lundi 29 avril 2013

Un Anarchiste Joseph Conrad 1 ( nouvelle Angleterre )


                                        
joseph conrad

                                                       Un anarchiste
                                                                               conte enragé


            Cette année-là je passai les deux plus beaux mois de la saison sèche sur l'un des domaines,  sur le principal domaine d'élevage devrais-je dire, d'une célèbre société de fabrication d'extrait de viande.
            B.O.S. B.O.S.Vous avez lu les trois lettres magiques sur les pages de réclame des journaux et des revues,  à la devanture des marchands de comestibles et dans les calendriers de l'année à venir que la poste vous apporte au mois de novembre. Ils diffusent aussi des brochures rédigées en plusieurs langues, en un style d'un enthousiasme nauséeux,  dont les statistiques de massacre et de sang auraient de quoi faire pâlir un Turc. L'oeuvre d'art destine à illustrer cette littérature représente en couleurs brutales et luisantes un énorme taureau noir qui piétine furieusement un serpent jaune convulse d'agonie dans une herbe vert émeraude,  le tout se détachant sur un ciel de cobalt. C'est atroce et allégorique.  Le serpent symbolise la maladie,  la faiblesse,  peut-être simplement la faim, cette maladie chronique de la plus grande partie de l'humanité.  Naturellement tout le monde connaît la B.O.S.Co Ltd, avec ses produits sans rivaux,  Vinibos, Jellybos, et la suprême,  l'inégalable perfection, le Tribos, dont les vertus nutritives vous sont offertes sous une forme non seulement hautement concentrée, mais déjà à moitié digérée.  Tel est apparemment l'amour que la Compagnie Limited porte à ses contemporains,  amour pareil à celui des père et mère pingouins pour leurs rejetons affamés.
            Évidemment il faut bien employer de façon productive les capitaux d'un pays, et je n'ai rien à dire contre la Compagnie. Mais, étant moi-même animé de sentiments d'affection pour mes frères en humanité,  je suis attristé par le système de publicité moderne. Malgré tout ce qu'il peut attester d'énergie,  d'ingéniosité,  de trouvailles et d'impudence chez certains individus,  il trahit surtout, à mon sens, la triste prédominance de cette forme de dégradation mentale qui s' appelle crédulité.
            J'ai dû en maintes régions du monde, civilisées ou non, avaler du B.O.S. avec plus ou moins de profit pour moi-même,  mais toujours sans grand plaisir.  Dissous dans de l'eau chaude et abondamment poivré pour en faire ressortir le goût,  cet extrait n'est pas absolument imbuvable.  Mais je n'ai jamais pu avaler sa réclame. Peut-être ont-ils manqué d'audace.  Autant que je m'en souvienne, ils ne promettent pas une jeunesse éternelle à ceux qui font usage du B.O.S., et n'ont pas encore attribué à leur estimable produit le pouvoir de ressusciter les morts. Pourquoi cette réserve austère,  je me le demande.  Je ne crois d'ailleurs pas qu' ils m'auraient eu,même à ce prix. Quelle que soit la forme de dégradation humaine dont je puisse, étant humain moi-même,  souffrir ce n'est pas de la forme populaire. Je ne suis pas gobeur.
            Je me suis appliqué à souligner ce point me concernant en vue du récit qui va suivre.  J'en ai, dans la mesure du possible,  contrôlé les données.  J'ai consulté des collections de journaux français,  et j'ai interrogé,  lorsque le hasard de mes voyages m'amena à Cayenne,  l'officier qui commande la garde militaire de l'île Royale.  Je crois l'histoire vrais,  au fond. Ce n'est pas, me semble-t-il , le genre d'histoire qu' un homme invente sur son propre compte,  car elle n'est ni grandiose ni glorieuse,  ni assez drôle non plus pour flatter une vanité pervertie.
