je vous prie de me croire, ma chère tante, votre nièce toujours tendrement dévouée.          

                                                                                                 Jane Percy
P.S. N'oubliez pas de me répondre à propos de mes rubans. Jennings insiste pour dire qu'ils sont à la mode.

            L'air de gravité et de désolation qu'avait Lord Arthur en lisant cette lettre était tel que la duchesse éclata de rire.
           - Mon cher Arthur, s'écria-t-elle, c'est bien la dernière fois que je vous montre une lettre de jeune  fille ! Mais que vais-je lui répondre à propos de l'horloge ? L'invention me paraît excellente et quant à moi je serais enchantée d'en posséder une.
            - Je n'en suis pas fou, répondit Lord Arthur en souriant tristement.
            Après avoir embrassé sa mère il sortit de la pièce.
            Remonté chez lui il se jeta sur un canapé les yeux remplis de larmes. Il avait fait de son mieux pour commettre ce meurtre, mais il avait échoué en deux occasions, sans qu'il y eut de sa faute. Il s'était efforcé d'accomplir son devoir, mais le Destin lui-même paraissait l'avoir trahi. Il se sentait oppressé par la stérilité des bonnes intentions et la futilité d'une conduite honorable. Peut-être vaudrait-il mieux rompre complètement le mariage. Sybil en souffrirait, c'était une affaire entendue, mais elle était d'une si noble nature que la souffrance ne saurait véritablement l'altérer. Quant à lui, quelle importance ! Il y a toujours une guerre où un homme peut mourir, une cause pour laquelle un homme peut donner sa vie, et puisque cette vie ne lui procurait plus de plaisir, la mort ne l'effrayait en rien. Que le Destin s'accomplisse ! Il ne lui prêterait plus main-forte.
            A 7 heures et demie il s'habilla et descendit au club. Surbiton s'y trouvait avec un groupe de jeunes gens, et il ne put éviter de dîner avec eux. Ni leurs vaines conversations triviales, ni leurs vaines plaisanteries ne l'intéressaient et, le café à peine servi, qu'il prétexta un rendez-vous et s'éclipsa. Lorsqu'il sortit du club le portier lui tendit une lettre. Elle était de Herr Winckelkopf qui le priait de passer le voir le lendemain soir afin d'examiner un parapluie explosif qui éclatait dès qu'on l'ouvrait. C'était le dernier cri des inventions en provenance directe de Genève. Lord Arthur déchira la lettre en petits morceaux. Il avait résolu de ne plus se livrer à aucune expérience. Puis il erra jusqu'aux quais de la Tamise et resta assis plusieurs heures au bord de l'eau. La lune qui lançait des regards furtifs à travers la crinière fauve des nuages semblait un oeil de lion, et pareilles à de la poudre d'or répandue sur un dôme pourpre, d'innombrables étoiles ponctuaient la voûte creuse. De temps à autre une péniche s'élançait dans les flots troubles puis, portée par la marée, s'éloignait. Les feux du chemin de fer passaient du vert au rouge chaque fois que les trains traversaient le pont en hurlant. Au bout d'un moment, minuit sonna lourdement au beffroi de Westminster et chaque coup de la cloche sonore semblait ébranler la nuit. Les feux du chemin de fer finirent par s'éteindre et une lanterne solitaire continua de luire, telle un énorme rubis sur un mât géant, et la rumeur de la ville s'apaisa.
            A 2 heures il se leva et déambula jusqu'à Blackfriars.
            Comme tout paraissait irréel ! On se serait cru dans un rêve étrange. Les maisons de l'autre côté de la rivière semblaient bâties en matériaux obscurs. L'argent et l'ombre semblaient avoir remodelé le monde. L'énorme dôme de St Paul était suspendu comme une bulle dans le ciel couleur bistre.
            En arrivant près de l'aiguille de Cléopâtre il vit un homme penché au-dessus du parapet et, comme il se rapprochait davantage, l'homme leva les yeux, la lumière éclaira son visage.
            C'était Mr Podgers, le chiromancien ! Comment ne pas reconnaître le visage gras et flasque, les lunettes à monture dorée, le sourire maladif et doucereux, la bouche sensuelle.
            Lord Arthur s'arrêta. Une brillante idée l'avait traversé et, tout doucement, il rejoignit Mr Podgers.
            En un tournemain il l'attrapa par les jambes et le précipita dans la Tamise.
            On entendit un juron grossier, un " plouf  ", et tout redevint calme. Lord Arthur regarda anxieusement par-dessus le parapet, mais n'aperçut rien que le haut-de-forme du chiromancien qui pirouettait au milieu d'un tourbillon éclairé par la lune.
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            Le chapeau finit par disparaître et il ne resta plus aucune trace visible de Mr Podgers. Un instant Lord Arthur crut apercevoir l'informe et épaisse silhouette nageant avec énergie vers l'escalier près du pont, et un terrible sentiment d'échec l'envahit. Mais ce n'était qu'un reflet et l'illusion se dissipa dès que la lune sortit d'un nuage. Il lui parut avoir enfin accompli l'ordre du Destin. Après un profond soupir de soulagement il murmura le nom de Sybil.
            - Vous avez laissé tomber quelque chose ? fit tout à coup une voix derrière lui.
            Le jeune homme se retourna et se trouva face à un policier porteur d'une lanterne.
            - Oh, rien d'important sergent, répondit-il en souriant.
            Il héla un fiacre qui passait, s'y engouffra et demanda au cocher de la conduire à Belgrave Square.
            Les jours suivants les moments d'espoir succédaient à ceux de crainte. Tantôt il s'attendait à voir entrer Mr Podgers dans la pièce, tantôt il avait le sentiment que le Destin ne pouvait pas faire preuve envers lui d'autant d'injustice. Par deux fois il se rendit à l'adresse du chiromancien dans West Moon Street, mais ne put se résoudre à tirer la sonnette. Il aspirait à la certitude et en même temps la redoutait.
            Un jour pourtant la certitude fut manifeste. Lord Arthur prenait le thé dans le fumoir du club et écoutait d'un air morose Surbiton lui conter la dernière opérette de Gaiety quand le garçon entra avec les journaux du soir. Le jeune homme prit le St James dont il tourna distraitement les pages jusqu'à ce que son regard fut attiré par un titre bizarre.

