lundi 24 décembre 2012

Un fou ? Maupassant ( nouvelle fantastique France )


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                                                                 Un fou ?

            Quand on me dit : " Vous savez que Jacsues Parent est mort fou dans une maison de santé ", un frisson douloureux, un frisson de peur et d'angoisse me courut le long des os ; et je le revis brusquement, ce grand garçon  étrange, fou depuis longtemps peut-être, maniaque inquiétant, effrayant même.
            C'était un homme de quarante ans, haut, maigre, un peu voûté, avec des yeux d'halluciné, des yeux noirs, si noirs qu'on ne distinguait pas la pupille, des yeux mobiles, rôdeurs, malades, hantés. Quel être singulier, troublant, qui apportait, qui jetait un malaise autour de lui, un malaise vague de l'âme, du corps, un de ces énervements incompréhensibles qui font croire à des influences surnaturelles.
            Il avait un tic gênant : la manie de cacher ses mains. Presque jamais il ne les laissait errer, comme nous faisons tous, sur les objets, sur les tables. Jamais il ne maniait les choses traînantes avec ce geste familier qu'ont presque tous les hommes. Jamais il ne les laissait nues, ses longues mains osseuses, fines, un peu fébriles. Il les enfonçait dans ses poches, sous les revers de ses vêtements ; il les dissimulait sous ses aisselles en croisant les bras. On eût dit qu'il avait peur qu'elles ne fissent, malgré lui, quelque besogne défendue, qu'elles n'accomplissent quelque action honteuse ou ridicule s'il les laissait libres et maîtresses de leurs mouvements.
            Quand il était obligé de s'en servir pour tous les usages ordinaires de la vie, il le faisait par saccades brusques, par élans rapides du bras comme s'il n'eut pas voulu leur laisser le temps d'agir par elles-mêmes, de se refuser à sa volonté, d'exécuter autre chose. A table, il saisissait son verre, sa fourchette ou son couteau si vivement qu'on avait jamais le temps de prévoir ce qu'il voulait faire avant qu'il ne l'eût accompli.                                                                           
            Or, j'eus un soir l'explication de la surprenante maladie de son âme.
            Il venait passer de temps en temps quelques jours chez moi, à la campagne, et ce soir-là il me paraissait particulièrement agité.
            Un orage montait dans le ciel, étouffant et noir, après une journée d'atroce chaleur. Aucun souffle d'air ne remuait les feuilles. Une vapeur chaude de four passait sur les visages, faisant haleter les poitrines. Je me sentais mal à l'aise, agité, et je voulus gagner mon lit.
            Quand il me vit me lever pour partir, Jacques Parent me saisit le bras d'un geste effaré.
            - Oh ! non, reste encore un peu, me dit-il.
            Je le regardai avec surprise, en murmurant :
            - C'est que cet orzge me secoue les nerfs.
            Il gémit, ou plutôt il cria :
            - Et moi donc ! Oh ! reste, je te prie ; je ne voudrais pas demeurer seul.
            Il avait l'air affolé. Je prononçai :
            - Qu'est-ce que tu as ? Perds-tu la tête ?
            Et il balbutia :
            - Oui, par moments, dans les soirs comme celui-ci, dans les soirs d'électricité... j'ai... j'ai... j'ai peur..
j'ai peur de moi... tu ne me comprends pas ? C'est que je suis doué d'un pouvoir... non... d'une puissance... non... d'une force... Enfin, je ne sais pas dire ce que c'est, mais j'ai en moi une action magnétique si extraordinaire que j'ai peur, oui, j'ai peur de moi, comme je te le disais tout à l'heure !
            Et il cachait avec des frissons éperdus ses mains vibrantes sous les revers de sa jaquette.
            Et moi-même je me sentis soudain tout tremblant d'une crainte confuse, puissante, horrible. J'avais envie de partir, de me sauver, de ne plus le voir, de ne plus voir son oeil errant passer sur moi, puis s'enfuir, tourner autour du plafond, chercher quelque coin solmbre de la pièce pour s'y fixer, comme s'il eût voulu cacher aussi son regard redoutable.
            Je balbutiai :
            - Tu ne m'avais jamais dit ça !
            Il reprit :
            - Est-ce que j'en parle à personne ? Tiens, écoute, ce soir je ne puis me taire. Et j'aime mieux que tu saches tout ; d'ailleurs, tu pourras me secourir.
            Le magnétisme ! Sais-tu ce que c'est ? Non. Personne ne sait. On le constate pourtant ; on le reconnaît, les médecins eux-mêmes le pratiquent, un des plus illustres, M Charcot, le professeur. Donc, pas de doute, cela existe.
            Un homme, un être a le pouvoir, effrayant et incomprhensible, d'endormir par la force de sa volonté un autre être et, pendant qu'il dort, de lui voler sa pensée, c'est-à-dire son âme, l'âme, ce sanctuaire, ce secret du Moi, l'âme ce fond de l'homme qu'on croyait impénétrable, l'âme cet asile des inavouables idées, de tout ce qu'on cache, de tout ce qu'on aime, de tout ce qu'on veut celer à tous les humains, il l'ouvre, la viole, l'étale, la jette au public ! N'est-ce pas atroce, criminel, infâme ?
            Pourquoi, comment cela se fait-il ? Le sait-on ? Mais que sait-on ? Tout est mystère. Nous ne communiquons avec les choses que par nos misérables sens, incomplets, infirmes, si faibles qu'ils ont à peine la puissance de constater  ce qui nous entoure. Tout est mystère. Songe à la musique, cet art divin, cet art qui bouleverse l'âme, l'emporte, la grise, l'affole, qu'est-ce donc ? Rien.
            Tu ne me comprends pas ? Ecoute. Deux corps se heurtent. L'air vibre. Ces vibrations sont plus ou moins nombreuses, plus ou moins rapides, plus ou moins fortes, selon la nature du choc. Or, nous avons dans l'oreille une petite peau qui reçoit ces vibrations de l'air et les transmet au cerveau sous forme de son. Imagine qu'un verre d'eau se change en vin dans sa bouche. Le tympan accomplit cette incroyable métamorphose, ce surprenant miracle de changer le mouvement en son. Voilà.
            La musique, cet art complexe et mystérieux, précis comme l'algèbre et vague comme un rêve, cet art fait de mathématiques et de brise, ne vient donc que de la propriété étrange d'une petite peau. Elle n'existerait pas, puisque par lui-même il n'est qu'une vibration. Sans l'oreille, devinerait-on la musique ? - Non - Eh bien ! nous sommes entourés de choses que nous ne soupçonnerons jamais, parce que les organes nous manquent qui nous les révèleraient.
