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mercredi 1 juillet 2015

Correspondance Proust Gide extrait 2 ( Lettres France )


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                                                                                             102, Boulevard Haussman

                                                                                                     6 mars 1914

            Mon cher Gide,                                                                                               openlibrary.org
            Je ne vous remercierais pas aussi vite de votre hindou, préférant attendre de l'avoir bien lu, si je n'avais grand plaisir à vous dire que je suis toujours le captif anxieux et ravi de vos Caves du Vatican. Ce n'est pas ma faute si vous nous donnez à admirer simultanément des choses si différentes, si différentes qu'il est confondant et bien beau qu'un même être puisse tenir tout " l'entre-deux ". Je trouve bien noble et haute l'humilité dont vous faites preuve devant Tagore, et je la relie à votre conscience de juré. Mais dans la création de Cadio, personne ne fut objectif avec autant de perversité depuis Balzac et Splendeurs et Misères. Encore, je pense, que Balzac était aidé, pour inventer Lucien de Rubempré, par une certaine vulgarité personnelle. Il y a un certain " grain de peau ", dans les propos de Lucien, dont le naturel nous enchante, mais qu'on retrouve souvent chez Balzac et même dans sa correspondance. Tandis que vous, pour créer Cadio !... J'aurais beaucoup à vous dire de ce roman, plus passionnant qu'un Stevenson, et dont les épisodes convergent, composé comme dans une rose d'Eglise. C'est à mon goût la composition la plus savante, mais je n'ai peut-être pas le droit de dire cela, puisque, ayant mis tout mon effort à composer mon livre, et ensuite à effacer les traces trop grossières de composition, les meilleurs juges n'ont vu là que du laisser-aller, de l'abandon, de la prolixité. Il y a certaines choses que je ne peux aimer, dans vos  Caves du Vatican, qu'en me forçant. Je ne parle pas seulement des boutons de Fleurissoire, mais de mille détails matériels ; moi je ne peux pas, peut-être par fatigue, ou paresse, ou ennui, relater, quand j'écris, quelque chose qui ne m'a pas produit une impression d'enchantement poétique, ou bien où je n'ai pas cru saisir une vérité générale. Mes personnages n'enlèvent jamais leur cravate, ni même n'en renouvellent " le jeu ", comme au commencement d'Isabelle. Mais je crois que c'est vous qui avez raison. Cet effort que je suis obligé de faire en suivant Fleurissoire chez le pharmacien, Balzac longtemps me l'imposa, et la réalité, la vie. Enfin je lis votre roman avec passion. C'est vraiment une Création, dans le sens génésique de Michel-Ange ; le Créateur est absent, c'est lui qui a tout fait et il n'est pas une de ces créatures. Je vous vois réglant les allées et venues de Fleurissoire comme le Dieu colérique de la Sixtine installant la lune dans le ciel. Je sens tout le ridicule de cette lettre qui est plutôt un remerciement anticipé pour les Caves du Vatican, si vous me l'envoyez. Mais non, je ne vous demande pas de me l'envoyer. Et quand il paraîtra, je vous écrirai une nouvelle lettre, cette fois sur Tagore. Croyez à mes sentiments amicalement dévoués.


                                                                                            Marcel Proust

            Je ne sais si je vous ai dit que j'ai trouvé votre préface admirable.



