mercredi 25 avril 2012

Le Chat le Chardonneret et les Etoiles Pirandello ( nouvelle Italie )

Le Chat le Chardonneret et les Etoiles


            Une pierre. Une autre pierre. L'homme passe et les voit l'une à côté de l'autre. Mais cette pierre que sait-elle de la pierre d'à côté ? Et de la rigole; l'eau qui y coule ? L'homme voit l'eau et la rigole ; il entend l'eau couler et arrive même à imaginer qu'en passant, cette eau confie qui sait quels secrets à la rigole.
            Ah, quelle nuit d'étoiles sur les toits de ce pauvre hameau parmi les monts !
            A regarder le ciel du haut de ces toits, on jurerait que, cette nuit, les étoiles ne voit que cela, tant elles scintillent vivement au-dessus.
            Or les étoiles ignorent même la terre.
            Ces monts, est-il possible qu'ils ne se sachent pas appartenir à ce hameau perdu au milieu d'eux depuis presque mille ans ? Tout le monde connaît leur nom : le mont Corno, le mont Moro. et eux ne se sauraient même pas montagnes ? Et alors, la plus vieille maison du hameau ignorerait aussi qu'elle est là, au coin de cette rue, la plus vieille de toutes les rues ? Est-ce dieu possible ?
            Et alors ?

            Alors croyez tout de même, si cela vous chante, que les étoiles ne voient rien d'autre que les toits de votre hameau perdu parmi les monts.
           J'ai connu deux petits vieux qui avaient un chardonneret. Comment ce chardonneret, de ses yeux vifs et ronds, voyait leurs visages, la cage, l'appartement avec tous les vieux meubles, et ce que sa tête de chardonneret pouvait penser de tous les soins et attentions dont il était l'objet, ça non, certainement, cette question ne s'était jamais présentée à ces vieux tant ils étaient sûrs que lorsque le chardonneret venait se percher sur l'épaule de l'un ou de l'autre et se mettait à leur picoter la peau ridée du cou ou le lobe de l'oreille, il savait très bien que l'endroit où il se posait était une épaule, et ce qu'il picotait, un lobe d'oreille ; que de plus, l'épaule et l'oreille étaient celles du monsieur ou de la dame. Était-il possible qu'il ne les connût pas tous les deux ? Lui le pépé et elle la mémé ? Qu'il ne sût pas que si tous les deux l'aimaient tant  c'était qu'il avait été le chardonneret de leur petite-fille décédée qui l'avait si bien dressé à venir se poser sur l'épaule, à becqueter ainsi l'oreille, à voleter hors de la cage dans l'appartement ?
            Dans cette cage suspendue entre les rideaux dans l'embrasure de la fenêtre il ne restait que la nuit et, le jour, seulement de courts instants pour picorer son millet et boire une goutte d'eau avec mille courbettes minaudières. C'était là somme toute son palais royal et la maison, son vaste royaume. Et perché souvent sur l'abat-jour de la lampe à suspension, dans la salle à manger, ou sur le dossier du fauteuil du grand-père, il prodiguait ses gazouillis et aussi... bien sûr, un chardonneret.
            - Petit sale ! grondait la grand - mère en le voyant faire.
            Et son chiffon toujours en main, elle courait nettoyer comme s'il y avait eu un bébé dans la maison dont on ne pouvait encore prétendre qu'il eût le jugement de faire certainement choses dans les règles et là où il faut. Et elle se souvenait d'elle, la mémé, elle se souvenait de sa petite-fille qui, pendant plus d'une année, lui avait imposé cette corvée, la pauvre chérie, jusqu'à ce qu'enfin,en brave enfant...
            - Hein, tu te souviens ?
            S'il se souvenait. Il la voyait encore là, à trotter par la maison, toute minuscule, pas plus haute que ça!
Il hochait longuement la tête.
            Ils étaient demeurés seuls, deux petits vieux seuls avec cette orphelines qui avait grandi à leur foyer, qui allait être la joie de leur vieillesse, et au contraire à quinze ans... Mais le souvenir d'elle - trilles et envols - s'était conservé très vif en ce chardonneret. Et dire que d'abord ils n'y avaient pas pensé ! Dans l'abîme de désespoir où le malheur les avait précipités, comment penser à un chardonneret ? Mais sur leurs épaules courbées, soulevée de sanglots, le chardonneret - mais oui ! - était venu se poser de lui-même doucement, tournant la tête à gauche à droite, puis il avait allongé le cou et, de derrière, un petit coup de bec à l'oreille comme pour dire que...dire qu'il était une part d'elle bien vivante.Vivante, oui, encore vivante, et qui avait encore besoin et e leurs soins et de l'amour - le même amour - qu'ils avaient éprouvé pour elle.
            Oh avec quels tremblements ils l'avaient pris,le pauvre vieux,dans sa grosse main pour le montrer en sanglotant à sa pauvre vieille ! Que de baisers sur cette d'épingle, sur ce mignon bec ! Mais lui ne voulait pas être pris, emprisonné dans cette main. Il se débattait de la tête et des pattes et répondait par des coups de bec aux baisers des deux vieux.
            La grand-mère était sûre et certaine qu'avec ses gazouillis le chardonneret appelait encore sa jeune maîtresse et qu'en voletant de-ci de-là dans l'appartement, il la cherchait, ne cessait de la chercher sans relâche, incapable de se résigner à ne plus la trouver ; et que ses gazouillis sans fin étaient autant de discours pour elle ; des questions, oui, exactement, que les mots n'auraient pas mieux posés, répétées trois, quatre fois de suite, attendant une réponse et exprimant la colère de n'en pas recevoir.
            Mais comment cela, s'il était également sûr et certain que le chardonneret n'ignorait rien de la mort ? S'il savait : qui appelait-il ? De qui attendait-il qu'on répondît à ses questions, que les mots n'auraient pas mieux posées ? Eh mon Dieu, ce n'était au fond qu'un chardonneret ! Tantôt il l'appelait, tantôt il la pleurait. Était-ce possible de mettre en doute que par exemple, en ce moment, il pensait à la jeune morte, ainsi tout pelotonné sur le perchoir de sa cage, la tête rentrée, le bec en l'air, les yeux mi-clos ? A de tels moments, de loin en loin, il laissait échapper de brefs petits cris étouffés, preuve évidente qu'il pensait à elle, qu'il la pleurait et se lamentait. Un vrai déchirement, ces petits cris.