            Le magnétisme est de celles-là peut-être. Nous ne pouvons que pressentir cette puissance, que tenter en tremblant ce voisinage des esprits, qu'entrevoir ce nouveau secret de la nature, parce que nous n'avons point en nous l'instrument révélateur.
            Quant à moi... Quant à moi, je suis doué d'une puissance affreuse. On dirait un autre être enfermé en moi qui veut sans cesse s'échapper, agir malgré moi, qui s'agite, me ronge, m'épuise. Quel est-il ? Je ne sais pas, mais nous sommes deux dans mon pauvre corps, et c'est lui, l'autre, qui est souvent le plus fort, comme ce soir.
            Je n'ai qu'à regarder les gens pour les engourdir comme si je leur avais versé de l'opium. Je n'ai qu'à étendre les mains pour produire des choses... des choses... terribles. Si tu savais ? Oui, si tu savais ? Mon pouvoir ne s'étend pas seulement sur les hommes, mais aussi sur les animaux et même... sur les objets...
            Cela me torture et m'épouvante. J'ai eu envie souvent de me crever les yeux et de me couper les poignets.
            Mais je vais... je veux que tu saches tout. Tiens,  - Je vais te montrer cela... non pas sur des créatures humaines, c'est ce qu'on fait partout, mais sur... sur... des bpetes. Appelle Mirza.
            Il marchait à grands pas avec des airsd'halluciné ; et il sortit ses mains cachées dabs sa poitrine. Elles me semblèrent effrayantes comme s'il eût mis à nu deux épées.
            Et je lui obéis, machinalement, subjugué, vibrant de terreur et dévoré d'une sorte de désir impétueux de voir. J'ouvris la porte et je sifflai ma chienne, qui couchait dans le vestibule. J'entendis aussitôt le bruit précipité de ses ongles sur les marches de l'escalier, et elle apparut, joyeuse, remuant la queue.
            Puis, je lui fis signe de se coucher sur un fauteuil ; elle y sauta, et Jacques se mit à la caresser en la regardant. D'abord, elle sembla inquiète ; elle frissonnait, tournait la tête pour éviter l'oeil fixe de l''homme, semblait agitée d'une crainte grandissante. tout à coup, elle commença à trembler, comme tremblent les chiens. Tout son corps palpitait, secoué de longs frissons ; et elle voulut s'enfuir. Mais il posa sa main sur le crâne de l'animal qui poussa, sous ce toucher, un de ces longs hurlements qu'on entend, la nuit, dans la campagne.
            Je me sentais moi-même engourdi, étourdi, ainsi qu'on l'est lorsqu'on monte en barque. Je voyais se pencher les meubles, remuer les murs. Je balbutiai : " Assez, Jacques, assez. "
            Mais il ne m'écoutait plus. Il regardait Mirza d'une façon continue, effrayante. Elle fermait les yeux maintenant et laissait tomber sa tête, comme on fait en s'endormant. Il se tourna vers moi.
            - C'est fait, dit-il, vois maintenant.
            Et jetant son mouchoir de l'autre côté de l'appartement, il cria : " Apporte ! " La bête alors se souleva, et chancelant, trébuchant comme si elle eût été aveugle, remuant ses pattes comme les paralytiques remuent leurs jambes, elle s'en alla vers le linge qui faisait une tache blanche contre le mur. Elle essaya plusieurs fois de le prendre dans sa gueule, mais elle mordait à côté comme si elle ne l'eût pas vu. Elle le saisit enfin, et revint de la même allure ballottée de chien somnambule.
            C'était une chose terrifiante à voir.
            Il commanda : " Couche-toi. " Elle se coucha. Alors, touchant le front,il dit : " Un lièvre, pille, pille. " Et la bête, toujours sur le flanc, essaya de courir, s'agita comme font les chiens qui rêvent, et poussa sans ouvrir la gueule des petits aboiements de ventriloque.
            Jacques semblait devenu fou. La sueur coulait de son front. Il cria : " Mords-le, mords ton maître. " Elle eut deux ou trois soubresauts terribles. On eût juré qu'elle résistait, qu'elle luttait. Il répéta : " Mords-le. " Alors, se levant, ma chienne s'en vint vers moi ; et moi je reculais vers la muraille, frémissant d'épouvante, le pied d'épouvante, le pied levé pour la frapper, pour la repousser.
            Mais Jacques ordonna : " Ici, tout de suite. " Elle se retourna vers lui. Alors, de ces deux grandes mains, il se mit à lui frotter la tête comme s'il l'eût débarrassée de liens invisibles.
            Mirza rouvrit les yeux : " C'est fini ", dit-il.
            Je n'osai point la toucher et je poussai la porte pour qu'elle s'en allât. Elle partit lentement, tremblante, épuisée, et j'entendis de nouveau ses griffes frapper les marches.
            Mais Jacques revint vers moi :
            - Ce n'est pas tout. Ce qui' m'effraie le plus, c'est ceci, tiens. Les objets m'obéissent.
            Il y avait sur ma table une sorte de couteau-poignard dont je me servais pour couper les feuillets des livres. Il allongea sa main vers lui. Elle semblait ramper, s'approchait lentement ; et, tout d'un coup, je vis, oui, je vis le couteau lui-même tressaillir, puis il remua ; puis il glissa doucement, tout seul, sur le bois vers la main arrêtée qui l'attendait, et il vint se placer sous ses doigts.
            Je me mis à crier de terreur. Je crus que je devenais fou moi-même, mais le son aigu de ma voix me calma soudain.
            Jacques reprit :                                                                                
            Tous les objets viennent ainsi vers moi. C'est pour cela que je cache mes mains. Qu'est-ce que cela ? Du magnétisme, de l'électricité, de l'aimant , Je ne sais pas, mais c'est horrible.
            Et comprends-tu pourquoi c'est horrible ? Quand je suis seul, aussitôt que je suis seul, je ne puis m'empêcher d'attirer tout ce qui m'entoure. Et je passe des jours entiers à changer des choses de place, ne me lassant jamais d'essayer ce pouvoir abominable, comme pour voir s'il ne m'a pas quitté  !
            Il avait enfoui ses grandes mains dans ses poches et il regardait dans la nuit. Un petit bruit, un frémissement léger semblait passer dans les arbres.
            C'était la pluie qui commençait à tomber.
            Je murmurai : c'est effrayant !
            Il répéta : c'est horrible.
            Une rumeur accourut dans ce feuillage, comme un coup de vent. C'était l'averse, l'ondée épaisse, torrentielle.
            Jacques se mit à respirer par grands souffles qui soulevaient sa poitrine.
            - Laisse-moi, dit-il, la pluie va me calmer. Je désire être seul à présent.



