vendredi 10 avril 2015

Mémoires d'un père Marmontel ( extraits 6 France )


wikipedia.fr
                                               Livre sixième

            Si le Mercure n'avait été qu'un simple journal littéraire, je n'aurais eu en le composant qu'une seule tâche à remplir, et qu'une seule route à suivre. Mais formé d'éléments divers et fait pour embrasser un grand nombre d'objets, il fallait que dans tous ses rapports il remplit sa destination, que, selon les goûts des abonnés, il tînt lieu de gazette aux nouvellistes, qu'il rendît compte des spectacles aux gens curieux de spectacles, qu'il donnât une juste idée des productions littéraires à ceux qui, lisant avec choix veulent s'instruire ou s'amuser, qu'à la saine et sage partie du public qui s'intéresse aux découvertes des arts utiles, au progrès des arts salutaires, il fit part de leurs tentatives et de leurs heureux succès de leurs inventions, qu'aux amateurs des arts agréables il annonçât les ouvrages nouveaux, et quelquefois les écrits des artistes. La partie des sciences qui tombait sous les sens et qui, pour le public pouvait être un objet de curiosité était aussi de son domaine. Mais il fallait surtout qu'il eût un intérêt local et de société pour ses abonnés de province et que le bel esprit de telle ou de telle ville du royaume y trouvât de temps en temps son énigme, son madrigal, son épître insérée.Cette partie du Mercure, la plus frivole en apparence en était la plus lucrative.
           Il eut été difficile d'imaginer un journal plus varié, plus attrayant et plus abondant en ressources. Telle fut l'idée que j'en donnai dans l'avant-propos de mon premier volume, au mois d'août 1758 ;
            " Sa forme, dis-je, le rend susceptible de tous les genres d'agrément et d'utilité. Et les talents n'ont ni fleurs, ni fruits dont le Mercure ne se couronne. Littéraire, civil et politique, il extrait, il recueille, il annonce, il embrasse toutes les productions du génie et du goût. Il est comme le rendez-vous des sciences et des arts, et le canal de leur commerce... C'est un champ qui peut devenir de plus en plus fertile par les soins de la culture et par les richesses qu'on y répandra... Il peut être considéré comme extrait, ou comme recueil. Comme extrait, c'est moi qu'il regarde. Comme recueil son succès dépend des secours que je recevrai. Dans la partie critique, l'homme estimable à qui je succède sans oser prétendre à le remplacer, me laisse un exemple d'exactitude et de sagesse, de candeur et d'honnêteté que je me fais une loi de suivre... Je me propose de parler aux gens de lettres le langage de la vérité, de la décence et de l'estime, et mon attention à relever les beautés de leurs ouvrages justifiera la liberté avec laquelle j'en observerai les défauts. Je sais mieux que personne, et je ne rougis pas de l'avouer, combien un jeune auteur est à plaindre lorsque, abandonné à l'insulte, il a assez de pudeur pour s'interdire une défense personnelle. Cet auteur, quel qu'il soit, trouvera en moi, non pas un vengeur passionné mais, selon mes lumières, un appréciateur équitable.. Une ironie, une parodie, une raillerie, ne prouve rien et n'éclaire personne. Ces traits amusent quelquefois, ils sont même plus intéressants pour le bas peuple des lecteurs qu'une critique honnête et sensée. Le ton modéré de la raison n'a rien de consolant pour l'envie, rien de flatteur pour la malignité. Mais mon dessein n'est pas de prostituer ma plume aux envieux et aux méchants... A l'égard de la partie collective de cet ouvrage quoique je me propose d'y contribuer autant qu'il est en moi, ne fût-ce que pour remplir les vides, je ne compte pour rien ce que je puis. Tout mon espoir est dans la bienveillance et les secours des gens de lettres, et j'ose croire qu'il est fondé. Si quelques-uns des plus estimables n'ont pas dédaigné de   confier au Mercure  les amusements de leur loisir, souvent même les fruits d'une étude sérieuse, dans le temps que le succès de ce journal n'était que l'avantage d'un seul homme, quel secours ne dois-je pas attendre du concours des talents intéressés à le soutenir ? Le  Mercure n'est plus un fond particulier. C'est un domaine public dont je ne suis que le cultivateur et l'économe. "
            Ainsi s'annonça mon travail, aussi fut-il bien secondé. Le moment était favorable. Une volée de jeunes poètes commençaient à essayer leurs ailes. J'encourageai ce premier essor en publiant les brillants essais de " Malfilâtre ", Je fis concevoir de lui des espérances qu'il aurait remplies si une mort prématurée ne nous l'avait pas enlevé. Les justes louanges que je donnai au poème de " Jumonville " ranimèrent dans le sensible et le vertueux Thomas, ce grand talent que des critiques inhumaines avaient glacé..
            Je présentai au public les heureuses prémices de la traduction des Géorgiques de Virgile, et j'osai dire que si ce divin poème pouvait être traduit en vers français élégants et harmonieux, il le serait par l'abbé Delille. En insérant dans le Mercure une héroïde de Colardeau, je fis sentir combien le style de ce jeune poète approchait par sa mélodie, sa pureté, sa grâce et sa noblesse, de la perfection des modèles de l'art.
