jeudi 5 avril 2018

Le Club des Hachichins 1 Théophile Gautier ( Nouvelle France )


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                                    Le Club des Haschichins

                                                             ***
                                                                I

                                             L'hôtel Pimodan

            Un soir de décembre, obéissant à une convocation mystérieuse, rédigée en termes énigmatiques compris des affiliés, inintelligibles pour d'autres, j'arrivai dans un quartier lointain, espèce d'oasis de solitude au milieu de Paris, que le fleuve, en l'entourant de ses deux bras, semble défendre contre les empiétements de la civilisation, car c'était dans une vieille maison de l'île Saint-Louis, l'hôtel Pimodan, bâti par Lauzun, que le club bizarre dont je faisais partie depuis peu tenait ses séances mensuelles, où j'allais assister pour la première fois.
            Quoiqu'il fût à peine six heures, la nuit était noire.
             Un brouillard, rendu plus épais encore par le voisinage de la Seine, estompait tous les objets de sa ouate déchirée et trouée, de loin en loin, par les auréoles rougeâtres des lanternes et les filets de lumière échappés des fenêtres éclairées.
            Le pavé, inondé de pluie, miroitait sous les réverbères, comme une eau qui reflète une illumination ; une bise âcre, chargée de particules glacées, vous fouettait la figure, et ses sifflements gutturaux faisaient le dessus d'une symphonie dont les flots gonflés se brisant aux arches des ponts formaient la basse : il ne manquait à cette soirée aucune des rudes poésies de l'hiver.
            Il était difficile, le long de ce quai désert, dans cette masse de bâtiments sombres, de distinguer la maison que je cherchais ; cependant mon cocher, en se dressant sur son siège parvint à lire sur une plaque de marbre le nom à moitié dédoré de l'ancien hôtel, lieu de réunion des adeptes.
            Je soulevai le marteau sculpté, l'usage des sonnettes à bouton de cuivre n'a encore pénétré dans ces pays reculés, et j'entendis plusieurs fois le cordon grincer sans succès ; enfin, cédant à une traction plus vigoureuse, le vieux pêne rouillé s'ouvrit, et la porte aux ais massifs put tourner sur ses gonds.
            Derrière une vitre d'une transparence jaunâtre apparut, à mon entrée, la tête d'une vieille portière ébauchée par le tremblotement d'une chandelle, un tableau de Skalken tout fait. - La tête me fit une grimace singulière, et un doigt maigre, s'allongeant hors de la loge, m'indiqua le chemin.                                                                               messagers.wordpress.com
Résultat de recherche d'images pour "ile saint louis la nuit obscurité"            Autant que je pouvais le distinguer, à la pâle lueur qui tombe toujours,  même du ciel le plus obscur, la cour que je traversais était entourée de bâtiments d'architecture ancienne, à pignons aigus ; je me sentais les pieds mouillés comme si j'avais marché dans une prairie, car l'interstice des pavés était rempli d'herbe.
            Les hautes fenêtres à carreaux étroits de l'escalier, flamboyant sur la façade sombre, me servaient de guide et ne me permettaient pas de m'égarer.
            Le perron franchi, je me trouvai au bas d'un de ces immenses escaliers comme on les construisait du temps de Louis XIV, et dans lesquels une maison moderne danserait à l'aise. - Une chimère égyptienne dans le goût de Lebrun, chevauchée par un Amour, allongeait ses pattes sur un piédestal et tenait une bougie dans ses griffes recourbées en bobèche.
            La pente des degrés était douce ; les repos et les paliers bien distribués attestaient le génie du vieil architecte et la vie grandiose des siècles écoulés ; - en montant cette rampe admirable, vêtu de mon mince frac noir, je sentais que je faisais tâche dans l'ensemble et que j'usurpais un droit qui n'était pas le mien ; l'escalier de service eût été assez bon pour moi.
            Des tableaux, la plupart sans cadres, copies des chefs-d'oeuvre de l'école italienne et de l'école espagnole, tapissaient les murs, et tout en haut, dans l'ombre, se dessinait vaguement un grand plafond mythologique peint à fresque.
            J'arrivai à l'étage désigné.
            Un tambour de velours d'Utrecht, écrasé et miroité, dont les galons jaunis et les clous bossués racontaient les longs services, me fit reconnaître la porte.
            Je sonnai ; l'on m'ouvrit avec les précautions d'usage, et je me trouvai dans une grande salle éclairée à son extrémité par quelques lampes. En entrant là, on faisait un pas de deux siècles en arrière. Le temps, qui passe si vite, semblait n'avoir pas coulé sur cette maison, et, comme une pendule qu'on a oublié de remonter, son aiguille marquait toujours la même date.
            Les murs, boisés de menuiseries peintes en blanc, étaient couverts à moitié de toiles rembrunies ayant le cachet de l'époque ; sur le poêle gigantesque se dressait une statue qu'on eût pu croire dérobée aux charmilles de Versailles. Au plafond, arrondi en coupole, se tordait une allégorie strapassée, dans le goût de Lemoine, et était peut-être de lui.
            Je m'avançai vers la partie lumineuse de la salle où s'agitaient autour d'une table plusieurs formes humaines, et dès que la clarté, en m'atteignant, m'eut fait reconnaître, un vigoureux hourra ébranla les profondeurs sonores du vieil édifice.
            - C'est lui ! c'est lui ! crièrent en même temps plusieurs voix, qu'on lui donne sa part !
            Le docteur était debout près d'un buffet sur lequel se trouvait un plateau chargé de petites soucoupes de porcelaine du Japon. Un morceau de pâte ou confiture verdâtre, gros à peu près comme le pouce, était tiré par lui au moyen d'une spatule d'un vase de cristal, et posé, à côté d'une cuillère de vermeil, sur chaque soucoupe.
            La figure du docteur rayonnait d'enthousiasme ; ses yeux étincelaient, ses pommettes se pourpraient de rougeurs, les veines de ses tempes se dessinaient en saillie, ses narines dilatées aspiraient l'air avec force.
Résultat de recherche d'images pour "pendule du 18 siecle"    *       - Ceci vous sera défalqué sur votre portion de paradis, me dit-il en me tendant la dose qui me revenait.
            Chacun ayant mangé sa part, l'on servit du café à la manière arabe, c'est-à-dire avec le marc et sans sucre.
            Puis l'on se mit à table.
            Cette interversion dans les habitudes culinaires a sans doute surpris le lecteur ; en effet, il n'est guère d'usage de prendre le café avant la soupe, et ce n'est en général qu'au dessert que se mangent les confitures. La chose assurément mérite explication.