                                                                                           Maupassant

                                                                               ( in le figaro 1er septembre 1884 )
                                                                                     

dimanche 23 décembre 2012

La Voix Les Fleurs du Mal ( Charles Baudelaire Poèmes )



baudelaire - deroy
                                                       La Voix


                                   Mon berceau s'adossait à la bibliothèque,
                                   Babel sombre, où roman, science, fabliau,
                                   Tout, la cendre latine et la poussière grecque,
                                   Se mêlaient. J'étais haut comme un in-folio.
                                   Deux voix me parlaient. L'une, insidieuse et ferme,
                                   Disait : " La Terre est un gâteau plein de douceur ;
                                   Je puis ( et ton plaisir serait alors son terme ! )
                                   Te faire un appétit d'une égale grosseur. "
                                   Et l'autre : " Viens ! oh ! viens voyager dans les                                                                                       rêves,
                                   Au-delà du possible, au-delà du connu ! "
                                   Et celle-là chantait comme le vent des grèves,
                                   Fantôme vagissant, on ne sait d'où venu,
                                   Qui caresse l'oreille et cependant l'effraie.
                                   Je te répondis : " Oui ! douce voix ! " C'est      
                                                                                       d'alors                           
                                   Que date ce qu'on peut, hélas ! nommer ma plaie
                                   Et ma fatalité. Derrière les décors
                                   De l'existence immense, au plus noir de l'abîme,
                                   Je vois distinctement des mondes singuliers,
                                   Et, de ma clairvoyance extatique victime
                                   Je traîne des serpents qui mordent mes souliers.
                                   Et c'est depuis ce temps que, pareil aux prophètes,
                                   J'aime si tendrement le désert et la mer ;
                                   Que je ris dans les deuils et pleure dans les fêtes,
                                   Et trouve un goût suave au vin le plus amer ;
                                   Que je prends très souvent les faits pour des mensonges,
                                   Et que, les yeux au ciel , je tombe dans des trous.
                                   Mais la Voix me console et dit : " Garde tes songes,
                                   Les sages n'en ont pas d'aussi beaux que les fous ! "
                      
                                                                                                Charles Baudelaire

                                                                                         ( pièces diverses )

vendredi 21 décembre 2012

Voyage à Paris Apollinaire ( poèmes France )

    

                                                           Voyage à Paris

                                                        Ah! la charmante chose
                                                        Quitter un pays morose
                                                                   Pour Paris
                                                                   Paris joli
                                                                   Qu'un jour
                                                         Dut créer l'Amour
                                                         Ah ! la charmante chose
                                                         Quitter un pays morose
                                                                    Pour Paris


                                                                ****

                                                                                                                         
                                                                     Fiord

                                                            C'est la fête de Saint-Olaf
                                                            On excursionne en ski
                                                             D'amour on revient paf
                                                             C'est tout à fait exquis
                                                                     Pas de chichi


                                                                    ****


                                                                         TE

                      En matière de religion la première cause du doute est souvent l'ennui
                      surtout chez les jeunes gens

                       Il pensa qu'il ne pensait pas

                       Goûtant un citron j'eus comme un goût d'huile de ricin prise avec du
                       citron et du café sans sucre
                       NyEtor a écarté toute préoccupation amoureuse   il satisfait un rut qui
                       le pousse et respecte la liberté d'amour de la femme

                       Fumer comme un condamné à mort

                       Le cyclope aveugle à qui on a crevé son oeil dit  Je suis borgne


                                                                           ****

                                                             Le Repas

                        Il n'y a que la mère et les deux fils
                                 Tout est ensoleillé
                                  La table est ronde
                        Derrière la chaise où s'assied la mère
                                    Il y a la fenêtre
                                    D'où l'on voit la mer                                                     
 site maison&déco                  Briller sous le soleil
                        Les caps aux feuillages sombres des pins et des oliviers
                              Et plus près les villas aux toits rouges
                                    Car c'est l'heure du repas
                                    Tout est ensoleillé
                                    Et sur la nappe glacée
                                    La bonne affairée
                                    Dépose un plat fumant
                                    Le repas n'est pas un acte vile
                         Et tous les hommes devraient avoir du pain
                         La mère et les deux fils mangent et parlent
                         Et des chants de gaîté accompagnent le repas                          
                         Les bruits joyeux des fourchettes et des assiettes
                         Et le son clair du cristal des verres
                         Par la fenêtre ouverte viennent le chant des oiseaux
                                      Dans les citronniers
                                      Et de la cuisine arrive
                          La chanson vive du beurre sur le feu
                          Un rayon traverse un verre presque plein de vin mélangé
                                  d'eau
                          Oh ! le beau rubis que font du vin rouge et du soleil
                                      Quand la faim est calmée
                                       Les fruits gais et parfumés
                                       Terminent le repas
                           Tous se lèvent joyeux et adorent la vie
                            Sans dégoût de ce qui est matériel
                            Songeant que les repas sont beaux sont sacrés
                                        Qui font vivre les hommes
                        
