mercredi 13 février 2013

Le garçon près du Christ sur le sapin de Noël Fiodor Dostoïevski ( Russie nouvelle )




                                                 Le garçon près du Christ sur le sapin de Noël

                                                 1. - Le garçon avec la main.

             Les enfants sont gens étranges, je les vois dans mes rêves et dans mon imagination. Avant le sapin de Noël et au moment du sapin, la nuit de Noël,  je n'ai cessé de rencontrer dans la rue, à un certain coin, un petit gamin qui n'avait guère plus de sept ans. Dans le froid glacial épouvantable, il était habillé quasiment comme en été, mais une vieillerie entourait son cou : quelqu'un l'avait malgré tout équipé en l'envoyant ici. Il marchait " avec la main " : c'est un terme technique qui signifie demandait l'aumône.  Ces garçons ont inventé ce terme. Ils sont nombreux comme lui à gigoter sur votre chemin et à vociférer une phrase qu' ils ont apprise ; mais ce garçon-là ne hurlait pas, il parlait sur un ton naïf, et il me regardait droit dans les yeux d'une façon inhabituelle,  plein de confiance: par conséquent, il débutait dans la profession.  Répondant à mes interrogations, il me fit savoir qu' il avait une sœur qui restait à la maison sans travail et malade ; peut-être était-ce vrai, toutefois j'appris par la suite qu'il y avait des nuées de garçons de ce genre : on les envoie " avec la main " même par les froids les plus rigoureux, et s'ils ne récoltent rien, une raclée les attend.  Une fois les kopecks ramassés le garçon revient, les mains rouges et engourdies, dans quelque cave où une bande de flemmards s'enivrent, de ces individus qui là, dans ces caves leurs femmes affamées et battues s'enivrent en leur compagnie, et c'est là aussi que braillent leurs nourrissons affamés. La vodka,  la saleté,  la débauche,
mais surtout la vodka.  Avec les kopecks ainsi ramassés on envoie aussitôt le garçon à la taverne d'où il leur apporte encore de l'alcool. Et en supplément on lui verse parfois dans la bouche une chopine et on rit quand il tombe par terre, la respiration coupée presque évanoui.                              
                                     ...et dans ma bouche, impitoyablement
                                        il versait de la vodka dégoûtante...
            Quand il sera grand on s' en débarrassera à l'usine au plus vite et tout ce qu'il gagnera,  il devra de nouveau l'apporter à ces flemmards qui de nouveau le boiront. Mais avant même d'aller à l'usine, ces enfants deviennent de parfaits criminels. Ils vagabondent en ville et connaissent les différentes caves où ils peuvent se glisser et passer la nuit sans être découverts. L'un d'eux est resté plusieurs nuits de suite chez un concierge, dans un  panier, et celui-ci ne l'a pas remarqué. Il va de soi qu'ils deviennent de petits voleurs. Le vol se transforme en passion même chez des enfants de huit ans, parfois sans la moindre conscience de la nature criminelle de leurs agissements. Finalement ils supportent tout - la faim, le froid, les raclées au nom d'une seule chose, leur liberté. Et ils s'enfuient de chez leurs parents flemmards pour vagabonder à leur profit cette fois.  Ces êtres sauvages n'ont parfois pas la moindre notion ni de l'endroit où ils vivent, ni de la nation à laquelle ils appartiennent, de l'existence de Dieu ou du tsar ; on dit même à leur propos des choses qu'il est incroyable d'entendre et cependant ce sont des faits. 

