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vendredi 24 mai 2013

Un anarchiste 4 fin Joseph Conrad ( nouvelle Angleterre )



                                                   Un anarchiste


             ... Ils me rejoignirent et me firent comprendre que le canot était à eux, pas à moi.
            - Nous sommes deux contre toi seul, dit Mafile.
            - Je sortis à découvert et m'écartai d'eux, de peur de prendre un coup en traître sur le crâne. J'aurais pu les abattre tous deux sur place, mais je ne dis rien, et contins le rire qui me montait aux lèvres. Je me fis très humble et les suppliai de m'emmener avec eux. Ils se consultèrent à voix basse sur mon sort, pendant que, grâce au revolver que je tenais sous ma blouse, j'avais leur vie entre mes mains. Je les laissai vivre. Je voulais leur faire tirer le canot. Je leur représentai, avec un humilité abjecte, que je connaissais le maniement d'une barque, et qu'étant trois à ramer nous pourrions nous reposer à tour de rôle. Cet argument finit par les décider. Il était temps. Un peu plus j'aurais éclaté tant la chose était drôle.
            A ce moment son excitation se donna libre cours. Il sauta de l'établi tout gesticulant. Les grandes ombres de ses bras courant sur le toit et les murs faisaient paraître les murs de l'appentis trop petits pour son agitation.
            - Je ne nie rien, éclata-t-il. J'étais transporté de joie, Monsieur. Je goûtais une sorte de félicité. Mais je me tins coi. Toute la nuit je pris mon tour aux avirons. Nous tirions vers le large, et mettions notre espoir dans la rencontre d'un navire. C'était une hardiesse absurde à laquelle je les avais entraînés. Quand le soleil se leva l'immensité de la mer était calme, et les îles du Salut n'apparaissaient plus que sous forme de petits points noirs au sommet des vagues. C'est moi qui barrais à ce moment-là. Mafile, qui ramait en avant, lâcha un juron et dit : " Il faut nous reposer . "
            L'heure de rire était venu enfin, et je m'en donnai à coeur joie, vous pouvez me croire. Je me tenais les côtes, je me roulais sur mon banc, devant leurs visage stupéfaits. " Qu'est-ce qui le prend, cet animal ?
s'écria Mafile ".
            Et Simon qui était le plus près de moi dit par-dessus son épaule : " Le diable m'emporte s'il n'est pas devenu maboule. "
            A ce moment je sortis mon revolver. Aha ! Si vous aviez vu du coup leur regard se figer. Ha ! ha ! Ils avaient la frousse, mais ils ramaient ! Oh oui ! Ils ont tiré toute la journée, l'air tantôt hagard, tantôt épuisé. Je ne perdais rien du spectacle, parce qu'il fallait les tenir à l'oeil tout le temps, sans quoi, crac, en un clin d'oeil ils me seraient tombés dessus. Je reposais sur mon genou la main qui tenait mon revolver tout armé et gouvernais de l'autre. Leurs visages commençaient à se couvrir de cloques. Ciel et mer semblaient en feu autour de nous, et la mer fumait sous le soleil. La barque grésillait en fendant l'eau. Mafile avait de l'écume à la bouche par moments, puis se mettait à gémir, mais il tirait toujours. Il n'osait pas s'arrêter. Ses yeux étaient injectés de sang et il s'était déchiré la lèvre inférieure à force de la mordre. Simon était enroué comme un corbeau.
            " Camarade..., commença-t-il
            - Il n'y a pas de camarade ici je suis votre patron.
           - Patron alors, au nom de l'humanité laissez-nous souffler ! "
           Je le leur permis. Il y avait un peu d'eau de pluie qui courait au fond du bateau. Je les autorisai à en ramasser dans le creux de leurs mains. Puis, quand je donnai l'ordre : En route ", je les vis échanger un coup d'oeil significatif. Ils pensaient que je finirais bien par dormir. Aha ! Je n'avais pas la moindre envie de dormir. Je me sentais plus éveillé que jamais. C'est eux qui finirent par s'endormir en ramant, et qui tombèrent de leur banc cul par-dessus tête, comme deux masses, l'un après l'autre. Je les laissai à leur sommeil, toutes les étoiles brillaient. C'était un monde de paix, le soleil se leva. Un autre jour. Allons, en route !