                                       
                                                                                       Guillaume Apollinaire

                                                                                              ( poèmes retrouvés )


                      
                                











       
         




Le Tic Guy de Maupassant ( nouvelle angoissante France )


                                          

                                                       Le Tic

            Le dîneurs entraient lentement dans la grande salle de l'hôtel et s'asseyaient à leurs places. Les domestiques commencèrent le service tout doucement, pour permettre aux retardataires d'arriver et pour n'avoir point à rapporter les plats ; et les anciens baigneurs, les habitués, ceux dont la saison avançait, regardaient avec intérêt la porte chaque fois qu'elle s'ouvrait, avec le désir de voir paraître de nouveaux visages.
            C'est là la grande distraction des villes d'eaux. On attend le dîner pour inspecter les arrivées du jour, pour deviner ce qu'ils sont, ce qu'ils font, ce qu'ils pensent. Un désir rôde dans notre esprit, le désir de rencontres agréables, de connaissances aimables, d'amours peut-être. Dans cette vie de coudoiements, les voisins, les inconnus, prennent une importance extrême. La curiosité est en éveil, la sympathie en attente, et la sociabilité en travail.
            On a des anthipathies d'une semaine et des amitiés d'un mois, on voit les gens avec des yeux différents, sous l'optique spéciale de la connaissance de ville d'eaux. On découvre aux hommes, subitement, dans une causerie d'une heure, le soir, après dîner, sous les arbres du parc où bouillonne la source guérisseuse, une intelligence supérieurs et des mérites surprenants et, un mois plus tard, on a complètement oublié ces nouveaux amis, si charmants aux premiers jours.
carte postale nº429328            Là aussi se forment des liens durables et sérieux, plus vite que partout ailleurs. On se voit tout le jour, on se connaît très vite ; et dans l'affection qui commence se mêle quelque chose de la douceur et de l'abandon des intimités anciennes. On garde plus tard le souvenir cher et attendri de ces premières heures d'amitié, le souvenir de ces premières causeries par qui se fait la découverte de l'âme, de ces premiers regards qui interrogent et répondent aux questions et aux pensées secrètes que la bouche ne dit point encore, le souvenir de cette première confiance cordiale, de cette sensation charmante d'ouvrir son coeur à quelqu'un qui semble aussi vous ouvrir le sien.
            Et la tristesse de la station de bains, la monotonie des jours tous pareils, rendent plus complète d'heure en heure cette éclosion d'affection.

                                                               *****

            Donc, le soir comme tous les soirs nous attendions l'entrée de figures inconnues.
            Il n'en vint que deux, mais très étranges, un homme et une femme : le père et la fille. Ils me firent l'effet , tout de suite, de personnages d'Edgar Poe ; et pourtant il y avait en eux un charme, un charme malheureux ; je me les représentai comme des victimes de la fatalité. L'homme était très grand et maigre, un peu voûté, avec des cheveux tout blancs, trop blancs pour sa physionomie jeune encore ; et il avait dans son allure et dans sa personne quelque chose de grave, cette tenue austère que gardent les protestants. La fille, âgée peut-être de vingt-quatre ou vingt-cinq ans était petite, fort maigre aussi, fort pâle, avec un air las, fatigué, accablé. On rencontre ainsi des gens qui semblent trop faibles pour les besognes et les nécessités de la vie, trop faibles pour se remuer, pour marcher, pour faire tout ce que nous faisons tous les jours. Elle était assez jolie, cette enfant,d'une beauté diaphane d'apparition ; et elle mangeait avec une extrême lenteur, comme si elle eût été presque incapable de mouvoir ses bras.
            C'était elle assurément qui venait prendre les eaux.
            Ils se trouvèrent en face de moi, de l'autre côté de la table ; et je remarquai immédiatement que le père avait un tic nerveux fort singulier.
            Chaque fois qu'il voulait atteindre un objet, sa main décrivait un crochet rapide, une sorte de zigzag affolé, avant de parvenir à toucher ce qu'elle cherchait. Au bout de quelques instants ce mouvement me fatigua tellement que je détournais la tête pour ne pas le voir.
les Gorges d'Enval            Je remarquai aussi que la jeune fille gardait, pour manger, un gant à la main gauche.
            Après dîner, j'allai faire un tour dans le parc de l'établissement thermal. Cela se passait dans une petite station d'Auvergne, Châtelguyon, cachée dans une gorge, au pied de la haute montagne, de cette montagne d'où s'écoulent tant de sources bouillantes, venues du foyer profond des anciens volcans. Là-bas, au-dessus de nous, les dômes, cratères éteints, levaient leurs têtes tronquées au-dessus de la longue chaîne. Car Châtelguyon est au commencement du pays des Dômes.
            Plus loin s'étend le pays des pics ; et, plus loin, encore, le pays des plombs.
            Le puy de Dôme est le plus haut des dômes, le pic du Sancy le plus élevé des pics, et le plomb du Cantal le plus grand des plombs.
            Il faisait très chaud ce soir-là. J'allais de long en large dans l'allée ombreuse, écoutant sur le mamelon qui domine le parc, la musique du casino jeter ses premières chansons.
            Et j'aperçus, venant vers moi, d'un pas lent, le père et la fille. Je les saluai, comme on salue dans les villes d'eaux, ses compagnons d'hôtel ; et l'homme, s'arrêtant aussitôt me demanda
            - Ne pourriez-vous, monsieur, nous indiquer une promenade courte, facile et jolie si c'est possible ; et excusez mon indiscrétion.
            Je m'offris à les conduire au vallon où coule la mince rivière, vallon profond, gorge étroite entre deux grandes pentes rocheuses et boisées.
            Ils acceptèrent.
            Et nous parlâmes, naturellement, de la vertu des eaux.
            - Oh, disait-il, ma fille a une étrange maladie, dont on ignore le siège. Elle souffre d'accidents nerveux incompréhensibles. Tantôt on la croit atteinte d'une maladie de coeur, tantôt d'une maladie de foie, tantôt d'une maladie de la moelle épinière. Aujourd'hui on attribue à l'estomac, qui est la grande chaudière et le grand régulateur du corps, ce mal-Protée aux mille formes et aux mille atteintes. Voilà pourquoi nous sommes ici. Moi je crois plutôt que ce sont les nerfs. En tout cas, c'est bien triste.
            Le souvenir me vint aussitôt du tic violent de sa main, et je lui demandai :
            - Mais n'est-ce pas là de l'hérédité ? N'avez-vous pas vous-même les nerfs un peu malades ?
             Il répondit tranquillement :
            - Moi ?... Mais non... j'ai toujours eu les nerfs très calmes...
             Puis soudain, après un silence, il reprit :
             - Ah ! vous faites allusion au spasme de ma main chaque fois que je veux prendre quelque chose ? Cela provient d'une émotion terrible que j'aie eue. Figurez-vous que cette enfant a été enterrée vivante !
             Je ne trouvai rien à dire qu'un " Ah ! " de surprise et d'émotion.