                                                                       II

                                                             Parenthèse 

            Il existait jadis en Orient un ordre de sectaires redoutables commandé par un cheik qui prenait le titre de Vieux de la Montagne, ou prince des Assassins.
            Ce Vieux de la Montagne était obéi sans réplique ; les Assassins ses sujets marchaient avec un dévouement absolu à l'exécution de ses ordres, quels qu'ils fussent ; aucun danger ne les arrêtait, même la mort la plus certaine. Sur un signe de leur chef, ils se précipitaient du haut d'une tour, ils allaient poignarder un souverain dans son palais, au milieu de ses gardes.
            Par quels artifices le Vieux de la Montagne obtenait-il une abnégation si complète ?
            Au moyen d'une drogue merveilleuse dont il possédait la recette, et qui a la propriété de procurer des hallucinations éblouissantes.
            Ceux qui en avaient pris trouvaient, au réveil de leur ivresse, la vie réelle si triste et si décolorée, qu'ils en faisaient avec joie le sacrifice pour rentrer au paradis de leurs rêves ; car tout homme tué en accomplissant les ordres du cheik allait au ciel de droit, ou, s'il échappait, était admis de nouveau à jouir des félicités de la mystérieuse composition.
            Or, la pâte verte dont le docteur venait de nous faire une distribution était précisément la même que le Vieux de la Montagne ingérait jadis à ses fanatiques sans qu'ils s'en aperçussent, en leur faisant croire qu'il tenait à sa disposition le ciel de Mahomet et les houris de trois nuances, - c'est-à-dire du " hachisch ", d'où vient hachichin, mangeur de hachisch, racine du mot assassin, dont l'acception féroce s'explique parfaitement par les habitudes sanguinaires des affidés du Vieux de la Montagne..  **         
Résultat de recherche d'images pour "skalten peintre"            Assurément, les gens qui m'avaient vu partir de chez moi à l'heure où les simples mortels prennent leur nourriture ne se doutaient pas que j'allasse à l'île Saint-Louis, endroit vertueux et patriarcal s'il en fut, consommer un mets étrange qui servait, il y a plusieurs siècles, de moyen d'excitation à un cheik imposteur pour pousser des illuminés à l'assassinat.                                                                   
            Rien dans ma tenue parfaitement bourgeoise n'eût pu me faire soupçonner de cet excès d'orientalisme ; j'avais plutôt l'air d'un neveu qui va dîner chez sa vieille tante que d'un croyant sur le point de goûter les joies du ciel de Mohammed en compagnie de douze Arabes on ne peut plus français.
            Avant cette révélation, on vous aurait dit qu'il existait à Paris en 1845 à cette époque d'agiotage et de chemin de fer, un ordre des hachischins dont M. de Hammer n'a pas écrit l'histoire, vous ne l'auriez pas cru, et cependant rien n'eût été plus vrai - selon l'habitude des choses invraisemblables.