                                             Suicide d'un chiromancien
            Pâle d'émotion il lut :
           
            Hier matin le cadavre de Mr Septimus R Podgers, le célèbre chiromancien, a été rejeté sur la plage de Greenwich en face de Ship Hotel. Le désespéré avait disparu depuis plusieurs jours et dans les milieux de la chiromancie l'inquiétude était vive. On suppose qu'il s'est jeté à l'eau par suite de troubles mentaux passagers dus au surmenage et le jury du coroner a cet après-midi un verdict en ce sens. Mr Podgers venait de terminer un excellent ouvrage intitulé : " La main de l'homme " qui sera publié sous peu et ne manquera pas de susciter l'attention. Le défunt âgé de soixante cinq ans ne semble pas laisser de famille.
  
            Sans même reposer le journal, à la grande stupéfaction du portier qui tenta en vain de l'arrêter, Lord Arthur se rua hors du club et se fit conduire à Park Lane séance tenante. Sybil de la fenêtre l'aperçut et quelque chose lui dit qu'il était porteur de bonnes nouvelles. Elle se précipita vers lui, et l'expression de son visage confirma sa pensée, tout allait bien.
            - Ma chère Sybil, s'écria Lord Arthur, marions-nous dès demain !
            - Quelle folie ! Le gâteau de noces n'est même pas commandé, dit Sybil qui riait à travers ses larmes.


                                                                                               Oscar Wilde
                                   
* Le crime de Lord Arthur Savile parut les 11 - 18 et 25 mai 1887 dans The Court et Society Review




                                                                                                                                        

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