                                                          *****

            Il reprit :
            - Voici l'aventure. Elle est simple. Juliette avait depuis quelque temps de graves accidents au coeur. Nous croyions à une maladie de cet organe et nous attendions à tout.
           On la rapporta un jour froide, inanimée, morte. Elle venait de tomber dans le jardin. Le médecin constata le décès. Je veillai près d'elle un jour et deux nuits ; je la mis moi-même dans le cercueil que j'accompagnai jusqu'au cimetière où il fut déposé dans notre caveau de famille. C'était en pleine campagne, en Lorraine.
            J'avais voulu qu'elle fût ensevelie avec ses bijoux, bracelets, colliers, bagues, tous cadeaux qu'elle tenait de moi, et avec sa première robe de bal.
            Vous devez penser quel était l'état de mon coeur et l'état de mon âme en rentrant chez moi. Je n'avais qu'elle, ma femme étant morte depuis longtemps. Je rentrai seul, à moitié fou, exténué, dans ma chambre, et je tombai dans mon fauteuil, sans pensée, sans force maintenant pour faire un mouvement. Je n'étais plus qu'une machine douloureuse, vibrante, un écorché ; mon âme ressemblait à une plaie vive.
            Mon vieux valet de chambre, Prosper, qui m'avait aidé à déposer Juliette dans son cercueil et à la parer pour ce dernier sommeil, entra sans bruit et demanda : " Monsieur veut-il prendre quelque chose ?"
Je fis non, de la tête sans répondre. Il reprit : " Monsieur a tort. µIl arrivera du mal à monsieur. Monsieur veut-il alors que je le mette au lit ? " Je prononçai :
            - Non, laisse-moi.
            Et il se retira.
            Combien s'écoula-t-il d'heures ? J'étais là, sans dormir, affaissé, accablé, les yeux ouverts, les jambes allongées, le corps mou, mort, et l'esprit engourdi de désespoir. Tout à coup, la grande cloche de la porte d'entrée, la grande cloche du vestibule tinta.
            J'eus une telle secousse que mon siège craqua sous moi. Le son grave et pesant vibrait dans le château vide comme dans un caveau. Je me retournai pour voir l'heure à mon horloge.Il était deux heures du matin. Qui pouvait venir à cette heure ?
            Et brusquement la cloche sonna de nouveau deux coups. Les domestiques sans doute n'osaient pas se lever. Je pris une bougie et descendis. Je faillis demander " Qui est là ? ".
            Puis j'eus honte de cette faiblesse, et je tirait lentement les gros verrous. Mon coeur battait ; j'avais peur. J'ouvris la porte brusquement et j'aperçus dans l'ombre une forme blanche dressée, quelque chose comme un fantôme.
            Je reculai, perclus d'angoisse, balbutiant : " Qui... qui... qui êtes-vous ? " Une voix répondit : " C'est moi, père ? "
            C'était ma fille.
            Certes, je me crus fou ; et je m'en allais à reculons devant ce spectre qui entrait ; je m'en allais, faisant de la main, comme pour le chasser, ce geste que vous avez vu tout à l'heure.; ce geste qui ne m'a plus quitté. L'apparition reprit " N'aie pas peur papa ; je n'étais pas morte. On a voulu me voler mes bagues, et on m'a coupé un doigt ; le sang s'est mis à couler et cela m'a ranimée. "
            Et je m'aperçus en effet qu'elle était couverte de sang.
            Je tombai sur les genoux, étouffant, sanglotant, râlant.
            Puis, quand j'eus ressaisi un peu ma pensée, tellement éperdu encore que je comprenais mal le bonheur terrible qui m'arrivait, je la fis monter dans ma chambre, je la fis asseoir dans mon fauteuil ; puis je sonnai Prosper à coups précipités pour qu'il rallumât le feu, qu'il préparât à boire et allât chercher des secours.
            L'homme entra, regarda ma fille, ouvrit la bouche dans un spasme d'épouvante et d'horreur, puis tomba roide mort sur le dos.
            C'était lui qui avait ouvert le caveau, qui avait mutilé puis abandonné mon enfant car il ne pouvait effacer les traces du vol ; il n'avait même pas pris soin de remettre le cercueil dans sa case, sût d'ailleurs de n'être pas soupçonné par moi, dont il avait toute la confiance.
            Vous voyez, monsieur, que nous sommes des gens bien malheureux.