                                                                      III

                                                              Agape

            Le repas était servi d'une manière bizarre et dans toute sorte de vaisselles extravagantes et pittoresques.
            De grands verres de Venise, traversés de spirales laiteuses, des vidrecomes allemands historiés de blasons, de légendes, des cruches flamandes en grès émaillé, des flacons à col grêle, encore entourés de leurs nattes de roseaux, remplaçaient les verres, les bouteilles et les carafes.
            La porcelaine opaque de Louis Leboeuf et la faïence anglaise à fleurs, ornement des tables bourgeoises, brillaient par leur absence ; aucune assiette n'était pareille, mais chacune avait son mérite particulier ; la Chine, le Japon, la Saxe, comptaient là des échantillons de leurs plus belles pâtes et de leurs plus riches couleurs : le tout un peu écorné, un peu fêlé, mais d'un goût exquis.
            Les plats étaient, pour la plupart, des émaux de Bernard de Palissy, ou des faïences de Limoges, et quelquefois le couteau du découpeur rencontrait, sous les mets réels, un reptile, une grenouille ou un oiseau en relief. L'anguille mangeable mêlait ses replis à ceux de la couleuvre moulée.
            Un honnête philistin eût éprouvé quelque frayeur à la vue de ces convives chevelus, barbus, moustachus, ou tondus d'une façon singulière, brandissant des dagues du XVIè siècle, des kriss malais, des navajas, et courbés sur des nourritures auxquelles les reflets des lampes vacillantes prêtaient des apparences suspectes.
            Le dîner tirait à sa fin, déjà quelques-un des plus fervents adeptes ressentaient les effets de la pâte verte : j'avais, pour ma part, éprouvé une transposition complète de goût. L'eau que je buvais me semblait avoir la saveur du vin le plus exquis, la viande se changeait dans ma bouche en framboise, et réciproquement. Je n'aurais pas discerné une côtelette d'une pêche.
Image associée ***        Mes voisins commençaient à me paraître un peu originaux ; ils ouvraient de grandes prunelles de chat-huant ; leur nez s'allongeait en proboscide ; leur bouche s'étendait en ouverture de grelot. Leurs figures se nuançaient de teintes surnaturelles.
            L'un d'eux, face pâle dans une barbe noire, riait aux éclats d'un spectacle invisible ; l'autre faisait d'incroyables efforts pour porter son verre à ses lèvres, et ses contorsions pour y arriver excitaient des huées étourdissantes.
            Celui-ci, agité de mouvements nerveux, tournait ses pouces avec une incroyable agilité ; celui-là, renversé sur le dos de sa chaise, les yeux vagues, les bras morts, se laissait couler en voluptueux dans la mer sans fond de l'anéantissement.
            Moi, accoudé sur la table, je considérais tout cela à la clarté d'un reste de raison qui s'en allait et revenait par instants comme une veilleuse près de s'éteindre. De sourdes chaleurs me parcouraient les membres, et la folie, comme une vague qui écume sur une roche et se retire pour s'élancer de nouveau, atteignait et quittait ma cervelle, qu'elle finit par envahir tout à fait.
            L'hallucination, cet hôte étrange, s'était installée chez moi.
             - Au salon, au salon ! s'écria un des convives. N'entendez-vous pas ces choeurs célestes ? Les musiciens sont au pupitre depuis longtemps.
            En effet, une harmonie délicieuse nous arrivait par bouffées à travers le tumulte de la conversation.


