lundi 9 avril 2018

Le Club des Hachichins 2 Fin Théophile Gautier ( Nouvelle France )



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                                                         Le Club des Hachichins

                                                                        ***
                                                                          V        
                                                                      Fantasia

            Je regardai alors au plafond, et j'aperçus une foule de têtes sans corps comme celles des chérubins, qui avaient des expressions si comiques, des physionomies si joviales et si profondément heureuses, que je ne pouvais m'empêcher de partager leur hilarité. - Leurs yeux se plissaient, leurs bouches s'élargissaient, et leurs narines se dilataient ; c'étaient des grimaces à réjouir le spleen en personne. Ces masques bouffons se mouvaient dans des zones tournant en sens inverse, ce qui produisait un effet éblouissant et vertigineux.                                                   blueharuka.deviantart.com
Image associée            Peu à peu le salon s'était rempli de figures extraordinaires, comme en trouve que dans les eaux fortes de Callot et dans les aquatintes de Goya : un pêle-mêle d'oripeaux et de haillons caractéristiques, de formes humaines et bestiales ; en toute occasion, j'eusse été peut-être inquiet d'une pareille compagnie, mais il n'y avait rien de menaçant dans ces monstruosités. C'était la malice, et non la férocité qui faisait pétiller ces prunelles. La bonne humeur seule découvrait ces crocs désordonnés et ces incisives pointues.
            Comme si j'avais été le roi de la fête, chaque figure venait tour à tour dans le cercle lumineux dont j'occupais le centre, avec un air de componction grotesque, me marmotter à l'oreille des plaisanteries dont je ne puis me rappeler d'une seule, mais qui, sur le moment, me paraissaient prodigieusement spirituelles, et m'inspiraient la gaieté la plus folle.
            A chaque nouvelle apparition, un rire homérique, olympien, immense, étourdissant, et qui semblait résonner dans l'infini, éclatait autour de moi avec des mugissements de tonnerre.
            Des voix tour à tour glapissantes ou caverneuses criaient :
            - Non, c'est trop drôle ; en voilà assez ! Mon Dieu, mon Dieu, que je m'amuse ! De plus fort en plus fort !
            - Finissez ! je n'en puis plus... Ho ! ho ! hu ! hu ! hi ! hi ! Quelle bonne farce ! Quel beau calembour !
            - Arrêtez ! j'étouffe ! j'étrangle ! Ne me regardez pas comme cela... ou faites-moi cercler, je vais éclater...
            Malgré ces protestations moitié bouffonnes, moitié suppliantes, la formidable hilarité allait toujours croissant, le vacarme augmentait d'intensité, les planchers et les murailles de la maison se soulevaient et palpitaient comme un diaphragme humain, secoués par ce rire frénétique, irrésistible, implacable.                                                                                                                   
            Bientôt, au lieu de venir se présenter à moi un à un, les fantômes grotesques m'assaillirent en masse, secouant leurs longues manches de pierrot, trébuchant dans les plis de leur souquenille de magicien, écrasant leur nez de carton dans des chocs ridicules, faisant voler en nuage la poudre de leur perruque, et chantant faux des chansons extravagantes sur des rimes impossibles.
            Tous le types inventés par la verve moqueuse des peuples et des artistes se trouvaient réunis là, mais décuplés, centuplés de puissance.C'était une cohue étrange : le pulcinella napolitain tapait familièrement sur la bosse du punch anglais ; l'arlequin de Bergame frottait son museau noir au masque enfariné du paillasse de France, qui poussait des cris affreux ; le docteur bolonais jetait du tabac dans les yeux du père Cassandre ; Tartaglia galopait à cheval sur un clown et Gilles donnait du pied au derrière à don Spavento ; Karagheuz, armé de son bâton obscène, se battait en duel avec un bouffon Osque.
            Plus loin se démenaient confusément les fantaisies des songes drolatiques, créations hybrides, mélange informe de l'homme, de la bête et de l'ustensile, moines ayant des roues pour pieds et des marmites pour ventre, guerriers bardés de vaisselle brandissant des sabres de bois dans des serres d'oiseau, hommes d'Etat mus par des engrenages de tournebroche, rois plongés à mi-corps dans des échauguettes en poivrière, alchimistes à la tête arrangée en soufflet, aux membres contournés en alambics, ribaudes faites d'une agrégation de citrouilles à renflements bizarres, tout ce que peut tracer dans la fièvre chaude du crayon en cynique à qui l'ivresse pousse le coude.