                                                             *****

            Il se tut.
            La nuit était venue, enveloppant le petit vallon solitaire et triste, et une sorte de peur mystérieuse m'étreignait à me sentir auprès de ces êtres étranges, de cette morte revenue et de ce père aux gestes effrayants.
            Je ne trouvais rien à dire. Je murmurai :
            - Quelle horrible chose !...
            Puis, après une minute, j'ajoutai :
            - Si nous rentrions ? Il me semble qu'il fait frais.
            - Et nous retournâmes vers l'hôtel.



                                                                                           Maupassant
                                                                                               

     * tableaux - modigliani
                   - degas

                 





Le bureau de change de l'argent blanc Joseph Roth ( nouvelle Allemagne )



     joseph roth


                                                   Le bureau de change de l'argent blanc *


            La méfiance se tient sur le seuil et te reçoit : tu peux être un espion, une taupe, un mouchard. En tout cas, tu es un étranger : tu as un col propre et ton comportement dégage une odeur suspecte de Mitteleuropa. Tes mains ne s'agitent pas dans l'air, tu ne lances pas de clins d'oeil rusés, ni ne vas coquetant pour glaner de petites affaires, la poche intérieure de ta veste est normalement plaquée sur ton buste et tu ne fait pas une bosse énorme sur l'enveloppe de ton Moi. Tu n'as rien d'un excité, rien de contraire aux règlements de la police, rien d'un gibier en fuite, rien de sournois. Devant l'oeil de la loi, tu ne tressailles pas d'un cil et aucun de tes doigts ne bouge pour ouvrir une porte de derrière. Que viens-tu faire alors, homme convenable, protégé par la loi et protecteur des lois, parmi des sans-abri légal échappés à la protection de la loi ? Que cherches-tu, homme respecté, parmi les proscrits ? Toi, valeur pleine et entière parmi les sous-évalués ? Lavé parmi les sales ? Cultivé parmi les incultes ? Doué d'une conscience morale au royaume de l'immoralité ? Toi, grevé de scrupules, dans le chaos délirant des moeurs d'après-guerre ? Vois-tu tu es un étranger et c'est pourquoi la méfiance se tient sur le seuil du petit café, Bankgasse, et te reçoit...
            J'ai connu un temps où ce petit café était encore un inoffensif boui-boui et subvenait à sa misérable existence grâce aux domestiques de l'ambassade de Hongrie, qui venaient y chercher des rafraîchissements. Il donnait l'impression d'être aménagé exprès pour servir l'ambassade et de n'être capable de rien d'autre que d'offrir des journaux aux petits employés curieux des dernières nouvelles, de satisfaire la soif temporaire des clients habitués et de remplir les petits verres à liqueur. Certes ! En ce temps-là on ne connaissait pas d'argent blanc, mais une bonne monnaie austro-hongroise, et l'ambassade de la Bankgasse n'avait pas encore reçu des autorités monarchiques l'autorisation d'introduire le communisme dans les banques par les canaux de Vienne. L'ambassade cherchait à représenter plus qu'à faire des présents douteux, et la double monarchie n'avait pas de passeports à viser. Son cercle d'action était encore plus limité que l'horizon de ses gardiens d'aujourd'hui. En ce temps-là, le café voisin était une halte pour ceux qui attendaient à la porte de derrière ou qui l'ouvraient, et mainte petite affaire innocente se déroulait à la satisfaction générale entre les quatre yeux des participants et sous les deux yeux indifférents du cafetier.
            Mais aujourd'hui !...
            Comme je l'ai dit : la méfiance se tient sur le seuil et te reçoit :
            - Vous cherchez quelqu'un ?
            Non, je ne cherche personne, mais je me garde de l'avouer. Naturellement je cherche quelqu'un :
            - Vous avez du - blanc - ?
            L'esprit de spéculation ne méprise pas non plus les inventions de Bela Kun ** et fait commerce même avec les produits de l'enfer. Ici, dans le bureau de change de la Bankgasse, il y a véritablement encore des gens qui achètent de l'argent blanc. Sans subir de menaces ni de violence, sans oukase du gouvernement des Conseils. Vous tous qui êtes chargés d'argent blanc, venus de Hongrie, ne désespérez pas ! Un chiffon bleu pour dix kilos. Du papier blanc, vous en aurez toujours ! Vous pouvez vous débarrasser de votre argent blanc, vous en débarrassez complètement, plus facilement que ceux qui vous en ont gratifiés ! Oh, s'il y avait aussi un bureau de change dans la Bankgasse, où l'on pouvait échanger les idées de bonheur du peuple contre des produits d'alimentation, et dix kilos de Kun contre un milligramme de raison !
            Dans le boui-boui on voit : " Des paysannes slovaques avec foulards fleuris de vives couleurs souvent ocre jaune ; des étudiants russe avec des chemises noires boutonnées jusqu'en haut et une anarchie sauvage dans leurs cheveux broussailleux ; de petits fricoteurs avec des cols de chemise à carreaux bleus et de grosses boules de verre piquées dans leurs cravates d'un vert vénéneux ; des juifs polonais en caftan de soie, l'esprit de commerce au coin de l'oeil ; des paysans hongrois avec cette expression d'hébétude sans nom que des créatures humaines sont forcées d'acquérir quand elles mangent du paprika pendant dix ans et n'ont soudain plus le droit de boire d'eau-de-vie ; des colporteurs avec du papier à lettres où est caché de l'argent bleu ; des agents et des spéculateurs ; des agitateurs et des courtiers, de petits profiteurs d'armistice qui espèrent une guerre pour gagner non pas la guerre, mais l'argent qu'elle rapporte ; des désespérés chargés des bénédictions de Béla Kun, prêts à donner leur argent blanc durement gagné pour un chiffon de papier bleu.
            Ce sont les visiteurs. Par-ci par-là, comme en guise d'excuse devant le policier de garde dehors, se montrent les contours d'une serveuse qui apporte à une table quelconque une mouche espagnole nageant dans un verre de soda à la framboise. Au mur est accroché un numéro de Faun qui a paru avant la guerre et trouve ici le loisir de survivre. Un Neues Wiener Journal vieux d'au moins huit mois et encore assez naïf pour croire à la Victoire Finale, sert à soustraire aux yeux non autorisés l'argent l'argent blanc et l'argent bleu. Les toilettes et la cabine téléphonique jouissent d'une fréquentation des plus animées. Dans les premières des affaires sont conclues plus secrètement que dans les salons diplomatiques et la cabine téléphonique pourrait bien être dans toute l'Autriche allemande où les liaisons sont établies aisément et sans obstacle. Un essuie-mains qui ne mène pas auprès de la caisse une existence aussi crasseuse qu'inutile, mais pend tout simplement, témoigne qu'ici les mains ne sont pas souvent baignées dans l'innocence. Noyée de fumée et de poussière, une cuisine vit dans un oubli insouciant, et une marmite à demi cassée, mastiquée à grand peine, constitue une précieuse réminiscence...
            Dans tout cela l'esprit du communisme et du commerce tourbillonne, la cupidité bouillonne et l'escroquerie exulte. Ici est le lieu où disparaît l'opposition des races et des nations? Ici il est possible qu'une paysanne slovaque saute au cou d'un juif polonais. Qu'un membre de la Garde rouge serre un usurier sur son coeur. Qui désespère des hommes n'a qu'à se rendre dans le boui-boui de la Bankgasse et il reprendra courage. Si l'Internationale de la Pensée prolétarienne défaille, si l'Internationale de l'Esprit gît sans connaissance, et bien l'Internationale de l'argent blanc et de la spéculation vit encore !...