                                                                       IV
                                                                      
                                           Un Monsieur qui n'était pas invité

            Le salon est une énorme pièce aux lambris sculptés et dorés, au plafond peint, aux frises ornées de satyres poursuivant des nymphes dans les roseaux, à la vaste cheminée de marbre de couleur, aux amples rideaux de brocatelle, où respire le luxe des temps écoulés.
            Des meubles de tapisserie, canapés, fauteuils et bergères, d'une largeur à permettre aux jupes des duchesses et des marquises de s'étaler à l'aise, reçurent les hachichins dans leurs bras moelleux et toujours ouverts.
            Une chauffeuse, à l'angle de la cheminée, me faisait des avances, je m'y établis, et m'abandonnai sans résistance aux effets de la drogue fantastique.
            Au bout de quelques minutes, mes compagnons, les uns après les autres, disparurent, ne laissant d'autre vestige que leur ombre sur la muraille, qui l'eut bientôt absorbée ; - ainsi les taches brunes que l'eau fait sur le sable s'évanouissent en séchant.
            Et depuis ce temps, comme je n'eus plus la conscience de ce qu'ils faisaient, il faudra vous contenter pour cette fois du récit de mes simples impressions personnelles.
            La solitude régna dans le salon, étoilé seulement de quelques clartés douteuses ; puis, tout à coup, il me passa un éclair rouge sous les paupières, une innombrable quantité de bougies s'allumèrent d'elles-mêmes, et je me sentis baigné par une lumière tiède et blonde. L'endroit où je me trouvais était bien le même, mais avec la différence de l'ébauche au tableau ; tout était plus grand, plus riche, plus splendide. La réalité ne servait que de point de départ aux magnificences de l'hallucination.
             Je ne voyais encore personne, et pourtant je devinais la présence d'une multitude.
            J'entends des frôlements d'étoffes, des craquements d'escarpins, des voix qui chuchotaient susurraient, blésaient et zézayaient, des éclats de rire étouffés, des bruits de pieds de fauteuil et de table. On tracassait les porcelaines, on ouvrait et l'on refermait les portes ; il se passait quelque chose d'inaccoutumé.                          
            Un personnage énigmatique m'apparut soudainement.            youtube.com
Image associée             Par où était-il entré ? Je l'ignore ; pourtant sa vue ne me causa aucune frayeur : il avait un nez recourbé en bec d'oiseau, des yeux verts entourés de cercles bruns, qu'il essuyait fréquemment avec un immense mouchoir ; une haute cravate blanche empesée, dans le noeud de laquelle était passée une carte de visite où se lisaient écrits ces mots :
" Daucus-Carota, du Pot d'or ", étranglait son col mince, et faisait déborder la peau de ses joues en plis rougeâtres ; un habit noir à basques carrées, d'où pendaient des grappes de breloques, emprisonnait son corps bombé en poitrine de chapon. Quant à ses jambes, je dois avouer qu'elles étaient faites d'une racine de mandragore, bifurquée, noire, rugueuse, pleine de noeuds et de verrues, qui paraissait avoir été arrachée de frais, car des parcelles de terre adhéraient encore aux filaments. Ces jambes frétillaient et se tortillaient avec une activité extraordinaire, et, quand le petit torse qu'elles soutenaient fut tout à fait vis-à-vis de moi, l'étrange personnage éclata en sanglots, et, s'essuyant les yeux à tour de bras, me dit de la voix la plus dolente :
            - C'est aujourd'hui qu'il faut mourir de rire !
            Et des larmes grosses comme des pois roulaient sur les ailes de son nez.
            - De rire... de rire... , répétèrent comme un écho des choeurs de voix discordantes et nasillardes.
             

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                                                                                       à suivre............
                                                               Fantasia

                                                                                   Théophile Gautier
            

                                       

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