Je parlai avantageusement des Héroïdes de La Harpe. Enfin, à propos du succès de l'Hypermnestre de Lemierre :
            " Voilà donc, dis-je, trois nouveaux poètes tragiques qui donnent de belles espérances : l'auteur d'Iphigénie en Tauride, par sa manière sage et simple de graduer l'intérêt de l'action et par des morceaux de véhémence dignes des plus grands maîtres. L'auteur d'Astarbé par une poésie animée, par une versification pleine et harmonieuse et par le dessin fier et hardi d'un caractère auquel il n'a manqué pour le mettre en action que des contrastes dignes de lui, et l'auteur d'Hypermnestre par des tableaux de la plus grande force. C'est au public, ajoutais-je, à les protéger, à les encourager, à les consoler des fureurs de l'envie. Les arts ont besoin du flambeau de la critique et de l'aiguillon de la gloire. Ce n'est point au Cid persécuté, c'est au Cid triomphant de la persécution que Cinna dut la naissance. Les encouragements n'inspirent la négligence et la présomption qu'aux petits esprits. Pour les âmes élevées, pour les imaginations vives, pour les grands talents, en un mot, l'ivresse du succès devient l'ivresse du génie. Il n'y a pour eux qu'un poison à craindre, c'est celui qui les refroidit. "
            ....... Dans la partie des sciences et des arts j'avais encore bien des ressources. En médecine, dans ce temps-là, s'agitait le problème de l'inoculation. La comète prédite par Halley et annoncée par Clairaut
fixait les yeux de l'astronomie. La physique me donnait à publier des observations curieuses ; par exemple on me sut bon gré d'avoir mis au jour les moyens de refroidir en été les liqueurs. La chimère me communiquait un nouveau remède à la morsure des vipères, et l'inestimable secret de rappeler les noyés à la vie.. La chirurgie me faisait part de ses heureuses hardiesses et de ses succès merveilleux. L'histoire naturelle, sous le pinceau de Buffon me présentait une fou:le de tableaux dont j'avais le choix. Vaucanson me donnait à décrire aux yeux du public ses machines ingénieuses. L'architecte Leroi et le graveur Cochin, après avoir parcouru en artistes, l'un les ruines de la Grèce et l'autre les merveilles de l'Italie, venaient m'enrichir à l'envi de brillantes descriptions, ou d'observations savantes, et mes extraits de leurs voyages étaient pour mes lecteurs un voyage amusant. Cochin, homme d'esprit et dont la plume n'était guère moins pure et correcte que le burin, faisait aussi pour moi d'excellents écrits sur les arts qui étaient l'objet de ses études. Je m'en rappelle deux que les peintres et les sculpteurs n'ont sans doute pas oubliés : " l'un sur la lumière dans l'ombre, l'autre sur les difficultés de la peinture et de la sculpture comparées l'une avec l'autre. " Ce fut sous sa dictée que je rendis compte au public de l'exposition des tableaux en 1759, l'une des plus belles que l'on eût vues et que l'on ait vues dans le salon des arts.....
            Dans ce même temps-là s'ouvrit pour l'éloquence une nouvelle carrière.C'était à louer de grands hommes que l'Académie française invitait les jeunes orateurs. Et quelle fut ma joie d'avoir à publier que le premier qui, dans cette lice et par un digne éloge de Maurice de Saxe venait de remporter le prix, était l'intéressant jeune homme dont, tant de fois, j'avais ranimé le courage, l'auteur du poème de Jumonville......
            Je m'étais mis en relation avec toutes les académies du royaume, tant pour les arts que pour les lettres et, sans compter les productions qu'elles voulaient bien m'envoyer, les seuls programmes de leurs prix étaient intéressants......  Je m'étonnais quelquefois de la lumineuse étendue de ces questions qui, de tous côtés, nous venaient du fond des provinces. Rien selon moi, ne marquait mieux la direction, l'abondance, les progrès de l'esprit public.
            Ainsi, sans cesser d'être amusant et frivole dans sa partie légère, le Mercure ne laissait pas d'acquérir en utilité de la consistance et du poids. De mon côté, contribuant de mon mieux à le rendre à la fois utile et agréable j'y glissais souvent de ces contes où j'ai toujours tâché de mêler quelque conte d'une morale intéressante. L'apologie du théâtre que je fis en examinant la Lettre de Rousseau à d'Alembert sur les spectacles, eut tout le succès que peut avoir la vérité qui combat des sophismes, et la raison qui saisit corps à corps et serre de près l'éloquence.                                  
            ...... A Paris, la République des Lettres était divisée en plusieurs classes qui communiquaient peu ensemble. Moi, je n'en négligeai aucune, et des petits vers qui se faisaient dans les sociétés bourgeoises, tout ce qui avait de la gentillesse et du naturel m'était bon. Chez un joailler de la place Dauphine j'avais dîné souvent avec deux poètes de l'ancien Opéra Comique dont le génie était la gaîté et qui n'étaient jamais si bien en verve que sous la treille de la guinguette. Pour eux, l'état le plus heureux était l'ivresse. Mais, avant que d'être ivres, ils avaient des moments d'inspiration qui faisaient croire à ce qu'Horace a dit du vin. L'un, dont le nom était Galet, passait pour un vaurien. Je ne le vis jamais qu'à table et   je n'en parle qu'à propos de son ami Panard, qui était bon homme, et que j'aimais.
            Ce vaurien, cependant, était un original assez curieux à connaître. C'était un marchand épicier de la rue des Lombards qui, plus assidu au Théâtre de la Foire qu'à sa boutique, s'était déjà ruiné lorsque je le connus. Il était hydropique, et n'en buvait pas moins, et n'en était pas moins joyeux. Aussi peu soucieux de la mort que soigneux de la vie et tel qu'enfin, dans la misère, dans la captivité, sur un lit de douleur et presqu'à l'agonie, il ne cessa de faire un jeu de tout cela.
            Après sa banqueroute, réfugié au " Temple ", lieu de franchise alors pour les débiteurs insolvables, comme il y recevait tous les jours des mémoires de créanciers :
            " Me voilà, disait-il, logé au Temple des mémoires. "
            Quand son hydropisie fut sur le point de l'étouffer, le vicaire du Temple étant venu lui administrer l'extrême-onction :
            " Ah ! monsieur l'abbé, lui dit-il, vous venez me graisser les bottes ; cela est inutile, car je m'en vais par eau. "
            Le même jour il écrivit à son ami Collé et, en lui souhaitant la bonne année par des couplets..... il terminait ainsi sa dernière gaîté :
                         De ses couplets soyez contents,
                         Je vous en ferais bien autant
                         Et plus qu'on ne compte d'apôtres ;
                         Mais, cher Collé, voici l'instant
                         Où certain fossoyeur m'attend, 
                         Accompagné de plusieurs autres.
            Le bon homme Panard...... Dans les moeurs, comme dans l'esprit, il tenait du naturel simple et naïf de La Fontaine..... Plus d'une fois à table et, comme on dit, entre deux vins, j'avais vu sortir de cette masse lourde et de cette épaisse enveloppe des couplets " impromptus " pleins de fatalité, de finesse et de grâce.
            Lors donc qu'en rédigeant le Mercure du mois j'avais besoin de quelques jolis vers, j'allais voir mon ami Panard.
            " Fouillez, me disait-il, dans la boîte à perruque. "
            ..... En voyant tous ces manuscrits tâchés de vin, je lui en faisais le reproche.