            Elle a trait au mécanicien d'un petit vapeur appartenant à la Compagnie B.O.S. Ltd., dans son domaine de Maranon. Ce parc à bestiaux est aussi une île,  une île grande comme une petite province,  située dans l'estuaire d'un grand fleuve de l'Amérique du Sud. Elle est sauvage et sans beauté,  mais l'herbe qui pousse sur ses plaines basses paraît douée de qualités nutritives et aromatiques exceptionnelles.  Elle retentit des beuglements des troupeaux innombrables,  un bruit sourd et déchirant qui monte sous le. Vaste ciel comme une protestation formidable de prisonniers condamnés à mort. Sur la terre ferme,  par-delà vingt milles d'eau boueuse et décoloré e, dort une ville que nous appellerons, si vous voulez, Horta.
            Le trait le plus intéressant de cette île,  qui fait l'effet d'une sorte de pénitencier pour animaux,  c'est qu' elle est le seul habitat connu d'un papillon rarissime et somptueux.  L'espèce en est même plus rare que belle,  ce qui n'est pas peu dire. J'ai déjà fait allusion à mes voyages. Je voyageais à cette époque,  mais strictement pour moi, et avec une modération inconnue de nos jours où l'on peut prendre un billet pour faire le tour du monde. Je voyageais même avec un but. En fait, je suis, " Ha! Ha , un enragé tueur de papillons,  ha ! ha! Ha! ".
            C'est en ces termes et sur ce ton que Mr Harry Gee, régisseur du domaine parlait de mes travaux.  J'incarnais pour lui la plus parfaite absurdité du monde, alors qu' à ses yeux la Compagnie B.O.S. Ltd représentait au contraire le summum des. réalisations du XIX e siècle.  Je crois qu' il gardait ses guêtres et ses éperons pour dormir. Ses journées en selle,galopant à travers plaines,  suivi d'une escorte de cavaliers à demi sauvages qui l'appelaient Don Enrique et ne se faisait pas une idée bien nette de la Compagnie B.O.S.Ltd qui payait leurs gages. C'était un excellent  régisseur,  bien que je ne m'explique pas pourquoi il s' obstinait, quand nous nous retrouvions aux repas, à me donner de grandes tapes dans le dos, en me demandant d'une voix forte et moqueuse :
            - Alors grand Chasseur,  encore un carnage aujourd'hui ? Une hécatombe de papillons.? Ha, ha, ha !
            D'autant moins qu' il me facturait deux dollars par jour l'hospitalité de la B.O.S. Co Ltd, au capital de 1 500 000 livres sterling, entièrement versé,  dont le bilan pour cette année-là doit sans doute faire état de ces versements.
            - Je ne crois pas, en toute justice pour la Compagnie,  pouvoir vous demander moins, m'avait-il expliqué avec une gravité extrême,  en réglant avec moi les conditions de mon séjour dan l''île.
            Ces bouffonneries auraient été assez inoffensives s' il n'y avait toujours quelque chose de détestable dans une intimité qui ne comporte aucun sentiment amical.  Et puis ses plaisanteries n'étaient pas des plus amusantes.  Elles consistaient en une répétition lassante et soulignées d'éclats de rire des épithètes descriptives appliquées à ses victimes. " Enragé tueur de papillons ! Ha, ha, ha ", voilà un échantillon de cet esprit que lui en tout cas prisait fort. Et c'est. avec le même humour qu'il attira mon attention sur le mécanicien du vapeur,  un jour que nous arpentions le sentier qui longe la baie.
            La tête et les épaules de l'homme émergeaient au-dessus du pont où gisaient divers outils et quelques pièces de mécanique. Il effectuait une réparation sur les machines.  Au bruit de nos pas il leva avec inquiétude un visage encrasse au menton pointu et à la petite moustache blonde. Ce que je distinguai de ses traits délicats sous les zébrures noires, m'apparut livide et épuisé,  dans l'ombre verdâtre de l'arbre énorme qui étendait son feuillage au-dessus du bateau amarré à la berge.
            A ma grande surprise Harry Gee interpella le mécanicien en l'appelant " Crocodile ", avec ce ton mi moqueur, mi brutal qui traduit une parfaite suffisance chez les gens de sa charmante espèce.
            - Comment va le travail aujourd'hui,  Crocodile ?
