dimanche 30 octobre 2016

Correspondance Proust à Gaston Gallimard 5( lettres France )

             
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                                                                                                            7 novembre 1918
                                                                                                              102 bvd Haussmann

            Soyez assez gentil pour lire attentivement jusqu'au bout. Excusez ce " Lege quaeso " de collège car ma lettre est importante.
         
            Cher ami,
            Quand je pense si affectueusement à vous ( il me semble en effet qu'à votre dernier passage à Paris notre amitié s'est resserrée ) cela m'ennuie de vous importuner à New York de mes doléances, hélas, trop motivées. Mais enfin vous êtes aussi mon éditeur, vous l'êtes parce que vous l'avez voulu, j'ai quitté pour vous Grasset, il faut tout de même que je vous dise des choses pratiques et précises. J'ai 3 sortes de regret. Le plus important est d'ordre purement littéraire. Vous savez mon désir de pouvoir surveiller la publication de mon oeuvre, autrement dit de tâcher de vivre jusqu'à ce qu'elle soit achevée. Je vous ai remis vers Juin , vous devez savoir les dates, le manuscrit complet du            " Côté de Guermantes ". Je ne vous l'ai pas remis plus tôt, bien qu'il fût prêt depuis des années ( commencé d'imprimer en 1913 ) parce qu'à cause de tous les ennuis que nous avions avec " A l'ombre des jeunes filles en fleurs ", vous trouviez inutile que les épreuves se chevauchassent. Mais les dernières étant corrigées, vous m'avez dit qu'on pouvait tout de suite me donner des épreuves du Côté de Guermantes. Aussi je vous en ai remis le manuscrit complet, je pense en Juin. Or nous sommes le 7 Novembre et je n'ai pas reçu une seule épreuve. Et ce n'est pas un hasard destiné à ne pas se reproduire. Car Madame Lemarié ( qui est infiniment gentille et que vous  ne pouvez que remercier pour moi ) me dit bien, tantôt que ce retard inexplicable est peut-être dû à la guerre, ou à la Paix, ou à la grippe ( comme j'entendais Calmette dire à un rédacteur dont il ne voulait pas publier les articles, bien entendu ce n'est pas le cas ici, qu'il n'avait pu les faire passer parce qu'il y avait eu une séance importante à la Chambre, des bruits de grève, un grand mariage, l'Actualité ), mais la raison qu'elle semble croire dominante est que la Semeuse ne veut pas commencer les épreuves du Côté de Guermantes " avant que le volume précédent, ( dont les dernières épreuves corrigées sont chez eux depuis six mois ), soit entièrement fabriqué, prêt à paraître. C'était la crainte de cela qui m'avait fait vous demander des imprimeurs différents pour les différents volumes. Vous m'aviez répondu que la fabrication du volume fini n'empêcherait nullement la Semeuse de donner des épreuves du Côté de Guermantes. Maintenant je vois qu'il ne faudra pas un an pour les 4 volumes comme vous m'aviez dit, mais huit ans ! Or ( comme les trois derniers volumes - les plus longs, les plus frappants et dont l'actuel n'était qu'un prologue un peu languissant - paraîtront ensemble ), quand ils paraîtront ( c'est-dire, de ce train-là, vers 1925, au plus tôt ), à supposer que l'auteur soit encore en vie pour corriger ses épreuves, les lecteurs auront depuis longtemps oublié l'existence de Swann, et le tout sera raté. En voyant l'imprudence de donner ainsi d'un seul coup tout mon manuscrit du Côté de Guermantes, je n'ai donné que Pastiches à composer, avant Mélanges. Mais cela ne semble pas devoir être un meilleur moyen. Et un beau jour je recevrai à la fois les épreuves de Pastiches et du Côté de Guermantes, de sorte qu'après de longs mois d'inaction, on me demandera un coup de feu dont ma santé n'est pas capable. Ce qui est moins important dans ce retard ce n'est ( comme la question toute différente dont je vais vous entretenir tout à l'heure ) qu'une question pécuniaire ( mais une profonde modification dans mon existence survenue qq semaines après votre départ donne à de telles questions une importance vitale pour moi ), si j'avais pu prévoir de pareilles lenteurs, j'eusse donné mon 1er volume ( A l'ombre des J.F. en fleurs ) en feuilleton. Le Figaro par suite d'un oubli de Bernstein n'aurait pas pu le publier au moment où je le voulais, bien qu'il l'eût autrefois annoncé et même commandé. Mais au lieu de leur dire que ( pour ne pas retarder la publication du volume ), je renonçais au feuilleton, du moment que le volume ne devait pas paraître, j'eusse retardé le feuilleton ou l'eusse donné à une revue. Maintenant je n'ai plus ni feuilleton ni volume et d'autre part tant de temps a passé que je crains de retarder tout de même en entreprenant des démarches pour un feuilleton ici où là.                                                                                                  abebooks.fr
Afficher l'image d'origine            Vous allez me trouver bien vulgaire de parler intérêt pécuniaire encore sur un tout autre point  ( mais au moment où mes ressources avaient diminué, une charge imprévisible et énorme, d'ailleurs aimée, est survenue ). Cet autre point ( j'entends celui qui concerne notre livre et non ma vie ) est celui-ci. Jacques de Lacretelle m'a écrit, il y a qq temps, que lui, M. Sembat et d'autres personnes avaient été très déçues quand elles avaient voulu souscrire des exemplaires de luxe de A l'ombre des jeunes filles en fleurs de s'entendre répondre qu'on ne pouvait en avoir un seul, le tout étant pris par la Société des Bibliophiles. J'ai alors eu l'idée suivante que je vous soumets. ( Divers amateurs de livres l'ont fort approuvée ). On ferait en dehors des exemplaires retenus par b.la Société des B., un tirage d'une vingtaine d'exemplaires à chacun desquels j'adjoindrais une vingtaine de pages de mes épreuves corrigées ( les gracieux chefs- d'oeuvre de Mlle Rallet ). Je signerais ces exemplaires qui