                                chat et oiseau PAUL KLEE

                 Le vieux grand-père ne contredisait pas sa mémé.Lui aussi en était si sûr !Il n'en montait pas moins tout doucement sur une chaise comme pour chuchoter de tout près un ou deux mots de réconfort à cette pauvre petite âme en peine et en même temps, comme à son propre insu, il rouvrait la porte à ressorts de la cage qui s'était fermée.
            - Le voilà qui s'échappe, le voilà qui s'échappe, le coquin ! s'écriait-il en se retournant sur sa chaise et en le suivant des yeux, le regard rieur, les deux mains écartées devant son visage comme pour se protéger.
            Là-dessus le pépé et la mémé de se quereller: combien de fois le lui avait-elle répété qu'il fallait le laisser tranquille lorsqu'il était ainsi et ne pas l'importuner à vouloir le tirer de son chagrin. Tiens, il l'entendait, maintenant ?
            - Il chante, disait le vieux.
            - Ça, chanter ? répliquait-elle en haussant les épaules. Il t'en dit de toutes les couleurs. Fou de rage, qu'il est. !
            Elle accourait pour le calmer. Peine perdue ! Il sautillait par-ci, il sautillait par-là, fâché pour tout de bon ; et non sans raison car à ces moments-là, devait-il lui sembler,il aurait mérité plus de considération.
             Et le plus beau, c'est que le pépé non seulement acceptait tous ces reproches sans dire à la mémé que la porte à ressorts était fermée et que c'était sans doute pour cela que le chardonneret piaulait si lamentablement, mais il pleurait en entendant parler de la sorte sa vieille compagne à la poursuite du chardonneret,il pleurait et s'avouait à lui-même, hochant la tête, le visage en larmes :
             - Il a raison, le pauvre... Le pauvre, il a raison.Il ne se sent pas considéré. Il le savait bien, en effet, ne pas se sentir considéré. Pauvres vieux qu'ils étaient tous les deux, personne ne les considérait ; ils étaient la risée publique depuis qu'ils ne vivaient plus que pour ce chardonneret et se condamnaient à demeurer perpétuellement toutes fenêtres closes, le pépé également ne mettant plus le nez dehors parce qu'il était vieux, oh oui, et il pleurait là, chez lui, comme un gosse, mais les nasardes, il ne les  avait  jamais tolérées et si quelqu'un dans la rue avait eu la fâcheuse inspiration de le tourner en ridicule il aurait joué sa vie ( de quel prix était-elle désormais pour lui ? ), comme rien qu'il l'aurait jouée. Parfaitement, pour ce chardonneret-là, si quelqu'un avait eu la fâcheuse inspiration de lui dire quelque chose. Trois fois dans sa jeunesse il s'était trouvé à deux doigts de... oui : la vie ou la liberté ! Ah il lui en fallait peu,à lui, pour voir rouge !Chaque fois que ces intentions belliqueuses lui allumaient le sang, le vieil homme se levait avec souvent le chardonneret sur l'épaule et il allait jeter par la fenêtre des regards féroces sur les fenêtres des maisons d'en face. Que ce fussent-là des maisons, là en face, des fenêtres avec vitres enchâssées, barres d'appui, vases à fleurs et tout ; que les choses au-dessus fussent des toits avec cheminées, tuiles, gouttières, le pépé ne pouvait en douter, et il savait également à qui elles appartenaient, qui y habitait, comment on y vivait. Le malheur, c'est qu'il ne lui venait pas à l'esprit de s'interroger sur ce qu'étaient sa maison et ces autres maisons en face pour le chardonneret en boule sur son épaule ; et ce qu'elles étaient aussi pour ce magnifique gros chat de gouttière blanc qui se tenait tout pelotonné sur le rebord de la fenêtre d'en face à se prélasser au soleil, paupières closes. Des fenêtres ? Des vitres ? Des tuiles ? Ma maison ? Ta maison ? Pour ce gros chat blanc qui dormait là au soleil, ma maison ou ta maison ? Mais s'il pouvait s'y introduire, toutes les maisons étaient à lui ! Des maisons ? Tu parles ! Des lieux où chaparder, où dormir plus ou moins commodément. Ou faire semblant de dormir.