            " Prenez, prenez, me disait-il, c'est là le cachet du génie. "
            Il avait pour le vin une affection si tendre qu'il en parlait toujours comme de l'ami de son coeur et, le verre à la main, en regardant l'objet de son culte et de ses délices, il s'en laissait émouvoir au point que les larmes lui en venaient aux yeux. Je lui en ai vu répandre pour une cause bien singulière, et ne prenez pas pour un conte ce trait qui achèvera de vous peindre un buveur.
            Après la mort de son ami Galet, l'ayant trouvé sur mon chemin, je voulus lui marquer la part que je prenais à son affliction :
            " Ah ! monsieur, dit-il, elle est bien vive et bien profonde ! Un ami de trente ans avec qui je passais ma vie ! A la promenade, au spectacle, au cabaret, toujours ensemble ! Je l'ai perdu. Je ne chanterai plus, je ne boirai plus avec lui. Il est mort. Je suis seul au monde. Je ne sais plus que devenir. "
            En se plaignant ainsi, le bon homme fondait en larmes, et jusque là rien que de plus naturel, mais voici ce qu'il ajouta :
            " Vous savez qu'il est mort au Temple  ? J'y suis allé pleurer et gémir sur sa tombe. Quelle tombe !
Ah ! monsieur, ils me l'ont mis sous une gouttière, lui qui, depuis l'âge de raison, n'avait pas bu un verre
d'eau ! "
            Vous allez à présent me voir vivre à Paris avec des gens de moeurs bien différentes.....
           ...... De cette société l'homme le plus gai, le plus animé, le plus amusant dans sa gaîté, c'était d'Alembert.
Résultat de recherche d'images pour "panard marmontel"           Après avoir passé sa matinée à chiffrer de l'algèbre et à résoudre des problèmes de dynamique ou d'astronomie, il sortait de chez sa vitrière comme un écolier échappé du collège, ne demandant qu'à se réjouir et, par le tour vif et plaisant que prenait alors cet esprit si lumineux, si profond, si profond, il faisait oublier en lui le philosophe et le savant, pour n'y plus voir que l'homme aimable. La source de cet enjouement si naturel, était une âme pure, libre de passions, contente d'elle-même, et tous les jours en jouissance de quelque vérité nouvelle qui venait de récompenser et de couronner son travail. Privilège exclusif des sciences exactes, et que nul autre genre d'études ne peut obtenir pleinement.
            La sérénité de Mairan et son humeur douce et riante avaient les mêmes causes et le même principe.                                                                                  
L'âge avait fait pour lui ce que la nature avait fait pour d'Alembert. Il avait tempéré tous les mouvements de son âme et ce qu'il lui avait laissé de chaleur n'était plus qu'en vivacité dans un esprit gascon, mais rassis, juste et sage, d'un tour original et d'un sel doux et fin. Il est vrai que le philosophe de Béziers était quelquefois soucieux de ce qui se passait à la Chine, mais lorsqu'il en avait reçu des nouvelles par quelques lettres de son ami le père Parennin, il en était rayonnant de joie.
            O mes enfants ! quelles âmes que celles qui ne sont inquiètes que des mouvements de l'écliptique, ou que des moeurs et des arts des Chinois .....
            ..... Marivaux aurait bien voulu avoir aussi cette humeur enjouée, mais il avait dans la tête une affaire qui le préoccupait sans cesse et lui donnait l'air soucieux. Comme il avait acquis par ses ouvrages la réputation d'esprit subtil et raffiné, il se croyait d'avoir toujours de cet esprit-là, et il était continuellement à l'affût des idées susceptibles d'opposition ou d'analyse, pour les faire jouer ensemble ou pour les mettre à l'alambic. Il convenait que telle chose était vraie " jusqu'à un certain point, ou pour certain rapport ". Mais il y avait toujours quelque restriction, quelque distinction à faire dont lui seul s'était aperçu......  Il n'y eut jamais, je crois, d'amour-propre plus délicat, plus chatouilleux et plus craintif. Mais comme il ménageait soigneusement celui des autres on respectait le sien, et seulement on le plaignait de ne pouvoir pas se résoudre à être simple et naturel.
            Chastellux dont l'esprit ne s'éclaircissait jamais assez mais qui en avait beaucoup..... Soit que se défiant de la justesse de ses idées il cherchât à s'en assurer, soit qu'il voulût les nettoyer au creuset de la discussion, il aimait la dispute et s'y engageait volontiers, mais avec grâce et bonne foi.....
            L'abbé Morellet...... se montrait à nos dîners avec une âme ouverte, un esprit juste et ferme, et dans le coeur autant de droiture que dans l'esprit. L'un de ses talents, et le plus distinct était un tour de plaisanterie finement ironique dont Swift avait eu seul le secret avant lui.......
Description de cette image, également commentée ci-après           ........ A propos des grâces, parlons d'une personne qui en avait touts les dons dans l'esprit et dans le langage, et qui était la seule femme que madame Geoffrin eût admise à son dîner des gens de lettres : c'était l'amie de d'Alembert, mademoiselle Lespinasse. Etonnant composé de bienséance, de raison, de sagesse, avec la tête la plus vive, l'âme la plus ardente, l'imagination la plus inflammable qui ait existé depuis Sapho. Ce feu qui circulait dans ses veines et dans ses nerfs et qui donnait à son esprit tant d'activité, de brillant et de charme, l'a consumée avant le temps. Je dirai dans la suite quels regrets elle nous laissa. Je ne marque ici que la place qu'elle occupait à nos dîners, où sa présence était d'un intérêt inexprimable. Continuel objet d'attention, soit qu'elle écoutât, soit qu'elle parlât elle-même, et personne ne parlait mieux. Sans coquetterie elle nous inspirait l'innocent désir de lui plaire. Sans pruderie elle faisait sentir à la liberté des propos jusqu'où
elle pouvait aller sans inquiéter la pudeur, et sans effleurer la décence.
            Mon dessein n'est pas de décrire tout le cercle de nos convives. Il y en avait d'oiseux et qui ne faisaient guère que jouir, gens instruits cependant, mais avares de leurs richesses et qui, sans se donner la peine de semer venaient recueillir. De ce nombre n'était assurément pas l'abbé Raynal.....  On trouvait cependant que la facilité de son élocution et l'abondance de sa mémoire ne se tempéraient pas assez. Son débit était rarement susceptible de dialogue. Ce n'a été que dans sa vieillesse que, moins vif et moins abondant, il a connu le plaisir de causer.