            J'aurais dû vous dire déjà que l'aimable Harry Gee avait appris un peu de français,  dans une colonie quelconque,  et qu' il prononçait cette langue avec une précision forcée très déplaisante,  comme s' il voulait s' en moquer. L'homme du bateau lui répondit aussitôt d'une voix agréable.  Ses yeux avaient une douceur liquide et ses dents luisaient d'un éclat extraordinaire entre ses lèvres minces et flétries. Le régisseur se tourna vers moi pour m'expliquer d'un ton jovial et bruyant.
            - Je l'appelle Crocodile parce qu' il vit à moitié dans l'eau, à moitié sur terre.  Un amphibie,  quoi ! Il n'y a pas d'autres amphibies sur l'île que les crocodiles,  alors il faut qu' il appartienne à cette espèce-là,  hein ? En réalité,  ce n'est rien moins qu' un citoyen anarchiste de Barcelone !
           - Un citoyen anarchiste de Barcelone?  répétai-je stupidement observant l'homme qui s' était remis à l'ouvrage et se penchait sur la machine en nous tournant le dos. Je l'entendis protester à voix très intelligible,  sans changer de position
            - Je ne sais même pas l'espagnol.
            - Hein ? Comment ? Vous osez nier que vous venez de là-bas ? se récria brutalement le régisseur modèle.
            - Sur quoi l'homme se redressa, laissa choir une clé anglaise dont il venait de se servir, et nous regarda. Il tremblait de tous ses membres.
            - Je ne nie rien, rien, rien du tout, fit-il excédé.
            Et ramassant son outil, il se remit au travail sans prêter plus d'attention à notre présence.  Après l'avoir regardé une ou deux minutes nous nous éloignâmes.
            - Est-ce vraiment un anarchiste ? demandai-je une fois hors de portée.
            - Je m'en fiche comme de l'an quarante,  répondit le jovial employé de la B.O.S. Je lui ai donné ce nom-là parce qu' il me convenait de le désigner ainsi. C'est l'intérêt de la Compagnie.
            - De la Compagnie ? m'écriai-je en m'arrêtant net.
            - Aha ! triompha-t-il, en levant son museau glabre de roquet et en écartant ses grandes jambes maigres.  Ça vous épate ? Je me crois tenu à faire de mon mieux pour la Compagnie,  qui a d'énormes frais. Tenez, notre représentant de Horta me dit qu'on dépense 50000 livres pour faire de la publicité dans le monde entier. Il ne faut pas lésiner sur le tape-à-l'oeil ! Eh bien, écoutez.  Quand je suis arrivé ici il n'y avait pas de canot à vapeur,  j'en ai réclamé un tout de suite et n'ai pas cessé par chaque courrier de réclamer jusqu'à ce que je l'obtienne. Seulement le bonhomme qu' on avait envoyé avec nous a lâches au bout de deux mois en laissant son bateau amarré au ponton de Horta. Il avait trouvé un poste plus avantageux dans une scierie du fleuve, le sagouin ! Et depuis ce temps-là c'est toujours la même histoire.  Par ici, le moindre vagabond écossais ou yankee qui s' intitule mécanicien vous demande dix-huit livres par mois, et à peine avez-vous eu le temps de vous retourner qu'il décampe, après avoir démoli quelque chose en général.  Je vous donne ma parole que certains des animaux que j'ai eus comme mécaniciens ne distinguaient pas la chaudière de la cheminée.  Quant à celui-là il connaît son affaire, et je n'ai pas envie de le laisser filer, comprenez-vous ?
            Il me donna un petit coup sur la poitrine pour accentuer l'effet de ses paroles.  Sans m'arrêter à cette familiarité je lui demandai ce que venait faire là-dedans la profession d'anarchiste de cet homme.
            - Tiens, ricana le régisseur.  Si vous voyez un beau jour un va-nu -pieds en loques se cacher dans les fourrés du côté de la mer, et en même temps à moins d'un mille de la côte,  une petite goélette filer à toutes voiles, vous ne croiriez pas le gars tombé du ciel, n'est-ce pas ? Et il ne pourrait venir que du ciel ou de Cayenne.  Moi, j'ai l'esprit vif. Dès que j'ai vu ce drôle de gibier je me suis dit : " Un forçat évadé ! " J'en étais aussi certain que de vous voir là devant moi, en ce moment. Je poussai mon cheval droit sur lui. Il a fait face un moment, perché sur un monticule de sable, en criant:
            - Monsieur, Monsieur, arrêtez !