                                                                                                     Joseph Roth

                                                                                      Der Neue Tag   18 juillet 1919

argent blanc - soviétique = argent bleu - autriche
** Hongrie, 1918 fondateur du parti communiste, il gouverne est renversé en 1920

           

jeudi 20 décembre 2012

Anecdotes et Réflexions d'hier pour aujourd'hui journal 7 ( Samuel Pepys Angleterre )



velasquez philippe IV
                                            Journal
                                                                                   Jour du Seigneur     5 février 1660

            Ce matin, avant l'église, Mr Hawley qui, depuis un jour ou deux a l'air triste et qui, selon moi, m'en veut secrètement, vint me voir ; il me confia qu'il lui manquait 24 livres dont il ne savait pas où elles étaient passées ; qu'il se souvenait d'avoir eu une telle somme dans un sac l'autre jour, mais qu'il ne se rappelait pas ce qu'il en avait fait. J'en fus vraiment désolé mais je ne pus l'aider. Dans la matinée j'allai chez Mr Gunning, où un inconnu, un vieil homme prêcha un fort bon sermon sur " Quelle sorte d'amour est-ce donc qu'on nous appelle les Enfants de Dieu ? " Après le sermon, je ne pus retrouver ma femme qui avait promis de me rejoindre à la sortie ; j'attendis là un grand moment. Je rentrai ensuite à la maison ; comme elle n'y était pas je rebroussai chemin et m'arrêtai à l'Echiquier, pensant dîner à la table d'hôte en compagnie de Mr Chetwind ou de Mr Thomas ; mais comme ils n'étaient pas là je me rendis chez mon père ù je retrouvai ma femme et dînai. Allai à leur église l'après-midi et sur le banc de Mrs Turner ma femme trouva un beau capuchon noir et le garda. Un inconnu prêcha un sermon médiocre,si bien que je lus tout le livre relatant l'histoire de Tobit. Après le sermon, à la maison avec Mrs Turner ; je restai un peu avec elle, puis elle se rendit à un baptême à Salisbury Court et nous chez mon père où je rédigeai quelques notes pour mon frère John, qu'il remettra demain aux merciers, car c'est le jour de la Disputation. Après souper à la maison; avant d'aller au lit, tandis que je restais debout à écrire les principaux moments de ce jour, un tambour approcha avec une étrange batterie qui consistait par moments en un seul coup ; ma femme et moi nous demandâmes ce que cela pouvait bien signifier.
            Cet après midi, à l'église j'aperçus Dick Cumberland qui venait de rentrer de la campagne où il exerce désormais son ministère. Mais je ne lui ai pas parlé.

                                                                                                            6 février

            Avant d'aller au bureau je me rendis chez Mr Crew et je remis à Mr Andrew les 60 livres que j'avais reçues de Mr Calthorpe la semaine dernière. Puis, retour à Westminster : en chemin je rattrapai Mr Squibb et je marchai en sa compagnie. A Westminster nous trouvâmes les soldats tous en rang dans la cour du palais pour faire une haie au général Monck qui devais se rendre à la Chambre. Une fois au Palais nous nous séparâmes. Je rencontrai Swan et lui et moi allâmes au Cygne noir boire notre bière matinale ; revins ensuite au palais où je me postai sur les marches pour voir passer Monck qui salua les juges sur son passage. A midi mon père dîna avec moi de la dinde rapportée du Danemark ; après dîner, lui et moi allâmes à la taverne de la Tête du Taureau où nous bûmes une demi-pinte de vin avant de nous quitter. Allai voir Mrs Ann et comme Mrs Jemima était sortie de la chambre, elle et moi eûmes une discussion très vive : je la tançai vertement bien qu'elle fût alitée ; finalement elle se calma et nous nous séparâmes assez bons amis. Je me rendis ensuite chez Will où je restai jouer aux cartes, perdis une demi-couronne ; puis rentrai me coucher.