            Soit qu'il fût entré dans le plan de madame Geoffrin d'attirer chez elle les plus considérables des étrangers qui venaient à Paris, et de rendre par là sa maison célèbre dans toute l'Europe. Soit que ce fût la suite et l'effet naturel de l'agrément et de l'éclat que donnait à cette maison la société des gens de lettres, il n'arrivait d'aucun pays ni prince, ni ministre, ni hommes ou femmes de nom qui, en allant voir madame Geoffrin, n'eussent l'ambition d'être invités à l'un de nos dîners, et ne se fissent un grand plaisir de nous voir réunis à table. C'était singulièrement ces jours-là que madame Geoffrin déployait tous les charmes de son esprit, et nous disait " soyons aimables ". Rarement, en effet, ces dîners manquaient d'être animés par de bons propos.
            Parmi ces étrangers qui venaient faire à Paris leur résidence..... j'en distinguerai trois, qui, pour les agréments de l'esprit et l'abondance des lumières, ne le cédaient à aucun des Français les plus cultivés : c'étaient l'abbé Galiani, le marquis de Caraccioli, depuis ambassadeur de Naples, et le comte de Creutz, ministre de Suède.
            L'abbé Galiani était, de sa personne, le plus joli petit arlequin qu'eût produit l'Italie mais, sur les épaules de cet arlequin était la tête de Machiavel. Epicurien dans sa philosophi, et avec une âme mélancolique, ayant tout vu du côté ridicule, il n'y avait rien ni en politique, ni en morale à propos de quoi il n'eût quelque bon conte à faire, et ces contes avaient toujours la justesse de l'à-propos, et le sel d'une allusion imprévue et ingénieuse. Figurez-vous avec cela, dans sa manière de conter et dans sa gesticulation, la gentillesse la plus naïve, et voyez quel plaisir devait nous faire le contraste du sens profond que présentait le conte avec l'air badin du conteur...... Mais son rôle joué, il n'était plus rien dans la société et, triste et muet, dans un coin, il avait l'air d'attendre impatiemment le mot du guet pour rentrer sur la scène. Il en était de ses raisonnements comme de ses contes, il fallait l'écouter. Si quelquefois on l'interrompait :
            " Laissez-moi donc achever, disait-il, vous aurez bientôt tout le loisir de me répondre. "
            ....... si l'on voulait lui répliquer, on le voyait se glisser dans la foule, et tout doucement s'échapper.
            Caraccioli, au premier coup d'oeil, avait, dans la physionomie, l'air épais et massif avec lequel on peindrait la bêtise...... à mesure que cette intelligence vive, perçante et lumineuse, dont il était doué se réveillait, on en voyait jaillir comme des étincelles. Et la finesse, la gaîté, l'originalité de la pensée, le naturel de l'expression, la grâce du sourire, la sensibilité du regard se réunissaient pour donner un caractère aimable, ingénieux, intéressant à la laideur....... Caraccioli avait fait des hommes une étude philosophique, mais il les avait observés plus en politique et en homme d'Etat qu'en moraliste satirique. Il y avait vu en grand les moeurs des nations, leurs usages et leurs polices.....                                                                                                 *
            ...... Il avait de plus à nos yeux le mérite d'être un excellent homme. Aucun de nous n'aurait pensé à faire son ami de l'abbé Galiani. Chacun de nous ambitionnait l'amitié de Caraccioli; et moi qui en ai joui longtemps, je ne puis dire assez combien elle était désirable.
            Mais l'un des hommes qui m'a le plus chéri, et que j'ai le plus tendrement aimé, a été le comte de Creutz. Il était aussi de la société littéraire et des dîners de madame Geoffrin. Moins empressé à plaire, moins occupé du soin d'attirer l'attention, souvent pensif, plus souvent distrait, mais le plus charmant des convives, lorsque sans distraction il se livrait à nous...... jamais homme n'est né poète, si celui-là ne l'était pas. Jeune encore, et l'esprit orné d'une érudition prodigieuse, parlant le français comme nous, et presque toutes les langues de l'Europe comme la sienne, sans compter les langues savantes, versé dans tous les genres de littérature ancienne et moderne, parlant de chimie en chimiste, d'histoire naturelle en disciple de Linnoeus, et singulièrement de la Suède et de l'Espagne en curieux observateur des propriétés de ces climats et de leurs productions diverses, il était pour nous une source d'instructions embellie par la plus brillante élocution.
            ...... Pour madame Geoffrin, quoique logé chez elle, je n'étais pas l'un des premiers dans sa faveur, non qu'elle ne me sût bon gré d'égayer à mon tour, et même assez souvent, nos dîners et nos entretiens, ou par de petits contes, ou par des traits de plaisanterie que j'accommodais à son goût, mais, quant à ma conduite personnelle, je n'avais pas assez la complaisance de la consulter et de suivre les avis qu'elle me donnait......
            ..... Cependant elle me voyait réussir avec tout son monde..... Les artistes m'aimaient parce qu'en même temps curieux et docile, je leur parlais sans cesse de ce qu'ils savaient mieux que moi.. J'ai oublié de dire qu'à Versailles au-dessous de mon logement était la salle des tableaux qui, successivement, allaient décorer le palais, et qui étaient presque tous de la main des grands maîtres. C'était, dans mes délassements, ma promenade du matin. Dans les jardins, j'avais pris aussi quelques idées comparatives de la sculpture antique et de la moderne.....Avec nos convives..... je me gardais bien d'étaler en littérature d'autres connaissances que celles qui intéressaient les beaux-arts...... Ils manquaient presque tous d'instruction et de culture.
  **        Le bon Carle-Vanloo possédait à un haut degré tout le talent qu'un peintre peut avoir sans génie, mais l'inspiration lui manquait, et pour y suppléer il avait peu fait de ces études qui élèvent l'âme et qui remplissent l'imagination de grands objets et de grandes pensées.  Vernet, admirable dans l'art de peindre l'eau, l'air, la lumière et le jeu de ces éléments, avait tous les modèles de ces compositions très vivement présents à la pensée, mais hors de là, quoique assez gai, c'était un homme du commun.
            Soufflot était un homme de sens, très avisé dans sa conduite, habile et savant architecte, mais sa pensée était inscrite dans le cercle de son compas.
