samedi 4 février 2017

Reginald et les soucis Saki ( Nouvelle Angleterre )

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                                                           Reginald et les soucis

            " J'ai, dit Reginald, une tante qui se fait beaucoup de souci. Enfin, ce n'est pas une vraie tante, et ses soucis ne sont pas réellement des soucis. Comme elle jouit d'une certaine popularité dans le monde et qu'elle n'a pas de tragédie domestique à proprement parler, elle adopte volontiers les soucis à la mode, y compris moi-même qui suis, de son point de vue, je tiens à le préciser, une source de soucis permanents. A ce propos elle est l'antithèse absolue de ces femmes douces et résignées que nous avons tous connues qui, elles, ont eu de vrais malheurs et qui, depuis portent des oeillères. Bien sûr, on ne les en aime que davantage, même si elles nous mettent toujours un peu mal à l'aise. Pour moi, elles me font irrésistiblement penser à ces canards qui, avec une allégresse un peu forcée, continuent de courir en battant des ailes après qu'on leur a coupé la tête. Les canards ne trouvent jamais le repos. Ma tante, elle, a une très jolie couleur de cheveux, une cuisinière qui est toujours en bisbille avec les autres domestiques, ce qui est bon signe, et une conscience qui la laisse tranquille onze mois par an et qui ne se réveille que pendant le Carême dans le seul but d'embêter la famille de son mari, protestants bornés et tatillons. Dotée de tous ces avantages naturels, au nombre desquels elle place le bronze cuivré de ses cheveux ( et c'est un point sur lequel elle ne souffre aucune discussion ) elle est bien obligée d'aller chercher ses soucis là où ils sont, c'est-à-dire au hasard de l'actualité. Ce système comporte certains avantages, ainsi celui de choisir ses embêtements et de s'arranger pour qu'ils se produisent quand on a rien de particulier à faire et qu'on commence à s'ennuyer, alors que les vrais tracas arrivent généralement à l'heure du repas, ou lorsqu'on s'habille,  soit durant les moments les plus embarrassants.
Afficher l'image d'origine   *         J'ai connu autrefois un canari qui essayait désespérément de fonder une famille, et l'on s'était habitué à ses échecs répétés. C'était même devenu un sujet de plaisanterie à la longue, comme à la vente de la Baie de Delagoa qui, si elle se réalisait, ôterait le pain de la bouche des agences de presse. Et voilà qu'un jour les efforts de ce brave canari se trouvèrent couronnés de succès au beau milieu de la prière familiale. Je dis au milieu, mais ce fut en fait à la fin. On ne peut pas continuer de remercier le ciel de nous envoyer notre pain quotidien alors même qu'on se demande ce que peut bien manger une nichée de canaris.
            Pour le moment ce qui tracasse avant tout ma tante c'est le sort des Juifs en Roumanie. Personnellement je trouve aux Juifs deux qualités majeures : ils sont très bons envers leurs pauvres et envers nos riches. J'imagine qu'en Roumanie ce doit être plus facile qu'ici de vivre au-dessus de ses moyens. L'ennui, chez nous, c'est que tous ceux qui ont de l'argent à jeter par les fenêtres sont incapables de les ouvrir. Ainsi, par exemple, ce fonds de solidarité destiné à venir en aide aux victimes des catastrophes imprévues.
            Qu'est-ce qu'une catastrophe imprévue, je vous le demande ?
            Prenez cette pauvre Marion Mulciber qui s'imaginait pouvoir jouer au bridge comme elle s'imaginait pouvoir descendre une colline à bicyclette. Eh bien, ça s'est terminé à l'hôpital. Et maintenant elle est dans un couvent. Elle a perdu tout ce qu'elle avait et elle a donné le reste à Dieu. On ne peut pourtant pas parler à son sujet de catastrophe imprévue. C'était tout à fait prévisible. Je dirais même plus, elle y était prédestinée. Quand elle est née les médecins lui ont donné quinze jours à vivre, et elle s'est entêtée à leur donner tort. Les femmes sont tellement obstinées. Mais à la longue tous ces efforts finissent par se payer.                                                          pinterest.fr  
Résultat de recherche d'images pour "matriochka anglaise"            Et maintenant il y a la question de l'éducation. Personnellement ce problème me laisse parfaitement indifférent. Cette question n'intéressait déjà personne quand j'étais à l'école et qu'on faisait tout ce qu'il fallait pour tenter de nous y intéresser.
            Ce qui vaut la peine d'être appris, ce n'est pas à l'école qu'on l'apprend et le reste, on l'a vite oublié. La raison pour laquelle nos parents sont tellement ignorants c'est parce qu'ils ont dû commencer par oublier tout ce qu'on leur avait appris avant notre naissance. Naturellement je crois à l'étude de la nature. Comme je le disais tantôt à Lady Beauwhistle, si vous voulez savoir ce que c'est que l'élégance la plus élaborée, la plus consciente de soi, étudiez le comportement d'un chat persan pénétrant dans un salon bondé, et adoptez-le ensuite pendant une quinzaine, et nous verrons bien si vous avez des dispositions. Les Beauwhistle ne sont pas nés dans la pourpre, vous savez, mais ils s'y installent peu à peu, par acomptes, si j'ose dire : tant au comptant, et le reste au petit bonheur la chance. Ce sont des gens qui ont bon coeur et qui n'oublient jamais de fêter les anniversaires. Lui, je ne sais plus trop ce qu'il était, mais il a travaillé dans la City, fontaine de tout patriotisme. Quant à elle, ses robes viennent de Paris, mais elle les porte avec un petit accent anglais. Ce qui prouve bien son civisme. Ce qui montre aussi qu'elle a reçu une éducation très stricte, c'est qu'elle se donne un mal de chien pour bien faire ce qui, en principe, ne se fait pas. Ce qui, aujourd'hui, n'a d'ailleurs plus guère d'importance, comme je me tue à le lui dire. Même les couples irréprochables sont reçus partout. "

 *      caricature.evasauer.com 

                                                                             Saki

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