vendredi 6 mai 2016

Ali-Rodolppluhe, ou le Turc par nécessité ( Nouvelle Henry Murger )

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                                           Ali-Rodolphe, ou 
                                                             le  Turc par nécessité

                                                                  ( extrait Scènes de la vie de Bohème )

            Frappé d'ostracisme par un propriétaire inhospitalier, Rodolphe vivait depuis quelque temps plus errant que les nuages, et perfectionnait de son mieux l'art de se coucher sans souper, ou de souper sans se coucher : son cuisinier l'appelait le Hasard, et il logeait fréquemment à l'auberge de la Belle-Étoile.
            Il y avait cependant deux choses qui n'abandonnaient point Rodolphe au milieu de ces pénibles traverses, c'était sa bonne humeur, et le manuscrit du Vengeur, drame qui avait fait des stations dans tous les lieux dramatiques de Paris.
            Un jour, Rodolphe, conduit au violon pour cause de chorégraphie trop macabre, se trouva nez-à-nez avec un oncle à lui, le sieur Monetti, poêlier-fumiste, sergent de la garde-nationale, et que Rodolphe n'avait pas vu depuis une éternité.
            Touché des malheurs de son neveu, l'oncle Monetti promit d'améliorer sa position, et nous allons voir comme, si le lecteur ne s'effraye pas d'une ascension de six étages.
            Donc prenons la rampe et montons. Ouf ! cent vingt cinq marches. Nous voici arrivés. Un pas de plus nous somme dans la chambre, un autre nous n'y serions plus, c'est petit, mais c'est haut ; au reste, bon air et belle vue.
            Le mobilier se compose de plusieurs cheminées à la prussienne, de deux poêles, de fourneaux économiques, quand on n'y fait pas de feu surtout, d'une douzaine de tuyaux en terre rouge ou en tôle, et d'une foule d'appareils de chauffage : citons encore, pour clore l'inventaire, un hamac suspendu à deux clous fichés dans la muraille, une chaise de jardin amputée d'une jambe, un chandelier orné de sa bobèche, et divers autres objets d'art et de fantaisie.
            Quant à la seconde pièce, le balcon, deux cyprès nains mis en pots, la transforment en parc pour la belle saison.                                                                                                    alinek.eklablog.com
Afficher l'image d'origine            Au moment où nous entrons, l'hôte du lieu, jeune homme habillé en Turc d'opéra-comique, achève un repas dans lequel il viole effrontément la loi du prophète, ainsi que l'indique la présence d'un ex-jambonneau et d'une bouteille ci-devant pleine de vin. Son repas terminé, le jeune Turc s'étendit à l'orientale sur le carreau, et se mit à fumer nonchalamment un narguilé marqué J.G. Tout en s'abandonnant à la béatitude asiatique il passait de temps en temps la main sur le dos d'un magnifique chien de Terre-Neuve qui aurait sans doute répondu à ses caresses s'il n'eût été aussi en terre cuite.
            Tout à coup un bruit de pas se fit entendre dans le corridor, et la porte de la chambre s'ouvrit, donnant entrée à un personnage qui, sans mot dire, alla droit à l'un des poêles servant de secrétaire, ouvrit la porte du four et en tira un rouleau de papiers qu'il considéra avec attention.
            - Comment, s'écria le nouveau venu avec un fort accent piémontais, tu n'as pas achevé encore le chapitre des Ventouses ?
            - Permettez mon oncle, répondit le Turc, le chapitre des Ventouses est un des plus intéressants, de votre ouvrage et demande à être étudié avec soin. Je l'étudie.
            - Mais, malheureux, tu me dis toujours la même chose. Et mon chapitre des Calorifères, où en est-il ?                                                          
            - Le calorifère va bien. Mais, à propos, mon oncle, si vous pouviez me donner un peu de bois, cela ne me ferait pas de peine. C'est une petite Sibérie ici. J'ai tellement froid que je ferais tomber thermomètre au-dessous de zéro, rien qu'en le regardant.
            - Comment, tu as déjà consommé un fagot ?
            - Permettez, mon oncle, il y a fagots et fagots, et le votre était bien petit.
            - Je t'enverrai une bûche économique. Ça garde la chaleur.
            - C'est précisément pourquoi ça n'en donne pas.