                                                                                                 21 ou 22 mars 1914
bookblister.com
            On me donne à l'instant votre lettre. Ecoutez, vous me dites que vous avez en ce moment un grand chagrin. Or, je veux vous dire ceci. Je suis l'être le moins curieux et le moins indiscret qui soit. Quand on veut me faire une confidence, j l'arrête si je le peux. Mais aussi, moi si impuissant à obtenir quelque chose pour moi, à m'éviter le moindre mal, j'ai été doué ( et c'est certes mon seul don ) du pouvoir de procurer du bonheur aux autres, de leur éviter des peines, bien souvent. J'ai réconcilié non pas seulement des adversaires mais des amants, j'ai guéri des malades quand je n'ai pu qu'empirer mon mal, j'ai fait travailler des paresseux tout en le restant moi-même. Si vous croyez que je puisse d'une manière quelconque intervenir dans les choses qui vous font de la peine, je suis prêt à aller où vous vous voudrez, à partir en voyage s'il le faut et dans les 24 heures. Que mon état de santé ne vous donne aucun scrupule ; je suis incapable d'une fatigue régulière, nullement d'une fatigue exceptionnelle. Les qualités, et je vous le dis très simplement et parce que je vous jure que j'ai en dehors de cela une bien pauvre idée de moi, qui me donnent ces chances de réussite pour les autres, sont sans doute, avec une certaine diplomatie, un oubli de moi-même et une attention exclusive au bien de mon ami ; qui se rencontrent d'habitude rarement chez une même personne. Ne me répondez pas, si je ne peux rien faire. Mais si votre peine est de celles où une parole qu'on ne peut pas dire soi-même à un autre être peut être efficace, n'hésitez pas à avoir recours à moi. Dans un tout autre ordre, tandis que j'écrivais mon livre, je sentais que si Swann m'avait connu et avais pu user de moi, j'aurais su rendre Odette amoureuse de lui... Cher ami, Swann me rappelle que vous me parlez de cette édition. Excusez-moi de ne pas vous en parler aujourd'hui : j'étais absorbé par l'idée de votre peine. J'espère que vous pourrez lire ma lettre, car j'écris si illisiblement et vous m'avez mal lu hier. Je ne disais pas que Grasset ait été gentil, mais que j'avais peur de ne pas l'être : " Apprends que mon devoir ne dépend pas du tien. " Il n'a d'aucune façon à regretter d'avoir publié mon livre, car il a tiré quatre éditions en deux mois, et chaque fois je n'acceptais que la moitié de ce qu'il voulait me donner, bien que j'eusse à ce moment de graves ennuis d'argent. Quand à la N.R.F., si je me décidais ( ce que je ne crois pas ) ce serait à la condition absolue que ce serait moi qui ferais les frais des volumes(1). Ne m'écrivez pas si je ne peux rien pour vous, ne me répondez pas. Si je peux quelque chose, écrivez-moi. Mais sachez qu'il est possible que je n'aie pas vos lettres avant le soir ; donc, si vous aviez à me faire partir en voyage demain lundi, il serait prudent d'écrire sur l'enveloppe qu'on me remette cette lettre aussitôt qu'il serait possible.
            Mais si vous ne voyez pas que je puisse rien faire, ne nous écrivons plus, d'autant plus que c'est une grande fatigue pour moi d'écrire. Merci encore ; j'ai pour vous infiniment d'amitié et d'admiration.


                                                                                                       Marcel

                                                          Ecrit sur l'enveloppe

            Je fais attendre la réponse pour le cas où vous auriez besoin que je fasse quelque chose ( départ, etc. ) demain ; je serais moins agité de le savoir dès ce soir. Si vous n'avez pas besoin de moi, dîtes simplement qu'il n'y a pas de réponse et ne m'écrivez pas.

1 - La NRF prendra finalement l'édition du volume entièrement à sa charge, dégageant ainsi Proust de tout problème de cet ordre.



                                                                                                                                      
                                    Lettre sans date accompagnant une gerbe de roses de chez Lachaume

            Si tu me parles de tourment,
            D'espérances désabusées,
            J'irai te cueillir seulement
            Des roses pleines de rosée.

                                       Villiers de l'Isle-Adam

            Etes-vous toujours aussi triste ?                                                                                                                                                                    flowerlifestyle.wordpress.com

                                                          Votre,
                                                                     Marcel