            Boucher avait du feu dans l'imagination, mais peu de vérité, encore moins de noblesse. Il n'avait pas vu les grâces en bon lieu. Il peignait Vénus et la Vierge d'après les nymphes des coulisses, et son langage se ressentait, ainsi que ses tableaux, des moeurs de ses modèles et du ton de son atelier.
            Lemoine, le sculpteur, était attendrissant..... le regard était tout esprit et tout âme.
            Latout avait de l'enthousiasme et il l'employait à peindre les philosophes de ce temps-là, mais le cerveau déjà brouillé de politique et de morale, dont il croyait raisonner savamment, il se trouvait humilié lorsqu'on lui parlait de peinture......
            Parmi les amateurs qui étaient de ces dîners, il y en avait d'imbus d'assez bonnes études. Avec ceux-ci je n'étais pas en peine de varier la conversation, ni de la ranimer lorsqu'elle languissait, et ils me semblaient assez contents de ma façon de causer avec eux. Un seul ne me marquait aucune bienveillance et, dans sa froide politesse je voyais de l'éloignement, c'était le comte de Caylus. Je ne saurais dire lequel de nous deux avait prévenu l'autre, mais à peine avais-je connu le caractère du personnage, que j'avais eu pour lui autant d'aversion qu'il en avait pour moi. Je ne me suis jamais donné le soin d'examiner en quoi j'avais pu lui déplaire, mais je savais bien, moi, ce qui me déplaisait en lui. C'était l'importance qu'il se donnait pour le mérite le plus futile et le plus mince des talents...... c'était l'espèce de domination qu'il avait usurpée sur les artistes, et dont il abusait, en favorisant les talents médiocres qui lui faisaient la cour et en déprimant ceux qui, plus fiers de leur force, n'allaient pas briguer son appui. C'était enfin une vanité très adroite et très raffinée, et un orgueil très âpre et très impérieux, sous les formes brutes et simples dont il savait l'envelopper. Souple et soyeux avec les gens en place de qui dépendaient les artistes, il se donnait près de ceux-là un crédit dont ceux-ci redoutaient l'influence...... Il avait tant dit, tant fait dire par ses prôneurs, qu'en architecture il était le restaurateur " du style simple, des formes simples, du beau simple ", que les ignorants le croyaient ; et par ses relations avec les Dilettanti il se faisait passer en Italie et dans toute l'Europe pour l'inspirateur des beaux-arts. J'avais donc pour lui cette espèce d'antipathie naturelle que les hommes simples et vrais ont toujours pour les charlatans....
        ...... J'étais encore chez elle le soir d'une société plus intime, car elle m'avait fait aussi la faveur de m'admettre à ses petits soupers. La bonne chère en était succincte, c'était communément un poulet, des épinards, une omelette. La compagnie était peu nombreuse, c'était tout au plus cinq ou six de ses amis particuliers, ou un quadrille d'hommes et de femmes du plus grand monde, assortis à leur gré, et réciproquement bien aises d'être ensemble. Mais quel que fût ce petit cercle Bernard et moi nous en étions. Un seul avait exclu Bernard, et n'avait agréé que moi. Le groupe en était composé de trois femmes et d'un seul homme. Les trois femmes assez semblables aux trois déesses du mont Ida, étaient la belle comtesse de Brionne, la belle marquise de Duras, et la jolie comtesse d'Egmont. Leur Pâris était le prince Louis de Rohan..... La séduisante et piquante d'Egmont, fille du maréchal de Richelieu, elle avait la vivacité, l'esprit, les grâces de son père. Elle en avait aussi, disait-on l'humeur volage et libertine..... Le prince de Rohan était jeune, leste, étourdi, bon enfant, haut par boutades.....
            ..... Les nouveaux contes que je faisais alors, et dont ces dames avaient la primeur, étaient, avant ou après le souper, une lecture amusante pour elles. On se donnait rendez-vous pour l'entendre...... Il n'y avait ni dans mes peintures, ni dans mon  dialogue, pas un trait tant soit peu délicat ou fin, qui ne soit vivement senti, et le plaisir que je causais avait l'air du ravissement....... Mais, malgré les ménagements d'une politesse excessive, je m'apercevais bien aussi des endroits froids ou faibles qu'on passait sous silence, et de ceux où j'avais manqué le mot, le ton de la nature, la juste nuance du vrai, et c'était là ce que je notais, pour le corriger à loisir....
            ........ J'avais à Paris d'anciens et bons amis qui étaient bien aise de me revoir, et avec qui j'étais moi-même bien aise de me retrouver......
            ...... J'avais d'ailleurs bien observé que, pour valoir aux yeux de madame Geoffrin ce qu'on valait réellement, il fallait avec elle savoir tenir un certain milieu entre la négligence et l'assiduité Ne la laisser ni se plaindre de l'une, ni se lasser de l'autre et, dans les soins qu'on lui rendait, ne manquer à rien, mais ne rien prodiguer. Les empressements la suffoquaient...... je lui faisais entendre, sans affectation, que le temps où j'étais chez elle, j'aurais pu le passer fort doucement ailleurs. C'est ainsi que durant dix ans que j'ai été son locataire, sans lui inspirer une amitié bien tendre, je n'ai jamais perdu son estime ni ses bontés et, jusqu'à l'accident de sa paralysie je ne cessai jamais d'être du nombre des gens de lettres, ses convives et ses amis.
            Il faut tout dire cependant, il manquait à la société de madame Geoffrin l'un des agréments dont je faisais le plus de cas, la liberté de la pensée. Avec son doux " voilà qui est bien ", elle ne laissait pas de tenir nos esprits comme à la lisière, et j'avais ailleurs des dîners où l'on était plus à son aise.
            Le plus libre, ou plutôt le plus licencieux de tous avait été celui que donnait toutes les semaines un fermier général nommé Pelletier, à huit ou dix garçons, tous amis de la joie. A ce dîner les têtes les plus folles étaient Collé et Crébillon le fils. C'était entre eux un assaut continuel d'excellente plaisanterie, et se mêlait du combat qui voulait. Le personnel n'y était jamais atteint, l'amour-propre du bel esprit y était seul attaqué, mais il l'était sans ménagement, et il fallait s'en détacher et le sacrifier en entrant dans la lice. Collé y était brillant au-delà de toute expression, et Crébillon son adversaire avait surtout l'adresse de l'animer en l'agaçant......
            .... J'en reviens au dîner où Collé déployait un caractère si différent de celui de Bernard.