            Cela grouillait, cela rampait, cela trottait, cela sautait, cela grognait, cela sifflait, comme dit Goethe dans la nuit du Walpurgis.
            Pour me soustraire à l'empressement outré de ces baroques personnages, je me réfugiai dans un angle obscur, d'où je pus les voir se livrant à des danses telles que n'en connut jamais la Renaissance au temps de Chicard, ou l'Opéra sous le règne de Musard, le roi du quadrille échevelé. Ces danseurs mille fois supérieurs à Molière, à Rabelais, à Swift et à Voltaire, écrivaient, avec un entrechat ou un balancé, des comédies si profondément philosophiques, des satires d'une si haute portée et d'un sel si piquant, que j'étais obligé de me tenir les côtes dans mon coin.
            Daucus-Carota exécutait, tout en s'essuyant les yeux, des pirouettes et des cabrioles inconcevables, surtout pour un homme qui avait des jambes en racine de mandragore et répétait d'un ton burlesquement piteux :
            - C'est aujourd'hui qu'il faut mourir de rire !
            Ô vous qui avez admiré la sublime stupidité d'Odry, la niaiserie enrouée d'Alcide Tousez, la bêtise pleine d'aplomb d'Arnal, les grimaces de macaque de Ravel, et qui croyez savoir ce que c'est qu'un masque comique, si vous aviez assisté à ce bal de " Gustave " évoqué par le hachich, vous conviendriez que les farceurs les plus désopilants de nos petits théâtres sont bons à sculpter aux angles d'un catafalque ou d'un tombeau !
Image associée*           Que de faces bizarrement convulsées ! que d'yeux clignotants et pétillants de sarcasme sous leur membrane d'oiseau ! quels rictus de tirelire ! quelles bouches en coups de hache ! quels nez facétieusement dodécaèdres : quels abdomens gros de moqueries pantagruéliques !
            Comme à travers tout ce fourmillement de cauchemar sans angoisse se dessinaient par éclairs des ressemblances soudaines et d'un effet irrésistible, des caricatures à rendre jaloux Daumier et Gavarni, des fantaisies à faire pâmer d'aise les merveilleux artistes chinois, les Phidias du poussah et du magot !
            Toutes les visions n'étaient pas cependant monstrueuses ou burlesques ; la grâce se montrait aussi dans ce carnaval de formes : près de la cheminée, une petite tête aux joues de pêche se roulait sur ses cheveux blonds, montrant dans un interminable accès de gaieté trente-deux petites dents grosses comme des grains de riz, et poussant un éclat de rire aigu, vibrant, argentin, prolongé, brodé de trilles et de points d'orgues, qui me traversaient le tympan, et, par un magnétisme nerveux, me forçait à commettre une foule d'extravagances.
            La frénésie joyeuse était à son plus haut point ; on n'entendait plus que des soupirs convulsifs, des gloussements inarticulés. Le rire avait perdu son timbre et tournait au grognement, le spasme succédait au plaisir ; le refrain de Daucus-Carota allait devenir vrai.
            Déjà plusieurs hachichins anéantis avaient roulé à terre avec cette molle lourdeur de l'ivresse, qui rend les chutes peu dangereuses ; des exclamations telles que celles-ci :
            " Mon Dieu, que je suis heureux ! quelle félicité ! je nage dans l'extase ! je suis en paradis ! je plonge dans des abîmes de délices ! " se croisaient, se confondaient, se couvraient.
           Des cris rauques jaillissaient des poitrines oppressées ; les bras se tendaient éperdument vers quelque vision fugitive ; les talons et les nuques tambourinaient sur le plancher. Il était temps de jeter une goutte d'eau froide sur cette vapeur brûlante, ou la chaudière eût éclaté.
            L'enveloppe humaine, qui a si peu de force pour le plaisir, et qui en a tant pour la douleur, n'aurait pu supporter une plus haute pression de bonheur.
            Un des membres du club, qui n'avait pas pris part à la voluptueuse excitation afin de surveiller la fantasia et d'empêcher de passer par les fenêtres ceux d'entre nous qui se seraient cru des ailes, se leva, ouvrit la caisse du piano et s'assit. Ses deux mains, tombant ensemble, s'enfoncèrent dans l'ivoire du clavier, et un glorieux accord résonnant avec force fit taire toutes les rumeurs et changea la direction de l'ivresse.