            - Eh bien ! dit le Piémontais en se retirant, je te ferai monter un petit cotret/ Mais je veux mon chapitre des Calorifères pour demain.
            - Quand j'aurai du feu, ça m'inspirera, dit le Turc, qu'on venait de renfermer à double tour.
            Si nous faisions une tragédie, ce serait ici le moment de faire apparaître le confident. Il s'appellerait Noureddin ou Osman, et d'un air à la fois discret et protecteur il s'avancerait auprès de notre héros, et lui tirerait adroitement les vers du nez à l'aide de ceux-ci :
                                         Quel funeste chagrin vous occupe, seigneur,
                                         A votre auguste front, pourquoi cette pâleur ?
                                         Allah se montre-t-il à vos desseins contraires ?
                                         Ou le farouche Ali, par un ordre sévère,
                                         A-t-il sur d'autres bords, en apprenant vos feux,
                                         Éloigné la beauté qui sut charmer vos yeux ?
xxw.jpg            Mais nous ne faisons pas de tragédie, et, malgré le besoin que nous avons d'un confident, il faut nous en passer.
            Notre héros n'est point ce qu'il paraît être, le turban ne fait pas le Turc. Ce jeune homme est notre ami Rodolphe recueilli par son oncle, pour lequel il rédige actuellement un manuel du Parfait  Fumiste. En effet, M. Monetti, passionné par son art, avait consacré ses jours à la fumisterie. Ce digne Piémontais avait arrangé pour son usage une maxime faisant à peu près pendant à celle de Cicéron, et dans ses beaux moments d'enthousiasme, il s'écriait : " Nascuntur poê...liers. " Un jour, pour l'utilité des races futures, il avait songé à formuler un code théorique des principes d'un art dans la pratique duquel il excellait, et il avait, comme nous l'avons vu, choisi son neveu pour encadrer le fond de ses idées dans la forme qui pût les faire comprendre. Rodolphe était meurtri, logé, couché, etc. et devait à l'achèvement du Manuel, recevoir une gratification de cent écus.
            Dans les premiers jours, pour encourager son neveu au travail, Monetti lui avait généreusement fait une avance de cinquante francs. Mais Rodolphe, qui n'avait point " vu " une pareille somme depuis près d'un an, était sorti à moitié fou, accompagné de ses écus, et il resta trois jours dehors : le quatrième il rentrait seul !
            Monetti, qui avait hâte de voir achever son Manuel, car il comptait obtenir un brevet, craignait de nouvelles escapades de son neveu ; et pour le forcer à travailler, en l'empêchant de sortir, il lui enleva ses vêtements et lui laissa en place le déguisement sous lequel nous l'avons vu tout à l'heure.
            Cependant, le fameux Manuel n'en allait pas moins piano, piano, Rodolphe manquant absolument des cordes nécessaires à ce genre de littérature. L'oncle se vengeait de cette indifférence paresseuse en matière de cheminées, en faisant subir à son neveu une foule de misères. Tantôt il lui abrogeait ses repas, et souvent il le privait de tabac à fumer.
            Un dimanche, après avoir péniblement sué sang et encre sur le fameux chapitre des Ventouses, Rodolphe brisa sa plume qui lui brûlait les doigts, et s'en alla se promener dans son parc.
            Comme pour le narguer et exciter encore son envie, il ne pouvait hasarder un seul regard autour de lui sans apercevoir à toutes les fenêtres une figure de fumeur.
            Au balcon doré d'une maison neuve, un lion en robe de chambre mâchait entre ses dents le panatellas aristocratique. Un étage au-dessus, un artiste chassait devant lui le brouillard odorant d'un tabac levantin qui brûlait dans une pipe à bouquin d'ambre. A la fenêtre d'un estaminet, un gros Allemand faisait mousser la bière et repoussait avec une précision  mécanique les nuages opaques s'échappant d'une pipe de Cudmer. D'un autre côté, des groupes d'ouvriers se rendant aux barrières passaient en chantant, le brûle-gueule aux dents. Enfin tous les autres piétons qui emplissaient la rue fumaient.
            - Hélas ! disait Rodolphe avec envie, excepté moi et les cheminées de mon oncle, tout le monde fume à cette heure dans la création.                                                                     casacenina.fr