            Jamais la verve de la gaîté ne fut d'une chaleur si continue et si féconde. Je ne saurais plus dire de quoi nous riions tant, mais je sais bien qu'à tous propos il nous faisait tous rire aux larmes......  
          ...... Un incident assez singulier rompit cette joyeuse société. Pelletier devint amoureux d'une aventurière qui lui fit accroire qu'elle était fille de Louis XV. Tous les dimanches elle allait à Versailles voir, disait-elle, Mesdames ses soeurs, et toujours elle en revenait avec quelque petit présent. C'était une bague, un étui, une montre, une boîte avec le portrait d'une de ces dames. Pelletier, qui avait de l'esprit, mais une tête faible et légère, crut tout cela, et en grand mystère il épousa cette Bohémienne. Dès lors, vous pensez bien que sa maison ne nous convint plus, et lui, bientôt après, ayant reconnu son erreur et la honteuse sottise qu'il avait faite, en devint fou, et alla mourir à Charenton......                                                                                                         
            ...... Écoutez mes enfants, par quel enchaînement de circonstances fortuitement rassemblées fut amené l'un des événements les plus notables de ma vie.
            Dans la société de madame Filleul je revoyais Cury.
            Un matin j'appris que Cury était attaqué d'un cruel accès de goutte. Je descendis chez lui bien vite. Je le trouvai au coin de son feu, les deux jambes emmaillotées, mais griffonnant sur son genou, et riant de l'air d'un satyre, car il en avait tous les traits. Je voulus lui parler de son accès de goutte, il me fit signe de ne pas l'interrompre, et d'une main crochue, il acheva d'écrire.
            " - Vous avez bien souffert, lui dis-je alors, mais je vois que le mal s'est adouci.
              - Je souffre encore, me dit-il, mais je n'en ris pas moins. Vous allez rire aussi. Vous savez avec quelle rage le duc d'Aumont m'a poursuivi ? Ce n'est pas trop, je crois, de m'en venger par une petite malice. Et voici celle, qu'en dépit de la goutte, j'ai ruminée cette nuit. "
            Il avait déjà fait une trentaine de vers de la fameuse parodie de Cinna. Il me les lut, et je confesse que les ayant trouvés très plaisants, je l'invitai à continuer.
            " - Laissez-moi donc travailler, me dit-il, car je suis en verve. "
            Je le laissai et, lorsqu'au son de la cloche pour le dîner, je descendis, je le trouvai qui, clopin clopant, était lui-même descendu, affublé de fourrure et qui, avant qu'on fût assemblé, lisait à Laferté et à Rosetti ce qu'il m'avait lu le matin et quelques vers encore qu'il y avait ajoutés. A cette seconde lecture je retins aisément ces malins vers d'un bout à l'autre, aidés par les vers de Corneille, dont ils étaient la parodie, et que je savais tous par coeur. Le lendemain Cury avança son ouvrage, et j'en fus toujours confident. Si bien qu'à mon retour à Paris j'en rapportai une cinquantaine de vers bien recueillis dans ma mémoire.
Résultat de recherche d'images pour "corneille auteur du 17eme siecle"***
          La tête pleine de la parodie qu'il venait de me confier j'arrivai à Paris chez madame Geoffrin et, dès le jour suivant, j'y entendis parler de cette pièce curieuse. On n'en citait que les deux premiers vers :
                               Que chacun se retire, et qu'aucun n'entre ici.
                                Vous, Lekain, demeurez ; vous, d'Argental, aussi.
            Mais c'en fut assez pour me faire croire qu'elle courrait le monde, et il m'échappa de dire en souriant :           " - Quoi ! n'en savez-vous que cela ? "
            Aussitôt on me presse de dire ce que j'en savais. Il n'y avait là, me disait-on, que d'honnêtes gens, des gens sûrs, et madame Geoffrin répondait elle-même de la discrétion de ce petit cercle d'amis. Je cédai, je leur récitai ce que je savais de la parodie et, le lendemain, je fus dénoncé au duc d'Aumont, et par lui au roi, comme auteur de cette satire.
            J'étais tranquillement à l'Opéra à la répétition d'Amadis, pour entendre notre Oriane, lorsqu'on vint me dire que tout Versailles était en feu contre moi, qu'on m'accusait d'être l'auteur d'une satire contre le duc d'Aumont, que la haute noblesse en criait vengeance, et que le duc de Choiseul était à la tête de mes ennemis.
            Je revins chez moi sur-le-champ et j'écrivis au duc d'Aumont pour l'assurer que les vers qu'on m'attribuait n'étaient pas de moi et que, n'ayant jamais fait de satire contre personne, je n'aurais pas commencé par lui. Il eût fallu m'en tenir là. Mais, tout en écrivant, je me souvins qu'à propos de Venceslas et des mensonges publiés contre moi, le duc d'Aumont m'avait écrit lui-même qu'il fallait mépriser ces choses-là, et qu'elles tombaient d'elles-mêmes lorsqu'on ne les relevait point. Je trouvai naturel et juste de lui renvoyer sa maxime, en quoi je fis une sottise. Aussi ma lettre fut-elle prise pour une nouvelle insulte, et le duc d'Aumont la produisit au roi comme la preuve du ressentiment qui m'avait dicté la satire. Me moquer de lui en la désavouant , n'était-ce pas m'en accuser ? Ma lettre ne fit donc qu'attiser sa colère et celle de toute la cour. Je ne laissai pas de me rendre à Versailles et en y arrivant j'écrivis au duc de Choiseul :
            " Monseigneur,
              On me dit que vous prêtez l'oreille à la voix qui m'accuse et qui sollicite ma perte. Vous êtes puissant, mais vous êtes juste. Je suis malheureux, mais je suis innocent. Je vous prie de m'entendre et de me juger.
              Je suis, etc... "
            Le duc de Choiseul, pour réponse, écrivit au bas de ma lettre, " dans demi-heure ", et me la renvoya. Dans demi-heure je me rendis à son hôtel, et je fus introduit.
            " - Vous voulez que je vous entende, me dit-il, j'y consens. Qu'avez-vous à me dire ?
              - Que je n'ai rien fait, monsieur le duc, qui mérite l'accueil sévère que je reçois de vous, qui avez l'âme noble et sensible, et qui jamais n'avez pris plaisir à humilier les malheureux.
               - Mais, Marmontel, comment voulez-vous que je vous reçoive, après la satire punissable que vous venez de faire contre M, le duc d'Aumont ?
               - Je n'ai point fait cette satire. Je le lui ai écrit à lui-même.
               - Oui, et dans votre lettre vous lui avez fait une nouvelle insulte en lui rendant, en propres termes, le conseil qu'il vous avait donné.
            - Comme ce conseil était sage, je me suis permis de le lui rappeler. Je n'y ai pas entendu malice.
            - Ce n'en est pas moins une impertinence, trouvez bon que je vous le dise.
            - Je l'ai senti après que ma lettre a été partie.
            - Il en est fort blessé. Il a raison de l'être.
            - Oui, j'ai eu ce tort-là, et je me le reproche comme un oubli des convenances. Mais, monsieur le duc, cet oubli serait-il un crime à vos yeux ?
             - Non. Mais la parodie ?
             - La parodie n'est point de moi, je vous l'assure en honnête homme.
             - N'est-ce pas vous qui l'avez récitée ?
             - Oui, ce que j'en avais dans une société où chacun dit tout ce qu'il sait. Mais je n'ai pas permis qu'on l'écrivît, quoiqu'on ait bien voulu l'écrire.
            - Elle court cependant.
            - On la tient de quelque autre.
            - Et vous de qui la tenez-vous ? ( je gardai le silence ). Vous êtes le premier, ajouta-t-il, qu'on dise l'avoir récitée, et récitée de manière à déceler en vous l'auteur.
            - Quand j'ai dit ce que j'en savais, lui répondis-je, on en parlait déjà, on en citait les premier vers. Pour la manière dont je l'ai récitée, elle prouverait aussi bien que j'ai fait le " Misanthrope, le Tartufe et Cinna
lui-même. Car je me vante, monsieur le duc, de lire tout cela comme si j'en étais l'auteur.
            - Mais enfin, cette parodie, de qui la tenez-vous ? C'est là ce qu'il faut dire.
            - Pardonnez-moi, monsieur le duc, c'est là ce qu'il ne faut pas dire, et ce que je ne dirai pas.
            - Je gage que c'est de l'auteur.
            - Eh bien ! monsieur le duc, si c'était de l'auteur, devrais-je le nommer? ****
Résultat de recherche d'images pour "tartuffe"            - Et comment, sans cela, voulez-vous que l'on croie qu'elle n'est pas de vous ? Toutes les apparences vous accusent. Vous aviez du ressentiment contre le duc d'Aumont, la cause en est connue, vous avez voulu vous venger. Vous avez fait cette satire et, la trouvant plaisante, vous l'avez récitée. Voilà ce qu'on dit, voilà ce que l'on croit, voilà ce qu'on a droit de croire. Que répondez-vous à cela ?
            - Je réponds que cette conduite serait celle d'un fou, d'un sot, d'un méchant imbécile, et que l'auteur de la parodie n'est rien de tout cela. Eh quoi ! monsieur le duc, celui qui l'aurait faite aurait eu la simplicité, l'imprudence, l'étourderie de l'aller réciter lui-même, sans mystère, en société ? Non. Il en aurait fait, en déguisant son écriture, une douzaine de copies qu'il aurait adressées aux comédiens, aux mousquetaires, aux auteurs mécontents. Je connais comme un autre cette manière de garder l'anonyme et, si j'avais été coupable, je l'aurais prise pour me cacher. Veuillez donc vous dire à vous-même : Marmontel, devant dix personnes qui n'étaient pas ses amis intimes a récité ce qu'il savait de cette parodie, donc il n'en n'était pas l'auteur. Sa lettre à M le duc d'Aumont est d'un homme qui ne craint rien. Donc il se sentait fort de son innocence et croyait n'avoir rien à craindre.....
            - C'est donc bien à l'auteur que vous les avez entendus dire.
            - Oui, à l'auteur lui-même, C'est donc à lui que j'ai manqué, et c'est là ma première faute. L'autre a été d'écrire à M le duc d'Aumont d'un ton qui avait l'air ironique et pas assez respectueux.....
            - Je le crois, me dit-il, vous me parlez en honnête homme. Cependant vous allez être envoyé à la Bastille. Voyez monsieur de Saint-Florentin, il en a reçu l'ordre du roi.
            - J'y vais, lui dis-je, mais puis-je me flatter que vous ne serez plus au nombre de mes ennemis ?
            Il me le promit de bonne grâce, et je me rendis chez le ministre qui devait m'expédier mes lettres de cachet.
            Celui-ci me voulait du bien. Sans peine il me crut innocent.
            - Mais que voulez-vous, me dit-il, M le duc d'Aumont vous accuse et veut que vous soyez puni. C'est une satisfaction qu'il demande pour récompense de ses services et des services de ses ancêtres. Le roi a bien voulu la lui accorder. Allez vous en trouver M de Sartines. Je lui adresse l'ordre du roi..... Je lui demandai si, auparavant, je pouvais me donner le temps de dîner à Paris. Il me le permit.
          J'étais invité à dîner ce jour-là chez mon voisin M de Vaudesir, homme d'esprit et sage..... Hélas ! son fils unique était ce malheureux Saint-James qui, après avoir dissipé follement une grande fortune qu'il lui avait laissée, est allé mourir insolvable, à cette Bastille où l'on m'envoyait.
            ....... Je me rendis chez M de Sartines, que je ne trouvai point chez lui...... A six heures je retournai chez le lieutenant de police. Il n'était pas instruit de mon affaire, ou il feignit de na pas l'être.
            - ..... Qui aurait cru que la première fois que je vous reverrais, ce serait pour vous envoyer à la Bastille ? mais je n'ai pas reçu l'ordre..... Allez-vous en coucher chez vous, me dit-il, et revenez demain sur les dix heures, cela sera tout aussi bon.
            J'avais besoin de cette soirée pour arranger le Mercure du mois...... Les deux amis que j'attendais étaient Suard et Coste....... Le désir de les occuper utilement pour eux-mêmes m'avait fait entreprendre une collection des morceaux les plus curieux des anciens Mercures, et les mille écus net que produisait cette partie de mon domaine se partageaient entre eux.