            Puis à la dernière minute il a flanché et pris ses jambes à son cou. Je me suis dit : " Toi, je te materai avant de te lâcher ! " Et sans un mot je continuai la poursuite en le rabattant de droite à gauche. Je finis par le ramener à la côte et par l'acculer sur une petite langue de terre.  Les talons dans l'eau, il n'avait derrière lui que le ciel et la mer, et devant, à moins d'un mètre,  mon cheval qui s' ébrouait et piétinait le sable.
        *    Il croisa les bras sur la poitrine,  et leva le menton d'un geste d'enragé. Je n'allais pas me laisser impressionner par ces façons de mendigot.
            - Vous êtes un forçat échappé ? lui dis-je.
            En entendant parler français son menton tomba et il changea de figure.
            - Je ne nie rien, répondit-il, encore tout haletant, car je l'avais fait gambader joliment vite devant mon cheval.  Je lui demandai ce qu' il faisait là.  Il avait retrouvé le souffle et m'expliqua qu' il voulait gagner une ferme du voisinage,  dont probablement les gens de la goélette avait parlé. Je me mis à rire, ce qui l'inquiéta. L'aurait-on trompé ? N'y avait-il pas de ferme à portée de marche ?
            Je riais de plus en plus fort. Je riais de plus en plus fort et le premier troupeau croisé en route l'aurait réduit en charpie à coups de sabots. Un homme surpris à pied dans les pâturages n'a pas l'ombre d'une chance de s'en tirer.
            - Vous devez certainement la vie à notre rencontre, lui dis-je et il répondit que c'était bien possible, bien qu'il eût plutôt cru d'abord que je voulais l'écraser sous les sabots de mon cheval. Je lui affirmai que rien n'aurait été plus facile, si j'en avais eu envie. Sur quoi notre entretien s'enlisa. Je ne pouvais imaginer ce que j'allais faire du forçat, à moins de le pousser à l'eau. Je m'avisai de lui demander ce qui l'avait fait déporter. Il pencha la tête : Voyons, insistai-je : cambriolage, assassinat, viol ou quoi ? Je voulais savoir ce qu'il allait trouver à raconter, tout en attendant bien sûr un mensonge, mais il se contenta de dire:
            - Imaginez ce qu'il vous plaira. Je ne nie rien. Ça ne sert à rien de nier.
             Je le regardai fixement et une idée me vint.
             - Il y a des anarchistes là-bas, dis-je. Peut-être que vous êtes des leurs ?
             - Je ne nie rien du tout, Monsieur, répéta-t-il.
             Cette réponse me fit douter qu'il fût réellement anarchiste. Je crois que ces sacrés toqués-là sont plutôt fiers d'eux-mêmes. S'il avait été anarchiste il l'aurait proclamé tout de suite.
            - Qu'est-ce que vous étiez avant d'être forçat ?
            - Ouvrier, répondit-il, et bon ouvrier encore !
            Là je me dis que c'était sûrement un anarchiste, après tout. C'est de cette classe qu'ils sortent presque tous, n'est-ce pas ? J'ai horreur de ces brutes lâches qui jettent des bombes. J'étais presque décidé à tourner bride et à laisser le bonhomme se noyer ou crever de faim, à son gré. Quant à traverser l'île pour venir m'embêter, les bêtes sauraient bien l'en empêcher. Je ne sais ce qui me poussa à lui demander / Quel espèce d'ouvrier ?
            Je me souciais comme d'une guigne qu'il réponde ou pas, mais quand je l'entendis répliquer
            - Mécanicien, Monsieur.
            Je faillis tomber de selle de saisissement. Le canot en panne dormait dans la baie depuis trois semaines. Mon devoir envers la Compagnie était bien clair. Il avait remarqué mon sursaut et nous restâmes une grande minute à nous regarder dans les yeux, comme ensorcelés.
            - Montez en croupe derrière moi, commandai-je. Vous allez remettre mon canot d'aplomb.


                                                                C'est en ces termes que ............./
* papillon hibou                                                                                                                    à suivre 



                                                          
      
          

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire