vendredi 6 novembre 2015

L'Auteur Tristan Bernard ( nouvelle France )

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                                             L'Auteur

            Si, pendant les répétitions de sa pièce, l'auteur n'était pas préoccupé du résultat final, s'il ne se demandait pas constamment :  
            " - Ca va-t-il marcher ? " en passant alternativement par le pronostic adorable du succès triomphal et l'affreux pressentiment de la tape noire, si, au lieu de se dire :
            " - Oh ! que cette scène est longue et ennuyeuse ! "  ou bien :
            " - Les personnages n'on aucun intérêt. " il pensait, en somme, à sa pièce avec plus d'insouciance, s'il ne croyait pas, comme il le croit, que Paris et le monde entier attendent avec angoisse l'événement qui se prépare, s'il avait le courage, la lâcheté, la sagesse de laisser aller les choses comme elles vont, ah ! comme il s'amuserait à l'avant-scène ! Mais il n'a pas le coeur à s'amuser.
            Il n'y a pas au monde un autocrate plus absolu, un dictateur plus inflexible que ce personnage souverain qui s'appelle le metteur en scène. Il est jaloux de son autorité à un point que l'on ne saurait dire.
            Quelquefois, des artistes de grand renom se permettent de ne pas être tout à fait de son avis. Comme ce sont des personnages à ménager, il veut bien entrer en discussion avec eux. Mais que cet être misérable, minable, infime, au-dessous de rien, qui s'appelle l'auteur de la pièce, esquisse une timide intervention, ou bien le metteur en scène ( s'il est bon enfant ) enverra dinguer l'importun, ou bien il affectera un ton plein de condescendance ironique et dira à l'acteur :
            - Ecoutez les indications de Monsieur, Monsieur est l'auteur de la pièce. Il a le droit de faire jouer sa pièce comme bon lui semble. Parlez donc cher ami. Je ne vois pas la pièce comme vous. Montrez ce que vous désirez...
            Alors, au milieu d'un silence de mort, l'auteur, blême de timidité, avec des gestes courts, hésitants, avec des paroles vacillantes et troublées, fait un essai d'indication, sous les regards apitoyés du metteur en scène et de tous les interprètes.                                                                                paul gauguin
Afficher l'image d'origine            D'ailleurs, il s'enhardit, s'il surmonte sa gêne, s'il indique à tous ces gens hostiles quelque chose que l'on puisse imiter, le metteur en scène a bientôt fait de quitter l'avant-scène, de se désintéresser de toute la suite de cette aventure. Sous prétexte d'un ordre à donner, il disparaîtra brusquement ; ou bien sans quitter le plateau, il ira s'entretenir à voix basse avec un des artistes qui attendent leur tour de répéter. L'important pour lui, capitaine de bord, est de ne pas accorder, par sa présence, même silencieuse, l'apparence d'une approbation aux funestes conseils que ce passager sans mandat a l'audace de donner à l'équipage.
            Quelquefois, le metteur en scène ne reviendra pas de tout l'après-midi. Et peut-être, le lendemain, quand l'auteur, tremblant d'être en retard, arrivera à l'heure juste sur la scène, il verra la chaire dictatoriale inoccupée. Le régisseur dirigera, ce jour-là, la répétition. Peut-être même le régisseur s'abstiendra-t-il par ordre et n'y aura-t-il, à l'avant-scène, que le souffleur ( jeune homme distrait ou vieillard à bout de souffle ). Les artistes ressembleront à de pâles naufragés... Ils s'en iront, au hasard, à droite et à gauche, sans guide et sans direction... Un texte incolore coulera mollement de leurs lèvres désenchantées...
            Il ne restera plus à l'auteur qu'à se déchausser, à passer autour de son col un fil emprunté à un des machinistes, et à courir effectuer sa soumission aux pieds du metteur en scène. Celui-ci sera bon prince, d'ailleurs, si l'auteur est très repentant. Il reviendra à son poste, fera signe à l'auteur de s'asseoir à côté de lui, et recommencera son travail avec la hâte fébrile d'un monsieur qui doit rattraper le temps perdu.
            " - Je ne peux pas attendre davantage. On mange de l'argent tous les soirs. Il faut que nous passions jeudi en huit. "
            L'auteur sait que ce n'est pas vrai, qu'on passera huit jours plus tard, mais il se trouve mal tout de même.
            Vous pensez bien qu'à partir de cet instant il se tiendra toujours coi. Il se décide à tout tolérer... Que l'on pousse au comique des scènes sentimentales, qu'on fasse disparaître tous ses " mots " dans un " mouvement vertigineux ", c'est bien, c'est parfait, le metteur en scène sait son métier, il a toujours raison. Et quand, magnanime, le Maître l'interpelle brusquement pour lui demander ;
             "- C'est bien votre avis, Untel ? " il sait qu'il faut répondre, " - Oui, oui, absolument ! " sans la moindre hésitation, sans la plus petite réticence.
         