            Ils tiraient mal. Leurs yeux roulaient dans leurs orbites et ils tiraient la langue. Au cours de la matinée, Mafile croassa : " Si on se jetait sur lui, Simon ? Autant recevoir un pruneau tout de suite que de crever de soif, de faim et de fatigue. "
            Il n'en continuait pas moins à souquer, et Simon tirait aussi. Cela me faisait sourire, ah ! ils aimaient la vie ces deux-là, dans leur monde pourri, comme je l'aimais moi-même avant qu'ils ne me l'eussent gâtée avec leurs tirades. Je les laissai ramer jusqu'à la limite de leurs forces, et c'est alors seulement que je leur montrai les voiles d'un navire à l'horizon.
            Ah, il fallait les voir revivre et s'appliquer à leur tâche, car je les fis ramer encore pour couper la route du navire. Ils étaient tout changés. L'espèce de pitié que j'avais ressentie pour eux se dissipa. Ils redevenaient eux-mêmes de minute en minute. Ils me lançaient les regards dont je me souvenais trop bien, ils étaient heureux, ils souriaient.
            " Eh bien ! fait Simon, l'énergie de ce jeunot nous a sauvé la vie. S'il ne nous y avait pas forcés nous n'aurions jamais ramé assez loin pour couper la route des navires. Camarade, je te pardonne. Je t'admire ! "
            Et Mafile grogne depuis son banc : " On te doit une belle dette de reconnaissance, camarade. Tu es taillé pour faire un chef. "
            Camarade, Monsieur ! Ah, le magnifique mot ! Et ces gens-là et d'autres comme eux en avaient fait un mot maudit. Je les regardais, je me rappelais leurs mensonges, leurs promesses, leurs menaces, et tous mes jours de misère. Pourquoi ne pouvaient-ils pas me laisser tranquille à ma sortie de prison ? Je les regardais en me disant que je ne serai jamais libre tant qu'ils vivraient. Jamais. Ni moi, ni d'autres, des hommes au coeur chaud et à la tête faible, comme moi. Car je sais que je n'ai pas la tête bien forte, Monsieur, une rage noire m'envahit, la rage de l'extrême ivresse, mais pas contre l'injustice de la société, ah non !
            Je veux être libre ! criai-je furieusement.
            " Vive la liberté ! hurle ce bandit de Mafile. Mort aux bourgeois qui nous envoient à Cayenne. Ils s'apercevront bientôt que nous sommes libres ! "
            La mer, le ciel, l'horizon tout entier étaient devenus rouges autour du bateau, rouge sang. Je m'étonnais qu'ils n'entendissent pas les coups de mes tempes, tant elles battaient fort. Comment cela se faisait-il ? Comment ne comprenaient-ils pas ?
            J'entendis Simon demander : " On est peut-être assez loin maintenant ? - Oui, ça suffit, dis-je. " J'étais fâché pour lui, c'était l'autre que je haïssais. Il remonta son aviron avec un gros soupir et au moment où il s'essuyait le front, avec la mine d'un homme qui avait fini sa tâche, je pressai la détente, l'arme appuyée sur mon genou, et l'atteignis en plein coeur.
            Il s'affala, la tête pendant au-dessus du plat-bord. Je ne lui accordai pas un regard. L'autre poussa un cri perçant, un seul cri d'horreur. Puis tout se tut.
            Il se laissa tomber du banc sur les genoux et leva devant son visage ses mains jointes en un geste de supplication. " Grâce, murmura-t-il, grâce pour moi, camarade !
            - Camarade ! fis-je d'un ton sourd. Oui, camarade évidemment. Eh bien alors, crie Vive l'anarchie ! "
            Il leva les bras, le visage dressé vers le ciel et la bouche ouverte en un grand cri de désespoir : " Vive l'anarchie ! Vive... "