            ...... Après avoir dormi quelques heures, je me levai, fis mes paquets et me rendis chez M de Sartines où je trouvai l'exempt qui allait m'accompagner..... Nous arrivâmes à la Bastille. J'y fus reçu par le Gouverneur et son Etat-Major. Et là, je commençai à m'apercevoir que j'étais bien recommandé. Ce gouverneur, M Abadie..... me demanda si je voulais qu'on me laissât mon domestique, à condition que nous serions dans une même chambre et qu'il ne sortirait pas de prison qu'avec moi. Ce domestique était Bury, je le consultait : il me répondit qu'il ne voulait pas me quitter....... Il faisait froid, mais un geôlier nous fit bon feu.... on me donna des plumes, de l'encre et du papier......
            Tandis que j'arrangeais ma table pour me mettre à écrire, le geôlier revint me demander si je trouvais le lit assez bon. Après l'avoir examiné je répondis que les matelas étaient mauvais  et les couvertures malpropres. Dans la minute tout cela fut changé. On me fit demander aussi qu'elle était l'heure de mon dîner. Je répondis, l'heure de tout le monde. La Bastille avait une Bibliothèque, le gouverneur m'en envoya le catalogue..... Je le remerciai pour mon compte, mais mon domestique demanda pour lui les romans de Prévost, et on les lui apporta.
*****    De mon côté j'avais assez de quoi me sauver de l'ennui. Impatienté depuis longtemps du mépris que les gens de lettres témoignaient pour le poème de Lucain, qu'ils n'avaient pas lu et qu'ils ne connaissaient que par la version barbare et ampoulée de Brébeuf, j'avais résolu de la traduire plus décemment et fidèlement en prose, et ce travail qui m'appliquerait sans fatiguer ma tête, se trouvait le plus convenable loisir solitaire de ma prison. J'avais donc apporté avec moi la Pharsale, et pour l'entendre mieux, j'avais eu soin d'y joindre les Commentaires de César.
            ..... Voilà de son côté; Bury aussi philosophe que moi, s'amusant à faire nos lits, placés dans les deux angles opposés de ma chambre, éclairée dans ce moment par un beau jour d"hiver, nonobstant les barreaux de deux fortes grilles de fer qui me laissaient la vue du faubourg Saint-Antoine.
            Deux heures après les verrous des deux portes qui m'enfermaient me tirent par leur bruit de ma profonde rêverie, et deux geôliers chargés d'un dîner que je crois le mien viennent servir en silence. L'un dépose devant le feu trois petits plats couverts d'assiettes de faïence commune, l'autre déploie sur cette des deux tables qui était vacante, un linge un peu grossier, mais blanc. Je lui vois mettre sur cette table un couvert assez propre, cuiller et fourchette d'étain, du bon pain de ménage et une bouteille de vin. Leur service fait, les geôliers se retirent et les deux portes se referment avec le même bruit des serrures et des verrous.
            Alors Bury m'invite à me mettre à table et il me sert la soupe. C'était un vendredi. Cette soupe en maigre était une purée de fèves blanches, eu beurre le plus frais, et un plat de ces mêmes fèves fut le premier que Bury me servit. Je trouvai tout cela très bon. Le plat de morue qu'il m'apporta pour le second service était meilleur encore. La petite pointe d'ail l'assaisonnait avec une finesse de saveur et d'odeur qui aurait flatté le goût du plus friand gascon. Le vin n'était pas excellent, mais il était passable. Point de dessert, il fallait bien être privé de quelque chose. Au surplus je trouvai qu'on dînait fort bien en prison.
            Comme je me levais de table et que Bury allait s'y mettre, car il y avait encore à dîner pour lui dans ce qui restait, voilà mes deux geôliers qui rentrent avec des pyramides de nouveaux plats dans les mains. A l'appareil de ce service en beau linge, en belle faïence, cuiller et fourchette d'argent, nous reconnûmes notre méprise, mais nous ne fîmes semblant de rien et lorsque nos geôliers, ayant déposé tout cela, se furent retirés
            " - Monsieur, me dit Bury, vous venez de manger mon dîner, vous trouverez bon qu'à mon tour je mange le vôtre.
            - Cela est juste, lui repris-je" et les murs de ma chambre furent, je crois, bien étonnés d'entendre rire.
            Ce dîner était gras. En voici le détail : un excellent potage, une tranche de boeuf succulent, une cuisse de chapon bouilli ruisselant de graisse et fondant, un petit plat d'artichauts frits en marinade, un d'épinards, une très belle poire de cresanne, du raisin frais, une bouteille de vin vieux de Bourgogne, et du meilleur café de Moka. Ce fut le dîner de Bury à l'exception du café et du fruit qu'il voulut bien me réserver.
            L'après-dîner le gouverneur vint me voir et me demanda si je me trouvais bien nourri, m'assurant que je le serais de sa table, qu'il aurait soin lui-même de couper mes morceaux, et que personne que lui n'y toucherait. Il me proposa un poulet pour mon souper. Je lui rendis grâce, et lui dis qu'un reste de fruit de mon dîner me suffirait.
            On vient de voir quel fut mon ordinaire à la Bastille, et l'on peut en induire avec quelle douceur, ou plutôt quelle répugnance l"on se prêtait à servir contre moi, la colère du duc d'Aumont.
            Tous les jours j'avais la visite du gouverneur. Comme il avait quelque teinture de belles-lettres et même de latin, il se plaisait à suivre mon travail. Il en jouissait, mais bientôt se dérobant à lui-même à ces petites dissipations :
            " - Adieu, me disait-il, je m'en vais consoler des gens plus malheureux que vous. "
            Enfin, le onzième jour de ma détention, la nuit tombante, le gouverneur vint m'annoncer que la liberté m'était rendue, et le même exempt qui m'avait amené me ramena chez M de Sartines. Ce magistrat me témoigna quelque joie de me revoir, mais une joie mêlée de tristesse.  
            " - Monsieur, lui dis-je, dans vos bontés, dont je suis bien reconnaissant,je ne sais quoi m'afflige encore. En me félicitant, vous avez l'air de me plaindre. Auriez-vous quelque malheur à m'annoncer ( je pensais à Durant ) ?
            - Hélas ! oui, me dit-il. Et ne vous en doutez-vous pas ! le roi vous ôte le Mercure. "
            Ces mots me soulagèrent et, d'un signe de tête, exprimant ma résignation, je répondis :
            " - Tant pis pour le Mercure. "

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                                                                                                                  /........  Livre septième........

            J'ai observé plus d'une fois.......
                                                                         
 









                                 
         
  
                                                                                                                                                                                           

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