            Au fond, toutes les qualités du metteur en scène se résument en une seule : l'infaillibilité ! Il peut indiquer des choses absurdes, il est admis qu'il ne se trompe jamais, et si, un jour, il pense qu'il se trompe, il faut qu'il donne à l'interprète l'indication contraire avec la même autorité.
            - Mais, Monsieur, vous m'avez dit de faire ça ?
            - C'est possible. Mais, d'après la suite du texte, je vois qu'il faut jouer ça autrement.
            ... C'est toujours la faute du texte. L'auteur fait semblant de ne pas écouter et de penser à autre chose.
Afficher l'image d'origine            Il est bizarre que ces mots : " auteur " et " autorité " paraissent avoir la même racine. Personne, dans un théâtre, n'a moins d'importance que l'auteur de la pièce... Il semble toujours qu'on l'ait fait venir là, parce qu'il fallait un auteur, comme il faut un pompier de service, ou un sergent de ville à la location. Les artistes s'adressent quelquefois à lui pour avoir un mot de sortie, parce que leur scène finit mal. Une petite soubrette lui demande de la faire revenir au troisième acte, ou un acteur de second plans, qui voudrait être libre de bonne heure, désire, au contraire, qu'on lui coupe ses deux mots du " trois ", afin de ne pas être obligé d'attendre la fin. Mais les grosses légumes de la maison directeur et artistes en vedette, ne tolèrent l'auteur parmi eux que s'il se montre soumis, doux et plein de réserve. Quand la pièce a du succès, on le félicite de sa chance. Mais on ne pense pas qu'il ait rien fait pour ça.

            Un jour, tout arrive, un vaudeville d'un auteur que je connais remporta, à la répétition générale, un succès marqué. Or on n'y avait pas cru dans la maison. A la lecture aux artistes, le " un " avait beaucoup porté ; les " mots " avaient fait rire. Le " deux " tout en situation avait semblé très morne, surtout au directeur.
            Le premier acte, à la générale, porta gentiment, sans excès. Mais le second acte fut un long éclat de rire. La pièce eut un très beau départ, fit le maximum tous les soirs, et pas mal de location d'avance.
            A une des premières représentations, le directeur et l'auteur se trouvaient sur la scène derrière un portant. C'était pendant le deuxième acte, et l'on entendait d'énormes vagues de rire se soulever dans la salle...
            - Voilà, dit agressivement le directeur à l'auteur, voilà où le public s'amuse !...
            Et il ajouta avec mépris :
            - Ce n'est pas à vos " mots " du premier acte.
            Et l'auteur, très confus, dut penser que si le second acte amusait autant les gens, c'était sans que lui l'eût prévu ; et il se dit très humblement que son succès était produit en dehors de ses intentions, comme un cataclysme...


                                                     
                                                                                    Tristan Bernard
                                                          ( in Auteurs Acteurs Spectateurs )
           

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