                                                                                                     4 ou 5 avril 1914

            Cher ami,
            Je vous en Prie n'allez pas avoir ce découragement au sujet des Caves qui passionnent tout le monde, et m'ont, moi, rendu malade ( ce qui n'est peut-être pas le meilleur hommage, mais en est un bien grand pourtant . Il faudrait dix lettres, ou plutôt dix conversations pour vous faire comprendre le mal que m'a fait Cadio et c'est d'abord une preuve qu'il existe : " Je fais souffrir, donc je suis . " Non, mon cher ami, si vous avez des tristesses dans votre vie, je sais trop que les " succès littéraires " sont bien insuffisants à les adoucir ; mais quant à vous attrister à cause de votre oeuvre, ce serait de la folie. Qu'importe qu'elle ait vieilli pour vous, elle naît maintenant resplendissante et jeune dans nos pensées, laissez-la accomplir de cerveau en cerveau sa migration mystérieuse et que vous avez providentiellement réglée. Vous me demandez de ne pas vous juger là-dessus ! Que dirais-je, moi qui, incapable même de relire la dactylographie de mon second volume, vais faire paraître quelque chose d'informe et que je souhaiterais tant que vous ne lussiez pas, sans avoir même la force de dicter au moins le premier brouillon qui, lui, avait en tout cas plus de netteté. Ce qui vous rend peut-être injuste pour les Caves, et ce qui, pendant que je les finissais, a rendu injuste l'un des nombreux moi-même qui lisait en même temps et que les autres ont bien vite convaincu d'erreur, c'est que depuis Crime et Châtiment et les Karamazov, nous ne pouvons plus voir un criminel qui ne cherche pas à échapper à la justice sans croire que cela ressemble à Dostoïevski. C'est idiot. A ce compte-là Tolstoï n'aurait pas pu peindre la Guerre en ordre dispersé parce que Stendhal l'avait déjà fait. Et puis qu'est-ce qu'il y a de plus différent d'un personnage de Dostoïevski que Cadio. Je suis même persuadé que Dostoïevski n'en aurait pas pu comprendre la séduction et l'immoralité. ( Je voudrais bien savoir si tous les
" oncles " de Cadio sont des " tantes ". Que tout cela est intéressant. ) Le point d'interrogation, la pointe de soleil levant et d'espoir sur lesquels s'achève votre livre, n'est peut-être pas, au point de vue purement géométrique de la composition, tout à fais satisfaisant. On s'attendait à ce que les issues fussent plus complètement bouchées, à avoir un livre hermétiquement clos. Mais il m'intéresse plus ainsi, faisant sa part à une des lois qui m'intéressent le plus, et que pour ma part je tâche toujours de mettre en lumière quand j'écris, à savoir les différences de pression, les variations de l'atmosphère morale pour un même individu. Cette aurore tonique de la fin me plaît beaucoup par là. Cher ami, j'aurais tant à vous dire sur vous et suis si épuisé pour prolonger cette lettre que je m'en veux de résumer quelques lignes pour vous répondre au sujet de mon livre. Mais en deux mots, voici. Je ne sais si je vous ai déjà dit ( je confonds ) que j'ai écrit à Grasset, j'ai profité de ce que j'ai des sujets d'être mécontent de lui. Il m'a répondu par de vaines paroles, mais où, à la fin, il semblait invoquer commercialement le traité d'une façon qui m'a un peu choqué. Ce que je lui ai témoigné dans ma réplique. Alors est arrivé ce que je pouvais le plus redouter, car je suis sans armes contre la gentillesse. Il m'a écrit que je pouvais faire ce qui me plaisait, qu'il me déliait de tout traité, qu'il ne voulait de moi que de tout mon coeur et non par contrainte. Dans ces conditions, je ne pouvais qu'abdiquer la liberté qu'il me rendait, je lui ai donc dit que je paraîtrais chez lui, en me réservant de faire d'autres éditions
ailleurs, ce qu'il a reconnu m'être permis en vertu du traité. Je l'ai dit pour être plus libre, mais à vrai dire je ne vois pas bien quel serait l'intérêt de cela. Quant aux fragments dans la Revue, tout ce que vous voudrez. Il faudra seulement que vous me disiez le nombre de pages pour que je calcule à peu près. Je pense beaucoup à vous. Souvent j'aimerais causer avec vous, et souvent de la N.R.F.où tout ne me plaît pas. Mais ce que je voudrais surtout, c'est vous savoir un peu consolé.
            Je vous sers la main vingt fois par jour !
                                                                                Votre

                                                                                             Marcel

            Je vous dois, entre tant d'autres choses, deux délicieuses lettres de Monsieur Chadourne et je vous en suis bien reconnaissant.


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