                                                                                                             7 février 1660

            Ce matin, je partis de bonne heure pour prévenir Mr Hawley que j'étais obligé d'aller à Londres ; comme lui aussi avait des affaires à régler, nous avons confié le travail courant du bureau à Mr Spicer et nous avons marché jusqu'au Temple où je fis une halte, puis je me rendis au Collège Saint-Paul. Mais comme il était trop tôt j'allai boire ma bière du matin avec mon cousin Thomas Pepys, le tourneur sur bois et je visitai sa maison et sa boutique. De là au collège, où celui qui prononçait le discours pour la classe terminale, à l'éloge du fondateur, montra un livre que Mr Cromeholme a acquis récemment et que l'on suppose être de la main même du fondateur du collège. A la fin des discours lors desquels mon frère John se tira d'affaire aussi bien que les autres candidats, je rentrai directement dîner à la maison. Puis à Westminster où dans le palais je vis les soldats de Monck injurier Billing et tous les quakers qui avaient là une assemblée ; en vérité les soldats les ont traités très rudement et sont fort à blâmer. Après avoir pris un verre avec Mr Spicer qui avait encaissé 600 livres pour moi le matin, j'allai chercher le capitaine Stone et l'emmenai en fiacre jusqu'aux jardins du Temple ( pendant tout le trajet nous avons parlé de la maladie de la pierre ) : nous y rencontrâmes Mr Squibb mais ne pûmes rien faire avant demain matin. De là, retour à pied à la maison où une lettre de milord écrite en code, m'attendait ; je la déchiffrai. Ensuite après que ma femme m'eût montré des rubans et des souliers ( qu'elle avait sortis d'une boîte appartenant à Mr Montagu ) que jadis Mr Kipps lui avait donnée alors que son maître était en mer, j'allai voir Mr Crew pour le mettre au courant de la lettre car elle concernait la visite à Londres de milord que ma lettre de la semaine dernière l'avait incité à faire. De là, après avoir rendu visite à Mrs Ann, je rentrai à la maison et j'écrivis à milord une lettre en code en réponse à sa lettre. Aujourd'hui Mr Crew m'a appris que milord St John est en faveur d'un Parlement libre et qu'il parle en termes élogieux de Monck ( qui est désormais maître absolu de la situation et a le pouvoir de faire tout ce qu'il a en tête de faire ).
            Mr Moore m'a parlé d'un tableau exposé à la Bourse, qui représente une grosse paire de fesses en train de chier un étron dans la bouche de Lawson et au-dessus duquel on a écrit : " Avec les remerciements de la Chambre ".
            Les garçons des rue crient maintenant " Baise mon Parlement " au lieu de " Baise mon cul ", tant le mépris pour le Parlement croupion est grand et général parmi tous les hommes bons ou mauvais.


                                                                                                         8 février

            Après quelques exercices sur mon flageolet et une promenade dans mon jardin pour voir mon élevage de pigeons ( qui commence maintenant avec le printemps à se reproduire d'abondance ), je reçus la visite de Mr Fossan, mon camarade d'études à Cambridge ; je l'emmenai au Cygne dans la cour du Palais et nous prîmes ensemble notre bière matinale. De là, au bureau où j'encaissai de l'argent ; ensuite, juste comme je sortais du bureau, je rencontrai Mr Carter, mon vieil ami de Cambridge et je l'emmenai au Cygne ; en chemin je rencontrai le capitaine Lidcott ; nous allâmes donc tous les trois prendre un verre. A son habitude le capitaine avait le verbe haut, d'autant plus que son frère Thurloe venait de perdre son poste. De là, j'allai voir le capitaine Stone qui me dit qu'il avait vu Squibb et qu'il n'y avait rien à en tirer. Je m'en retournai donc voir Mr Carter et me rendis avec lui chez Will où je lui offris à boire , ainsi qu'à monsieur l'Impertinent ( alias Mr Butler ) que j'avais invité ; et de là à la Taverne Rhénane où je payai le vin réservé pour mon cousin Roger Pepys ( en chemin nous rencontrâmes Mr Hoole ).Après avoir pris un verre nous nous séparâmes. Rentrai à la maison et en chemin déposai une lettre une lettre que j'ai reçue aujourd'hui parmi d'autres, de Milord à l'intention de Sir William Wheler. Tandis que j'étais à la maison le frère de ma femme lui a apporté un joli chien noir qui me plaît beaucoup, et est reparti. De la maison j'envoyai un portefaix de banne pleine de bouteilles au Temple ; en chemin je rendis visite à Mrs Jemima qui était très inquiète jusqu'à ce que je vienne lui dire que sa mère allait bien. Donc au Temple où je livrai le vin et me fis rembourser par mon cousin Roger l'argent que j'avais avancé ; et de là, chez mon père qui me montra une lettre pleine de colère et de bassesse qu'il venait de recevoir de mon oncle Robert au sujet de mon frère John ; mon père en était très attristé mais je le réconfortai et je rédigeai une réponse. Mon frère John a reçu une bourse d'études de son collège. Mon père et moi sommes descendus dans sa cuisine ; nous avons mangé et bu ; vers 9 heures je décidai de rentrer à la maison ; dans Fleet Street je fus violemment bousculé par un homme qui était décidé à prendre le haut du pavé et auquel je dus céder. Je rentrai à la maison, et au lit. Me suis couché avec mal à la tête du fait que j'ai trop bu aujourd'hui. J'ai aussi sous le menton un furoncle qui me fait cruellement souffrir.




                                                                                                      Samuel Pepys
                                      
                                                                                                                                 ........./