pourraient être vendus chacun 300 fr. Pour Pastiches et Mélanges on procéderait autrement. Comme je crois que les épreuves seront peu corrigées je pourrais écrire à la main une page du livre ( j'ai grand peur que ce livre ne m'amène des procès, entre parenthèses, car dans le pastiche de St Simon qui est nouveau et est très long il y a sur diverses " personnalités parisiennes " nommées en t lettres des passages qu'elles comprendront mal et n'aimeront pas ). Peut-être une photographie de mon portrait par Jacques Blanche avec la signature de ce dernier, ou un dessin original que je demanderais à Sert, pourraient être ajoutés à l'exemplaire mais j'avoue que je n'aime pas beaucoup que l'auteur s'exhibe ainsi. En tous cas les amateurs d'éditions de luxe en auraient d'une autre série que celle des bibliophiles, entièrement différentes et pouvant avoir leur attrait que je ne comprends pas, mais l'âme des bibliophiles m'est assez fermée. Pour en finir avec nos questions d'affaires, vous avez dû recevoir au moment de votre départ une longue lettre de moi vous communiquant toute ma correspondance                                 avec Grasset relative à mes droits d'auteur. Il se refuse à m'en payer                           gallimard.fr                   aucun tant que
" l'indemnité " n'aura pas été fixée. Il a été convenu qu'on attendrait pour cela votre retour. Comme il lui est pénible de parler de questions d'" intérêt "!, il se fera représenter par son associé, et " cela ne présentera aucune difficulté et se réglera en deux paroles " dit-il. Je n'ai pas très bien compris, ni beaucoup goûté, que le paiement de droits d'auteur par Grasset fussent subordonnés - et ajournés -  à la fixation d'une indemnité qui n'est nullement due et dont le principe même est contestable, mais bien qu'à moi il ne me soit nullement " pénible de parler de questions d'intérêts ", je n'ai pas pu insister indéfiniment.
            J'espère ( et je suis certain ) qu'aucune des personnes pour lesquelles mon St Simon est sévère, n'est de vos amies, ni ne vous intéresse à aucun degré. Je me souviens à ce propos que vous m'avez dit ( si je ne confonds pas ) que vous fréquentiez à New York M. Otto Khan. Je ne le connais pas et                    naturellement ne fait pas dans ce pastiche la moindre allusion (illusion ?) Mais je n'ai jamais oublié le fin profil de sa fille, entrevue de très loin dans je ne sais plus quel hôtel  ( l'hôtel Plaza je crois ). Je ne l'ai jamais vue de près, je ne la connais pas. Malgré cela, le souvenir persistant du profil fait que je n'aimerais pas qu'il y eût de ses amies malmenées dans ce St Simon. Or une des femmes dont je parle sans aménité se trouvant être une américaine, ( Mme Blumenthal actuellement Dsse de Montmorency ) si je pensais que la jeune fille au fin profil pût aimer cette dame compatriote, je supprimerais le passage pourtant bien essentiel. Croyez-vous qu'elle la connaisse et l'aime ? Si vous n'en savez rien, ne le lui demandez pas, car au fond ce sera plus commode et je serai plus à l'aise pour dire ce que je veux dans mon pastiche. Mon scrupule envers une inconnue est très exagéré ( et d'ailleurs elle ne doit pas connaître Mme Blumenthal ).
            Je ne peux assez vous dire combien Madame Lemarié a été charmante pour moi, d'une bonté, d'une activité, d'une sensibilité délicieuses. Mais les prodiges les moins croyables de la mythologie me semblent peu de choses à côté de ce fait qu'elle a un fils de plus de vingt ans, donc plus âgé qu'elle-même ne paraît. Je ne veux pas évoquer les incestes des Dieux et supposer que son fils soit son frère. Mais je vois moins d'objections dans le mystère de l'Eucharistie. Elle s'est fait dernièrement une foulure, ce qui ne m'étonne pas si elle joue aux jeux de son âge apparent, lesquels doivent consister à sauter à la corde, etc. Au revoir cher ami, j'espère que votre entreprise réussit à merveille sans que votre santé se fatigue. Si vous entendez parler, dans ce pays de millions, d'affaires merveilleuses, signalez-les moi ( car il ne m'est pas, comme à Grasset, " pénible de parler d'intérêts ")
Faites toutes mes amitiés à Copeau si vous vous trouvez auprès de lui. Je ne peux vous dire mon cher ami avec quelle tendresse je pense à vous. Nos derniers entretiens m'ont beaucoup attaché à vous. Et je vous suis si reconnaissant que vous et vos amis ( notamment M. Charlie du Bos, l'écho m'en revient constamment ) témoignez à mon livre. Du reste bien avant de savoir que je l'écrirais ni que vous seriez mon éditeur, j'avais vu se dessiner dans votre visage, à Cabourg, tout ce qui maintenant m'est si cher en vous.
            J'espère que la santé de Madame Gallimard est tout à fait rétablie et je vous envoie toute ma plus vive amitié.


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J'étais si souffrant en vous écrivant que craignant d'avoir été illisible, j'ai à plusieurs reprises corrigé le caractère mal formé, changé la conjonction qui pouvait rendre la phrase ambiguë. Mais ne voyez dans ces corrections et ces ajoutages, dus au désir de vous rendre la lecture moins difficile, aucune hésitation de syntaxe, encore moins aucun remaniement de pensée.
            Je ne vous dis d'amitiés que pour Copeau parce que c'est le seul je crois qui soit avec vous.

            


         


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