Afficher l'image d'origine            Et Rodolphe, le front appuyé sur la barre du balcon, songea combien la vie était amère.
            Tout à coup un éclat de rire sonore et prolongé se fit entendre au-dessous de lui. Rodolphe se pencha un peu en avant pour voir d'où sortait cette fusée de folle joie, et il s'aperçut qu'il avait été aperçu par la locataire occupant l'étage inférieur : mademoiselle Sidonie, jeune première au théâtre du Luxembourg.
            Mademoiselle Sidonie s'avança sur sa terrasse en roulant entre ses doigts, avec une habileté castillane, un petit papier gonflé d'un tabac blond qu'elle tirant d'un sac en velours brodé.
            - Oh ! la belle tabatière, murmura Rodolphe avec une admiration contemplative.
            - Quel est cet Ali-Baba ? pensait de son côté mademoiselle Sidonie.
            Et elle rumina tout bas un prétexte pour engager la conversation avec Rodolphe, qui, de son côté, cherchait à en faire autant.
            - Ah ! mon Dieu ! s'écria mademoiselle Sidonie, comme si elle se parlait à elle-même : Dieu ! que c'est ennuyeux ! je n'ai pas d'allumettes.
            - Mademoiselle, voulez-vous me permettre de vous en offrir ? dit Rodolphe en laissant tomber sur le balcon deux ou trois allumettes chimiques roulées dans du papier.
            - Mille remerciements, répondit Sidonie en allumant sa cigarette.
            - Mon Dieu, Mademoiselle... continua Rodolphe, en échange du léger service que mon bon ange m'a permis de vous rendre, oserais-je vous demander ?...
            - Comment ! il demande déjà ! pensa Sidonie en regardant Rodolphe avec plus d'attention. Ah ! dit-elle, ces Turcs on les dit volages, mais bien agréables. Parlez, Monsieur, fit-elle ensuite en relevant la tête vers Rodolphe : que désirez-vous ?
            - Mon Dieu, Mademoiselle, je vous demanderai la charité d'un peu de tabac ; il y a deux jours que je 'ai fumé. Une pipe seulement...
            - Avec plaisir, Monsieur... Mais comment faire ? Veuillez prendre la peine de descendre un étage.
           - Hélas ! cela ne m'est point possible... Je suis enfermé ; mais il me reste la liberté d'employer un moyen très simple, dit Rodolphe.
            Et il attacha sa pipe à une ficelle, et la laissa glisser jusqu'à la terrasse, où mademoiselle Sidonie la bourra elle-même avec abondance. Rodolphe procéda ensuite avec lenteur et circonspection, à l'ascension de sa pipe qui lui arriva sans encombre.
            - Ah ! Mademoiselle, dit-il à Sidonie, combien cette pipe m'eût semblé meilleure si j'avais pu l'allumer au feu de vos yeux !
            Cette agréable plaisanterie en était au moins à la centième édition, mais mademoiselle Sidonie ne la trouva pas moins superbe.
            - Vous me flattez, crut-elle devoir répondre.
            - Ah ! Mademoiselle, je vous assure que vous me paraissez belle comme les trois Grâces.
Afficher l'image d'origine            - Décidément, Ali-Baba est bien galant, pensa Sidonie... Est-ce que vous êtes vraiment Turc ? demanda-t-elle à Rodolphe.
            - Point par vocation, répondit-il, mais par nécessité ; je suis auteur dramatique, Madame.
            - Et moi artiste, reprit Sidonie.
            Puis elle ajouta  :
            - Monsieur mon voisin, voulez-vous me faire l'honneur de venir dîner et passer la soirée chez moi ?
            - Ah ! Mademoiselle, dit Rodolphe, bien que cette proposition m'ouvre le ciel, il m'est impossible de l'accepter. Comme j'ai eu l'honneur de vous le dire, je suis enfermé par mon oncle, le sieur Monetti, poêlier-fumiste, dont je suis actuellement le secrétaire.
            - Vous n'en dînerez pas moins avec moi, répliqua Sidonie ; écoutez bien ceci : je vais rentrer dans ma chambre et frapper à mon plafond. A l'endroit où je frapperai, vous regarderez et vous trouverez les traces d'un judas qui existait et a été condamné depuis : trouvez le moyen d'enlever la pièce de bois qui bouche le trou, et, quoique chacun chez nous, nous serons presque ensemble...
            Rodolphe se mit à l'oeuvre sur-le-champ. Après cinq minutes de travail, une communication était établie entre les deux chambres.
            - Ah ! fit Rodolphe, le trou est petit, mais il y aura toujours assez de place pour que je puisse vous passer mon coeur.