            Croyaient-ils vraiment, ces deux vieux, qu'en tenant toujours portes et fenêtres fermées, d'empêcher un chat, s'il le voulait de trouver un autre chemin pour venir dévorer ce chardonneret ?
            Et n'était-ce pas trop prétendre que d'attendre du chat qu'il sût que ce chardonneret était toute la vie de ces deux vieux pour avoir appartenu à la petite-fille décédée qui l'avait si bien dressé à voleter hors de sa cage dans l'appartement ? Qu'il sût encore que le pépé une fois qu'il l'avait surpris derrière une des fenêtres à épier de tous ses yeux à travers la vitre le vol insouciant du chardonneret, la pièce s'était rué chez sa maîtresse l'avertissant furieusement que gare ! gare ! s'il le surprenait une seconde fois... Le surprendre là ? Quand ? Comment ? Sa maîtresse... Ces deux vieux... la fenêtre... le chardonneret... Quoi ?
            Et un jour, il se l'envoya - mais oui, ce chardonneret qui pour lui pouvait tout aussi bien être un autre - il se l'envoya en pénétrant qui sait comment, qui sait par où dans la maison des deux vieux. La mémé, la nuit était sur le point de tomber - entendit tout juste à côté comme un léger cui-cui, un gémissement ; survenant, le pépé entr'aperçut une forme blanche qui s'esquivait par la cuisine et, éparses sur le sol, quelques petites plumes de la gorge, les plus douces, qui dans le courant d'air que son entrée provoquait palpitèrent légèrement sur le carreau. Quel cri ! Retenu en vain par sa compagne,il prit une arme, se précipita comme un fou chez la voisine. Non, ce n'était pas la voisine, mais le chat qu'il voulait tuer, ce chat, oui, sous ses yeux à elle ; et il tira dans la salle à manger lorsqu'il le vit tout tranquille assis sur le dressoir. Il tira un, deux, trois coups, fracassant la vaisselle, jusqu'au moment où lui aussi, une arme à la main, le fils de la voisine accourut et tira sur le vieillard.
            Une tragédie.Au milieu des cris et des pleurs, le pépé fut transporté chez lui auprès de sa vieille mémé, blessé à la poitrine, moribond.
            Le fils de la voisine s'était enfui dans la campagne. La ruine dans deux maisons et le hameau sens dessus dessous pour une nuit entière.
            Et le chat ? Sûr qu'il ne s'en souvenait pas, à peine un moment plus tard, de s'être envoyé le chardonneret, un chardonneret quelconque , sûr qu'il n'avait pas compris que c'était sur lui que le vieux tirait. Au bruit du coup, il avait fait un beau saut, pris la fuite et maintenant - regardez-le - il était là, bien sage, tout blanc sur le toit noir à regarder les étoiles qui des sombres profondeurs de la nuit sans lune ne voyaient absolument pas - on peut en être sûr et certain - les pauvres toits de ce hameau parmi les monts, mais elles scintillaient si vivement au-dessus qu'on aurait juré qu'elles ne voyaient que cela, cette nuit-là.


                                                                                          Luigi Pirandello
                                                                         ( première parution dans Penombra 1917 )
                                                                               
           


        


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