                                         II. Le garçon près du Christ sur le sapin de Noël. 

            Mais je suis romancier et il me semble que j'ai moi-même composé une " histoire ". Pourquoi ai-je écrit " il me semble "? Je suis sûr en effet que je l'ai écrite, mais j'imagine toujours que cela s'est passé quelque part, un jour, et que cela s'est passé justement la nuit de noël,  dans quelque immense ville et par un froid épouvantable. 
            J'imagine un garçon dans un sous-sol, un tout petit garçon de six ans peut-être moins. Ce garçon s' est réveillé un matin dans le sous-sol froid et humide, il est vêtu d'une vague robe de chambre et il tremble. Sa respiration sort en buée blanche, et lui, assis sur un coffre dans un coin, il exhale exprès cette buée de sa bouche à force d'ennui et il s'amuse en regardant la façon dont elle s'échappe.  Mais il a très envie de manger. Ce matin, il s'est plusieurs fois approché du lit où, sur une couche aussi mince qu'une crêpe et avec un balluchon sous la tête à la place d'un oreiller, est couchée sa mère malade. Comment s'est-elle retrouvée ici ? Sans doute est-elle arrivée ici d'une autre ville avec son garçon et elle est brusquement tombée malade. La patronne * des coins* a été emmenée à la police deux jours plus tôt ; les habitants se sont dispersés, c'est Noël,  et c'est un flemmard qui n'a pas attendu les fêtes pour s'enivrer à mort, est allongé là depuis vingt-quatre heures. Dans un autre * coin  * de la pièce une petite vieille âgée de quatre-vingts ans gémit à cause de ses rhumatismes : elle a vécu quelque part, jadis,  comme nounou, et maintenant elle meurt toute seule, se lamentant, ronchonnant et grognant contre le petit garçon de sorte qu'il s'est mis à avoir peur d'aller aux abords de son coin. Il a trouvé à boire dans l'entrée mais il n'a pas trouvé la moindre miette, et pour la énième fois il s' approche de sa maman pour la réveiller. Finalement il se met à avoir peur dans l'obscurité. Le soir est tombé depuis longtemps et on n'a pas allumé la lumière. En palpant le visage de sa maman il est surpris de constater qu'elle ne bouge pas du tout et qu'elle est devenue aussi froide que le mur. " Il fait vraiment très froid ici ",  songe-t-il ; il reste coi quelques instants, oubliant inconsciemment sa main sur l'épaule de la morte, puis il souffle sur ses petits doigts pour les réchauffer et soudain ayant trouvé sa petite casquette en fouillant dans le lit, tout doucement, à tâtons, il sort de la cave. Il serait bien parti plus tôt, mais il avait tout le temps peur du grand chien qui hurle là-haut toute la journée dans l'escalier, à coté de la porte des voisins. Or il n'y a plus de chien,  et il se retrouve tout à coup dans la rue.
            Mon Dieu, quelle ville ! Jamais encore il n'a vu une chose semblable. Là d'où il vient il y a une telle obscurité la nuit - un seul réverbère pour toute la rue. Les maisonnettes basses en bois ont leurs volets clos ; dans la rue dès qu' il fait sombre il n'y a plus personne, tout le monde est enfermé dans sa maison, et il y a seulement des meutes entières de chiens qui se mettent à hurler, et ils sont des centaines des milliers à hurler et à aboyer toute la nuit. Mais là-bas, en revanche, il faisait bon et on lui donnait à manger, alors qu'ici, mon Dieu, si seulement il pouvait manger quelque chose ! Et quels sont ces claquements et ce vacarme, quelle est cette lumière, quels sont ces gens, ces chevaux et ces voitures et il gèle, il gèle ! Une buée glacée s'échappe des chevaux qu'on fouette, du souffle brûlant de leurs bouches ; à travers la neige meuble leurs fers cliquettent sur les pierres, et tous se bousculent, et, mon Dieu, il a une telle envie de manger un morceau, ne serait-ce qu'un bout de quelque chose, et les petits doigts lui font soudain si mal. Un gardien de l'ordre est passé à côté de lui et il s'est détourné pour ne pas remarquer le garçon.
