dimanche 2 octobre 2016

Tickets, s'il vous plaît D.H.Lawrence 1/2 ( nouvelles Grande Bretagne )

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                                                     Tickets, s'il vous plaît

             Il y a dans les Midlands une ligne de tramways à voie unique, laquelle quitte courageusement  le chef-lieu de comté pour plonger dans la campagne noire et industrielle, par monts et par vaux, à travers de longs villages, de laides maisons ouvrières, par-dessus canaux et voies ferrées, dépassant des églises haut et noblement perchées au-dessus de la fumée et de l'ombre, à travers de rudes, froides et sales petites places de marché, un tramway qui penche et se précipite en dépassant les cinémas et les boutiques pour dévaler dans le creux où sont les houillères, puis remonter, dépassant une petite église rurale sous les frênes, et s'élance vers le terminus, ultime et vilaine petite agglomération industrielle, petite ville froide qui frissonne au bord de la campagne sauvage et lugubre qui s'étend au-delà. Là, les wagons peints vert et crème semblent se reposer, ronronner avec une satisfaction bizarre. Mais au bout de quelques minutes, à la tourelle des magasins de la Société coopérative de vente en gros, l'horloge donne l'heure, le tramway repart une fois de plus à l'aventure. De nouveau ce sont les téméraires descentes à flanc de colline, les virages rapides, de nouveau l'attente frisquette au sommet de la colline, sur la place du marché. De nouveau la courte glissade à couper le souffle sur la pente abrupte, au-dessous de l'église, de nouveau les haltes patientes aux voies d'évitement dans l'attente de l'autre rame. Et cela continue ainsi durant deux longues heures jusqu'à ce qu'enfin la grand-ville apparaisse au-delà des grands réservoirs à gaz, les usines étroites se rapprochent et que nous soyons dans les sordides rues de la grand-ville et qu'une fois de plus nous accostions, nous nous immobilisions à notre terminus, déconcertés par les grandes voitures cramoisies et crème de la cité, mais toujours guilleret, désinvolte, un peu casse-cou, vert ainsi qu'un pied de persil jailli dans un jardin noir de houillère.
            Voyager dans ces voitures est toujours une aventure. Étant donné que nous sommes en temps de guerre, les conducteurs sont des hommes inaptes au service actif, des boiteux et des bossus. Aussi sont-ils possédés du démon. Le parcours devient une course d'obstacles. Hourra ! nous avons franchi d'un joli bond le pont du canal... et maintenant, passons au carrefour. Un crissement, une gerbe d'étincelles et nous revoici libres. Certes, il arrive souvent qu'un tramway déraille, mais quelle importance ? Il repose dans le fossé jusqu'à ce que d'autres trams viennent le tirer de là. Il est tout à fait courant qu'une voiture, bondée d'une seule masse solide de personnes vivantes, tombe en panne au milieu de l'obscurité complète, au coeur de l'inconnu, dans la nuit sombre., et que le conducteur et la receveuse crient :
            " - Tout le monde descend ! La voiture brûle ! "                                 cartablevirtuel.u-paris10.fr
Afficher l'image d'origine            Pourtant, au lieu de s'élancer dehors en proie à la panique, les passagers répondent flegmatiquement :
            " - Allons ! allons ! On ne descend pas. On reste où qu'on est. Va donc, George. "
            Ainsi jusqu'à ce que les flammes fassent vraiment leur apparition.
            Les nuits sont froides, noires et venteuses à crever, et la voiture un vrai havre de grâce. Les mineurs se déplacent d'un village à l'autre afin de changer de cinéma, de fille ou de bistrot. Les trams sont affreusement bondés. Qui se risquerait dans le gouffre des ténèbres extérieures pour attendre une heure peut-être un autre tram et déchiffrer alors la sinistre affiche " Dépôt seulement ", parce qu'il y a quelque chose qui ne va pas ? Ou pour accueillir une rame de trois voitures brillamment éclairées, toutes si pleines de monde qu'elles passeront sans s'arrêter dans un hurlement moqueur ? Tramways passant dans la nuit...