            Il s'effondra d'un coup, une balle dans la tête.
            Je lançai les deux cadavres à la mer. Je jetai le revolver aussi. Puis je m'assis tranquillement. J'étais libre, enfin ! Je ne regardai même pas du côté du bateau. Je ne m'en souciai pas. J'ai même dû m'endormir , car tout à coup il y eut des cris, et j'aperçus le navire presque sur moi. On me hissa à bord, et on prit la barque en remorque. Ils étaient tous noirs avec un capitaine métis qui seul savait quelques mots de français. Je ne pus découvrir où ils allaient, ni qui ils étaient. Ils me donnaient à manger tous les jours, mais je n'aimais pas leur façons  de parler de moi dans leur langue. Peut-être complétaient-ils de me flanquer par-dessus bord pour garder le canot. Comment le saurais-je ? En passant devant cette île je demandai si elle était habitée. Je compris à ce que me dit le métis, qu'elle contenait une maison. Une ferme, voulait-il dire sans doute. Alors je le priai de me débarquer sur la grève, et de garder le canot pour sa peine. C'était sans doute
ce qu'il demandait. Vous savez le reste.
            Ce récit achevé, l'homme perdit brusquement tout empire sur lui-même. Il se mit à arpenter fiévreusement le hangar, puis à courir. Il agitait ses bras comme des ailes de moulin, et ses exclamations qui tenaient du délire, ramenaient cette protestation en incessant refrain : " je ne nie rien... rien... " Je ne pouvais que le regarder et, assis à l'écart répéter :
            - Calmez-vous... Calmez-vous... ! Jusqu'à ce que son agitation cédât.
            Je dois avouer que je demeurai longtemps près de lui, longtemps encore après qu'il se fût glissé sous sa moustiquaire. Ils m'avait supplié de ne pas le quitter, alors, comme on veille un enfant nerveux, je me tins près de lui au nom de l'humanité, jusqu'à ce qu'il dormît.
            Somme toute, j'ai l'impression qu'il était beaucoup plus anarchiste qu'il ne le croyait ou ne l'avouait lui-même. Et mis à part les traits particuliers de son histoire, il ressemblait fort à d'autres anarchistes. Coeur chaud et tête faible; c'est la clef de l'énigme, et de fait, les plus amères contradictions comme les plus sanglants conflits du monde naissent dans l'âme de tout être capable de sentiment et de passion.
            Mon enquête personnelle me permet d'affirmer que tous les détails apportés par lui sur la révolte des forçats étaient exacts.
            En repassant par Horta, au retour de Cayenne, je revis l'Anarchiste et le trouvai assez mal en point. Il était plus usé, plus frêle que jamais. Sous les souillures du métier son visage avait encore blêmi. Manifestement la viande du principal troupeau de la Compagnie, sous sa forme non concentrée, ne lui convenait pas du tout.
            C'est sur le ponton de Horta que nous nous rencontrâmes, et je tâchai de le convaincre de laisser le canot en plan et de me suivre sans tarder en Europe. C'eût été un plaisir d'imaginer la surprise et la colère de l'excellent régisseur devant la fuite du pauvre diable. Mais il m'opposa un refus d'une invincible obstination.
            - Voyons ! Vous n'allez pas vivre ici éternellement ! m'écriai-je.
            Il hocha la tête.
            - J'y mourrai, dit-il. Puis il ajouta d'un ton sombre. Loin d'eux.
            Quelquefois je le revois, les yeux grands ouverts, allongé sur sa selle, dans l'appentis bas, plein d'outils et de ferraille, cet esclave anarchiste du Maranon, attendant avec résignation le sommeil, qui le fuyait, comme il disait, de si inexplicable façon.



                                                                                                         Conrad

                                                            parue dans le Harper's Magazine 1906