            Voici une autre rue : oh, comme elle est large ! Ici on doit certainement se faire écraser ; comment ils crient tous, ils courent et ils filent, et les lumières, les lumières ! Mais qu'est-ce que c'est ? Oh ! quelle grande vitre, et derrière la vitre il y a une pièce, et dans la pièce un arbre va jusqu'au plafond ; c'est un sapin, et sur le sapin il y a tellement de feux, il y a tellement de papiers dorés et de pommes, et tout autour, au pied de l'arbre, il y a des poupées, des petits chevaux ; et des enfants courent dans la pièce, joliment habillés, proprets, ils rient et ils jouent, ils mangent et ils boivent quelque chose. Et voilà une fillette qui s'est mise à danser avec un garçon : comme elle est belle ! Et on entend la musique à travers la vitre. Le garçon regarde, il est étonné, et il rit lui aussi, mais ses petits doigts lui font mal, comme ceux de ses petits pieds, et sur ses mains ils sont devenus complètement rouges, ils ne se plient plus et ça fait mal de les bouger. Et tout à coup le garçon s'est souvenu que ses doigts lui faisaient si mal, il a éclaté en larmes et il a couru plus loin ; il voit à nouveau une pièce à travers une autre vitre ; de nouveau, il y a des arbres, mais sur les tables il y a des gâteaux, toutes sortes de gâteaux, aux amandes, rouges, jaunes et quatre riches dames sont assises, et à tous ceux qui entrent elles donnent du gâteau et la porte s'ouvre à tout instant, beaucoup de messieurs entrent chez elles depuis la rue. Le garçon s'est faufilé, il a soudain ouvert la porte et il est entré. Oh ! comme on a crié après lui en agitant les bras. Une dame s'est précipitée vers lui et lui a fourré un kopeck dans la main, et elle lui a ouvert elle-même la porte de la rue. Comme il a eu peur ! Mais la pièce a immédiatement roulé et a tinté contre les marches ; il ne pouvait pas plier ses petits doigts rouges pour la retenir. Le garçon est parti en courant et il est parti vite, bien vite, mais où il ne le sait pas lui-même. Il a de nouveau envie de pleurer, mais il a peur ! Mais la pièce a immédiatement roulé et a tinté contre les marches ; il ne pouvait pas plier ses petits doigts rouges pour la retenir. Le garçon est parti en courant et il est parti
vite, bien vite mais où il ne le sait pas lui-même. Il a de nouveau envie de pleurer, mais il a peur et il court, il court et il souffle dans ses mains. Et l'angoisse l'étreint parce qu'il est soudain si seul et il a si peur, et soudain... Mon Dieu ! Mais qu'est-ce que c'est encore ? Une foule de gens est rassemblée et tout le monde a l'air surpris : derrière une vitrine, il y a trois marionnettes, petites, magnifiquement habillées en petites robes rouges et vertes, et on dirait tout à fais qu'elles sont vivantes ! Un petit vieux est assis et il semble jouer d'un grand violon, les deux autres sont debout à côté de lui et ils jouent sur de minuscules violons, et ils battent la mesure avec la tête ; ils se regardent, et leurs lèvres bougent, ils parlent, ils parlent pour de vrai, mais derrière la vitre on n'entend pas. Et le garçon a d'abord pensé qu'ils étaient vivants et quand il a vraiment deviné que ce sont des marionnettes, il a soudain éclaté de rire. Il n'a jamais vu de marionnettes pareilles et il ne savait pas qu'il en existait ! Et il a envie de pleurer, mais c'est si drôle et amusant de regarder les marionnettes. Soudain il a l'impression que derrière lui quelqu'un a attrapé sa robe de chambre : un grand et méchant garçon est à côté de lui et il lui donne soudain une torgnole sur la tête, il arrache sa casquette, et il lui flanque un coup de pied par en-dessous. Le garçon roule par terre, on crie, il est stupéfait, il se relève, et il se met à courir, à courir, il ne sait même pas lui-même où, sous un porche, dans une maison étrangère, et il s'installe derrière le bûcher : " Là on ne me trouvera pas, et il fait sombre. "