            Cette ligne de tramway, la plus périlleuse de toute l'Angleterre, ainsi que le déclarent, avec orgueil, les autorités elles-mêmes, a seulement des jeunes filles pour receveuses et pour conducteurs des jeunes gens impétueux, légèrement estropiés, ou des jeunes gens délicats, qui manoeuvrent avec épouvante. Les filles sont des jeunes filles effrontées, intrépides. dans leur affreux uniforme bleu, la jupe aux genoux, coiffées d'une vieille casquette informe, elles ont tout le sang-froid d'un vieux sous-officier. Dans un train bondé de mineurs hurlants, vociférant des hymnes au rez-de-chaussée et un genre de répons d'obscénités à l'impériale, ces demoiselles sont parfaitement à l'aise. Elles sautent sur les jeunes gens qui tentent d'échapper à leur appareil à tickets. Elles poussent au-dehors les hommes qui sont au bout de leur parcours. On ne la leur fait pas, non, pas à elles ! Elles ne craignent personne, et tout le monde les craint.
            - Salut Annie !
            - Salut Ted !
            - Aïe ! Attention à mon cor, Miss Pierre. M'est avis que vous avez un coeur de pierre, vous venez encore de marcher dessus.
            - Vous devriez le garder dans votre poche, répond Miss Pierre grimpant allègrement à l'impériale, chaussée de hautes bottines. Tickets, s'il vous plaît !
            Elle est péremptoire, soupçonneuse et prête à l'attaque. Elle est prête à se défendre contre dix mille. Le marchepieds de ce tramway représente ses Thermopyles.
            Aussi existe-t-il un certain romanesque sauvage à bord de ces voitures, et dans le sein résolu d'Annie elle-même. Le romanesque tendre se situe dans la matinée, entre dix et treize heures, période où l'affluence est plutôt réduite, à part les jours de marché et le samedi, bien sûr. Annie a donc le temps de regarder autour d'elle, alors elle bondit souvent de sa voiture dans quelque boutique où elle a guigné quelque chose tandis que le conducteur bavarde sur la grand-route. Receveuses et conducteurs s'entendent à merveille, ne sont-ils pas compagnons de péril, équipage à bord de ce vaisseau fou qu'est un tramway éternellement balancé par les vagues d'une terre houleuse ?
Afficher l'image d'origine*           Et puis, c'est pendant ces heures calmes que les contrôleurs se remarquent le plus. Pour une raison quelconque tous les employés de cette ligne de tramway sont jeunes. On n'y rencontre pas de tête grise. Ça ne ferait pas l'affaire. Voilà pourquoi les contrôleurs ont le bon âge et l'un d'eux, le chef, est le plus beau. Voyez-le donc debout par un matin sombre, humide, dans son long ciré, la casquette bien enfoncée au-dessus des yeux, attendant une voiture afin de l'arraisonner. Le teint coloré, la petite moustache brune hérissée par les intempéries, il a un léger sourire insolent. Assez grand et agile, même en imperméable, il s'élance à bord de la voiture et salue Annie.
            - Hello Annie ! On se maintient au sec ?
            - On essaie.
            Il n'y a que deux passagers à bord de la voiture. Le contrôle est vite achevé. Aussi l'on passe à un long bavardage effronté sur le marchepied, bavardage aisé de vingt kilomètres.
              Le nom du contrôleur est John Thomas Raynor, mais on l'appelle toujours John Thomas, sinon,, quelquefois malicieusement, Coddy-Mac. Son visage devient furieux quand, de loin, on s'adresse à lui en employant ce surnom. Dans une demi-douzaine de villages John Thomas est un considérable objet de scandale. Le matin il flirte avec les receveuses et part avec elles la nuit venue. lorsqu'elles quittent leur voiture au dépôt. Les receveuses, naturellement, quittent souvent le service. Alors le contrôleur flirte et se promène avec la nouvelle venue, toujours à condition qu'elle soit suffisamment séduisante et qu'elle accepte de se promener. Il est remarquable, toutefois, que la majorité des receveuses soient tout à fait plaisantes. Toutes sont jeunes, et ce vagabondage à bord des voitures leur confère une fougue, une témérité de matelot. Qu'importe leur comportement quand le navire est au port ? Demain, elles se retrouveront à bord.