            - Maintenant, dit Sidonie, nous allons dîner... Mettez le couvert chez vous, je vais vous passer les plats.
            Rodolphe laissa glisser dans la chambre son turban attaché à une ficelle et le remonta chargé de comestibles, puis le poète et l'artiste se mirent à dîner ensemble, chacun de son côté. Des dents, Rodolphe dévorait le pâté, et des yeux, mademoiselle Sidonie.
            - Hélas ! Mademoiselle, dit Rodolphe, quand ils eurent achevé leur repas, grâce à vous, mon estomac est satisfait. Ne satisferiez-vous pas de même la fringale de mon coeur, qui est à jeun depuis si longtemps ?
            - Pauvre garçon ! dit Sidonie.
           Et, montant sur un meuble, elle apporta jusqu'aux lèvres de Rodolphe sa main, que celui-ci ganta de baisers.
            - Ah ! s'écria le jeune homme, quel malheur que vous ne puissiez faire comme saint Denis, qui avait le droit de porter sa tête dans ses mains.                                    plantes-et-jardins.com 
Afficher l'image d'origine            Après le dîner commença une conversation   amoroso-littéraire. Rodolphe parla du Vengeur, et mademoiselle Sidonie en demanda la lecture. Penché au bord du trou, Rodolphe commença à déclamer son drame à l'actrice, qui, pour être plus à portée, s'était assise dans un fauteuil échafaudé sur sa commode. Mademoiselle Sidonie déclara Le Vengeur un chef-d'oeuvre ; et, comme elle était un peu " maîtresse " au théâtre, elle promit à Rodolphe de lui faire recevoir sa pièce.
            Au moment le plus tendre de l'entretien, l'oncle Monetti fit entendre dans le corridor son pas léger comme celui du " commandeur ". Rodolphe n'eut que le temps de fermer le judas.
            - Tiens, dit Monetti à son neveu, voici une lettre qui court après toi depuis un mois.
            - Voyons, dit Rodolphe. Ah ! mon oncle, s'écria-t-il, mon oncle, je suis riche ! Cette lettre m'annonce que j'ai remporté un prix de trois cents francs à une académie de Jeux Floraux. Vite ma redingote et mes affaires, que j'aille cueillir mes lauriers ! on m'attend au Capitole.
            - Et mon chapitre des Ventouses ? dit Monetti froidement.
            - Eh ! mon oncle, il s'agit bien de cela ! Rendez-moi mes affaires. Je ne peux pas sortir dans cet équipage...
            - Tu ne sortiras que lorsque mon Manuel sera terminé, dit l'oncle en enfermant Rodolphe à double tour.
            Rodolphe ne balança point longtemps sur le parti qu'il avait à prendre... Il attacha solidement à son balcon une couverture transformée en corde à noeuds ; et, malgré le péril de la tentative, il descendit à l'aide de cette échelle improvisée, sur la terrasse de mademoiselle Sidonie.
            - Qui est là ? s'écria celle-ci en entendant Rodolphe frapper à ses carreaux.
            - Silence, répondit-il, ouvrez...
            - Que voulez-vous ? qui êtes-vous ?
            - Pouvez-vous le demander ? Je suis l'auteur du Vengeur, et je viens chercher mon coeur que j'ai laissé tomber dans votre chambre par le judas.
            - Malheureux jeune homme, dit l'actrice, vous auriez pu vous tuer !
            - Ecoutez, Sidonie... continua Rodolphe en montrant la lettre qu'il venait de recevoir. Vous le voyez, la fortune et la gloire me sourient. Que l'amour fasse comme elles !...

           Le lendemain matin, à l'aide d'un déguisement masculin que lui avait fourni Sidonie, Rodolphe pouvait s'échapper de la maison de son oncle... Il courut chez le correspondant de l'académie des Jeux Floraux recevoir une églantine d'or de la force de cent écus, qui vécurent à peu près ce que vivent les roses.
            Un mois après, M. Monetti convié de la part de son neveu, d'assister à la première représentation du Vengeur. Grâce au talent de mademoiselle Sidonie, la pièce eut dix-sept représentations et rapporta quarante francs à son auteur.
            Quelque temps après, c'était dans la belle saison, Rodolphe demeurait avenue de Saint-Cloud, dans le troisième arbre à gauche en sortant du bois de Boulogne, sur la cinquième branche.


                                                                             Henry Murger
                                                                                       ( in Scènes de la Vie de Bohème )

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