            Il s'est installé et il s'est recroquevillé, mais il ne pouvait reprendre son souffle tant il avait peur, et soudain, tout à coup, il s'est senti si bien ; ses petites mains et ses pieds ont cessé de lui faire mal, et il faisait bon, si bon, comme sur le poêle ; et tout son corps a tressailli : ah ! il a failli s'endormir. Comme c'est bon de s'endormir ici : " Je vais rester ici un petit moment et j'irai revoir les marionnettes songea le garçon qui se mit à rire en pensant à elles. Elles sont comme vivantes !... " Et soudain il entendit sa maman entonner une chanson au-dessus de lui. " Maman, je dors. Ah! Comme c'est bon de dormir ici ! "
            - Viens voir mon sapin de Noël, mon garçon, chuchota soudain au-dessus de lui une douce voix.
            Il crut un instant que c'était toujours sa maman, mais non,
ce n'était pas elle ; qui donc l'avait appelé? Il ne pouvait le voir, mais quelqu'un se pencha au-dessus de lui et l'embrassa dans l'obscurité, et l'enfant lui tendit les bras et... et soudain - oh ! quelle lumière ! Oh ! quel sapin ! mais ce n'est pas un sapin, il n'a encore jamais vu des arbres pareils ! Où est-il donc maintenant ? Tout brille, tout scintille et tout autour il n'y a que des marionnettes - mais non ce sont des garçons et des filles, seulement ils sont si lumineux, ils tournent tous autour de lui, ils volent, ils l'embrassent tous, ils le prennent, ils l'emportent, et il vole lui-même, et il voit sa maman qui le regarde, et elle rit remplie de joie en le regardant. " Maman ! Maman ! Ah, comme on est bien ici maman ! " lui crie le garçon et de nouveau il embrasse les enfants, et il a envie de leur parler au plus vite des marionnettes derrière la vitrine. " Qui êtes-vous les garçons ? Qui êtes-vous, les filles ? " demande-t-il en riant et en les aimant.
            " C'est le sapin du Christ, lui répondent-ils. Le Christ a toujours un sapin ce jour-là pour les petits enfants qui n'ont pas le leur... " Et il se rend compte que ces garçons et ces filles sont tous des enfants comme lui, mais les uns ont gelé dans leur couffin où on les a abandonnés dans les escaliers des fonctionnaires de Pétersbourg, les autres ont expiré chez des Finlandaises, venant d'une maison d'éducation pour être nourris, d'autres sont morts contre la poitrine desséchée de leur mère ( durant la famine de Samara ) certains enfin ont été asphyxiés dans la puanteur des wagons de troisième classe, et ils sont tous là maintenant, ils sont tous comme des anges, tous auprès du Christ, et lui-même se trouve au milieu de tous et il leur tend les bras et il les bénit ainsi que leurs mères pécheresses... Et les mères de ces enfants restent sur place, de côté, et elles pleurent ; chacune reconnaît son garçon ou sa fille, et les enfants s'approchent d'elles en volant et les embrassent ; ils essuient leurs larmes de leurs petites mains et ils les supplient de ne pas pleurer parce qu'ils sont si bien ici...
            Et en-bas, le lendemain matin, les concierges découvrirent le petit cadavre du garçon qui s'était enfui et qui avait gelé derrière le bûcher ; on trouva aussi sa maman... Elle était morte avant lui ; tous les deux se retrouvèrent au ciel auprès de Dieu.                                                                    
            Et pourquoi ai-je donc composé une telle histoire qui n'a pas sa place dans un journal raisonnable et au jour le jour, celui d'un écrivain en plus ? Et en outre j'avais promis des nouvelles principalement sur des sujets réels ! Mais le problème est là justement : il me semble et j'imagine toujours que tout cela à pu se produire dans la réalité autrement dit ce qui s'est passé dans le sous-sol et derrière le bûcher, et avec le sapin près du Christ, je ne sais pas comment vous dire, est-ce que cela a pu se produire oui, ou non ? C'est pour cela que je suis un romancier, pour inventer.



                                                                                         Fiodor Dostoïevski

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