            Pourtant, Annie avait quelque chose d'intraitable, et sa langue acérée avait, durant de longs mois, tenu John Thomas à distance respectueuse. Peut-être, d'ailleurs, ne l'en aimait-elle que davantage, car il montait toujours en souriant avec effronterie. Annie le regardait vaincre une receveuse après l'autre. Annie pouvait dire suivant les yeux et la bouche du contrôleur, lorsqu'il flirtait dans la matinée avec elle, qu'il avait fait un tour, la veille, avec telle ou telle fille. Un fier coq de village, ce John Thomas. Annie voyait parfaitement clair.
            Dans ce subtil antagonisme ils se reconnaissaient comme de vieux amis, présentaient presque la même perspicacité l'un envers l'autre, qu'un mari et sa femme. Mais Annie avait toujours maintenu le contrôleur à distance convenable. Et d'ailleurs, la receveuse avait son petit ami.
            Mais la foire des Statuts, à Bestwood, eut lieu en novembre. Il se trouva qu'Annie était libre le lundi soir. C'était un vilain soir à bruine. Pourtant Annie se mit sur son trente-et-un et se rendit au champ de foire. La receveuse était seule, mais pensait rencontrer bientôt un copain quelconque.
Afficher l'image d'origine   **      Les chevaux de bois tournaient en serinant leur musique, les baraques faisaient tout le bruit possible. Les tirs aux noix de coco ne présentaient pas de noix de coco mais des ersatz pour temps de guerre, que les gars déclaraient fixés aux tiges de fer. On constatait un triste déclin dans la lumière et dans le luxe. Néanmoins le sol était aussi boueux que jamais. Il y avait la même bousculade, la foule des visages illuminés par les feux de joie et les lampes électriques, la même odeur de naphte et de rares pommes de terre.
            Qui devait être le premier à saluer Miss Annie sur le champ de foire, sinon John Thomas ? Il portait un pardessus noir boutonné jusqu'au menton, ainsi qu'une casquette en tweed enfoncée jusqu'au-dessus des sourcils. Dans l'intervalle son visage était aussi coloré, souriant et malin que jamais. Annie connaissaient tellement bien les mouvements de ses lèvres !
            Elle était très contente d'avoir trouvé un " type ". Etre aux Statuts sans un gars manquait de charme. Aussitôt le contrôleur, en galant homme qu'il était, mena la receveuse sur les Dragons, des montagnes russes aux crocs sinistres. En fait, c'était loin d'être aussi excitant que les tramways. Mais, toutefois, être assise à l'intérieur d'un dragon vert et branlant, soulevée au-dessus d'un océan de faces en billes, tournoyant à une vitesse folle dans les régions inférieures du paradis tandis que John Thomas, la cigarette au bec, se penchait au-dessus de la receveuse, c'était après tout ce qu'il convenait de faire. Petite personne rondelette, rapide et vivante, Annie se sentait excitée et heureuse.
            John Thomas la fit rester pour le tour suivant. C'est pourquoi elle ne put décemment se formaliser ni repousser le contrôleur, lorsqu'il passa le bras autour d'elle et l'attira un peu plus près de lui, de façon très chaleureuse et caressante. D'ailleurs, il était assez discret, il maintenait une attitude aussi discrète que possible. Annie baissa les yeux et vit que la main rouge et propre de son compagnon se trouvait hors de la vue de la foule. Et puis, tous deux se connaissaient tellement bien ! C'est ainsi qu'ils se mirent au diapason de la fête.
