jeudi 22 mars 2012

Le Corbeau de Mizarro Pirandello conte Italie ( suite et fin )


                                                                     Le Corbeau de Mizarro

               " Peut-être me voit-il ? " pensa Ciché, et il alla se cacher plus loin.
               Le corbeau n'en continuait pas moins à voler tout en haut, sans faire mine de descendre.Ciché avait beau avoir faim, il ne voulait tout de même pas lui laisser le dernier mot. Il se remit à piocher. Il attend, il attend : le corbeau toujours en haut comme s'il le faisait exprès. Mourant de faim, avec son pain à deux pas sans pouvoir y toucher ! Il se rongeait Ciché, mais résistait et s'entêtait,furieux.
                - Tu descendras bien ! tu descendras bien ! Toi aussi, tu dois avoir faim !
                Cependant du haut du ciel, le corbeau semblait lui répondre avec sa clochette pour le faire enrager.
               - Ni toi ni moi ! Ni toi ni moi !
                La journée se termina.Ciché, exaspéré, se vengea sur l'âne en lui remettant son bât d'où pendaient, comme une javelle d'un nouveau genre, les quatre fèves. Et chemin faisant,il mordit furieusement dans le pain, son supplice tout au long de la journée. A chaque bouchée, une injure à l'adresse du corbeau : criminel, fripouille, vendu ! parce qu'il ne s'était pas laissé prendre. Mais le lendemain, il l'emporta.
                Après avoir préparé l'amorce aux fèves avec le même soin, il travaillait depuis peu, quand il entendit tout près un carillon saccadé puis un croassement désespéré doublé d'un furieux battement d'ailes. Il se précipita. Le corbeau était là, retenu par la ficelle qui lui sortait du bec et l'étranglait.
               - Ah ! te voilà pris ! lui cria-t-l en l'attrapant par ses vilaines ailes. Elle était bonne, hein, la fève ! A nous deux maintenant, sale bête ! Tu vas voir !
                Il coupa la ficelle et pour commencer lui flanqua deux coups de poing sur la tête.
               - Un pour la peur l'autre pour le jeûne forcé.
               En entendant le corbeau croasser, l'âne qui arrachait les chaumes sur le versant tout près de là, avait pris la fuite, épouvanté. Ciché l'arrêta d'un cri puis de loin lui montra la vilaine bête noire.
               - Le voilà, Ciccio ! Nous le tenons, nous le tenons cette fois.
               Il lia les pattes au corbeau, le pendit à l'arbre et se remit à travailler. Tout en piochant il songeait à la revanche qu'il allait s'offrir. Il lui raccourcirait les ailes pour l'empêcher de voler puis il le donnerait à ses enfants et aux gamins du voisinage qui en feraient de la charpie. Et en son for intérieur, il riait.
                Le soir venu, il mit le bât à l'âne, suspendit le corbeau au culeron de la croupière, enfourcha sa bête, et en route. La clochette, au cou du corbeau se mit à tintinnabuler. L'âne dressa l'oreille et se cabra
.              - Hue dia ! cria Ciché en tirant un bon coup sur les guides.
               Et l'âne se remit à marcher, se demandant tout de même ce que signifiait ce bruit insolite qui accompagnait son lent trottinement dans la poussière de la route.
                Quant à Ciché, tout en avançant, il pensait qu'à partir de ce jour-là personne n'entendrait plus le corbeau de Mizzaro carillonner dans le ciel. Il le tenait là, il ne donnait même plus signe de vie, quelle sale bête !
               - Que fais-tu ? lui demanda-t-il en se retournant et en lui cinglant la tête de sa guide.
               Et à cela, le corbeau :
               - Cra !
               Brusquement, à cette affreuse voix inattendue, l'âne s'arrêta, la tête et les oreilles dressées.Ciché éclata de rire :
               - Hue, Ciccio ! Est- ce que tu aurais peur ?
               Et il donna un coup de corde à l'âne sur les oreilles. Mais peu après il répéta sa question au corbeau :
               - Est-ce que tu dors ?
               Là-dessus, un autre coup plus fort. Alors, plus fort aussi, le corbeau :
               - Cra !
               Mais cette fois, l'âne bondit comme à saute-moutons et prit la fuite. C'est en vain que Ciché, de toute la force de ses bras et de ses jambes, essayait de le retenir. Le corbeau secoué deçà delà dans cette course furieuse se mit à croasser désespérément, et plus il croassait, plus l'âne épouvanté courait :
               - Cra ! Cra ! Cra !
               De son côté,Ciché hurlait, tirait, tirait sur la bride. Désormais, la terreur où l'une plongeait l'autre, la première en braillant l'autre en se sauvant affolait de plus en plus les deux bêtes. Cette course furieuse, désespérée, retentit un long moment dans la nuit, puis on entendit un grand plouf ! et plus rien.
               Le lendemain, on trouva Ciché au fond d'un ravin, la tête fracassée sous son âne fracassé de même, un charnier qui fumait sous le soleil au milieu d'une nuée de mouches.
               Noir dans l'azur de la belle matinée, le corbeau de Mizzaro faisait tinter sa clochette, libre et béat d'aise.


                                    PIRANDELLO


                                                                      

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