            Après les dragons ils montèrent sur les chevaux. John Thomas payant chaque fois, sa compagne ne pouvait que se montrer complaisante. Lui, bien sûr était à califourchon sur le cheval externe, appelé Black Bess. Annie se tenait en amazone, tournée vers John Thomas, sur le cheval interne, appelé Flamme-Sauvage. Mais naturellement John Thomas n'allait pas rester assis sagement sur Black Bess, agrippé à la barre en cuivre. Ils viraient et se soulevaient dans la lumière. Le contrôleur se tourna sur son coursier de bois, lança une jambe au-travers de la monture d'Annie, et se balança dangereusement de haut en bas dans le vide, à demi couché sur le dos, en riant vers sa compagne. Il était parfaitement heureux. Elle, avait peur que son chapeau ne fût de guingois, mais elle s'amusait.
            Il jeta des palets sur une table et gagna pour Annie deux grandes épingles à chapeau bleu pâle. Puis, entendant la sonnerie des cinémas annonçant une nouvelle séance, tous deux grimpèrent sur l'estrade et entrèrent.                                                                                      francoise1.unblog.fr 
Résultat de recherche d'images pour "homme jeune coq fier"            Bien entendu, pendant les projections l'obscurité complète se fait de temps en temps quand la mécanique s'enraye. Alors on entend des huées furieuses, ainsi que les violents claquements de lèvres de baisers simulés. Dans ces moments-là John Thomas attirait Annie contre lui. Après tout, il avait une façon chaleureuse et confortable de tenir une fille au creux de son bras. Cela vous emboîtait si bien ! Après tout, c'était agréable d'être ainsi tenue, si réconfortant, si confortable, si bon ! Le contrôleur se penchait sur Annie qui sentait son souffle sur ses cheveux. Elle savait qu'il désirait baiser ses lèvres. Après tout, il était si chaud, et elle s'emboîtait si tendrement au creux de son bras ! Après tout, elle désirait ce contact sut ses lèvres.
            Mais la clarté revint soudain, Annie aussi tressaillit électriquement et remit son chapeau droit. John Thomas laissa reposer son bras nonchalamment derrière elle. Eh bien, c'était amusant de se trouver aux Statuts avec John Thomas.
            Quand le cinéma fut terminé, tous deux allèrent se promener à travers les champs sombres, humides. John Thomas avait tous les talents pour vous faire la cour. Ce qu'il réussissait le mieux, c'était de tenir une fille assis avec elle sur un échalier dans le crachin ténébreux. Il paraissait la tenir au milieu de l'espace contre sa propre chaleur agréable. Quant à ses baisers, ils étaient doux, lents et quêteurs.
            C'est ainsi qu'Annie " sortit " avec John Thomas, bien qu'elle gardât son petit ami en réserve. Quelques-unes des receveuses choisissaient la pruderie. Mais, mon Dieu, il faut prendre les choses comme elles viennent en ce monde.
            Il n'y avait pas à se raconter d'histoires : Annie aimait beaucoup John Thomas. Toutes les fois qu'il était près d'elle elle se sentait si riche, si chaleureuse à l'intérieur ! Quant à John Thomas, il aimait vraiment bien la receveuse, plus que d'habitude. La façon tendre, fondante, dont Annie était capable de vous envahir, comme si elle s'était fondue en vos propres os, c'était là quelque chose de rare et de bon, que John Thomas appréciait à sa juste valeur.
            Mais la connaissance, en se développant, commença à développer l'intimité. Annie voulait considérer John Thomas en personne humaine, en homme. Annie voulait s'intéresser intellectuellement à lui et recevoir de lui une réponse intelligents. Elle ne voulait pas d'une simple présence nocturne. Il n'avait pas la moindre intention de devenir un individu complet pour Annie. Lorsqu'elle commença de témoigner de l'intérêt intellectuel envers lui, sa vie et son caractère, il prit le large. Il avait horreur de l'intérêt intellectuel. Il savait que la seule façon d'y mettre fin, c'était de l'éviter. Chez Annie, venait de s'éveiller la femelle possessive. Aussi John Thomas la quitta-t-il..........

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                                                                         à suivre....... 2 suite et fin

           Il serait vain de déclarer......./



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