                                                                          VI
                                                                               
     sevicom.free.fr                                                        Kief
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            Le thème attaqué était, je crois, l'air d'Agathe dans le " Freyschultz ", cette mélodie céleste eut bientôt dissipé, comme un souffle qui balaye des nuées difformes, les visions ridicules dont j'étais obsédé. Les larves grimaçantes se retirèrent en rampant sous les fauteuils, où elles se cachèrent entre les plis des rideaux en poussant de petits soupirs étouffés, et de nouveau il me sembla que j'étais seul dans le salon.
            L'orgue colossal de Fribourg ne produit pas, à coup sûr, une masse de sonorité plus grande que le piano touché par le " voyant " ( on appelle ainsi l'adepte sobre ). Les notes vibraient avec tant de puissance, qu'elles m'entraient dans la poitrine comme des flèches lumineuses ; bientôt l'air joué me parut sortir de moi-même ; mes doigts s'agitaient sur un clavier absent ; les sons en jaillissaient bleus et rouges, en étincelles électriques ; l'âme de Weber s'était incarnée en moi.
            Le morceau achevé, je continuai par des improvisations intérieures, dans le goût du maître allemand, qui me causaient des ravissements ineffables ; quel dommage qu'une sténographie magique n'ait pu recueillir ces mélodies inspirées, entendues de moi seul, et que je n'hésite pas, c'est bien modeste de ma part, à mettre au-dessus des chefs-d'oeuvre de Rossini, de Meyerbeer, de Félicien David.
            Ô Pillet ! ô Vatel ! un des trente opéras que je fis en dix minutes vous enrichirait en six mois.
            A la gaieté un peu convulsive du commencement avait succédé un bien-être indéfinissable, un calme sans bornes.
            J'étais dans cette période bienheureuse du hachich que les Orientaux appellent le " kief ". Je ne sentais plus mon corps ; les liens de la matière et de l'esprit étaient déliés ; je me mouvais pas ma seule volonté dans un milieu qui n'offrait pas de résistance.
            C'est ainsi, je l'imagine, que doivent agir les âmes dans le monde aromal où nous irons après notre mort.
            Une vapeur bleuâtre, un jour élyséen, un reflet de grotte azurine, formaient dans la chambre une atmosphère où je voyais vaguement trembler des contours indécis ; cette atmosphère, à la fois fraîche et tiède, humide et parfumée, m'enveloppait, comme l'eau d'un bain, dans un baiser d'une douceur énervante ; si je voulais changer de place, l'air caressant faisait autour de moi mille remous voluptueux ; une langueur délicieuse s'emparait de mes sens et me renversait sur le sofa, où je m'affaissais comme un vêtement qu'on abandonne.
            Je compris alors le plaisir qu'éprouvent, suivant leur degré de perfection, les esprits et les anges en traversant les éthers et les cieux, et à quoi l'éternité pouvait s'occuper dans les paradis.
            Rien de matériel ne se mêlait à cette extase ; aucun désir terrestre n'en altérait la pureté. D'ailleurs, l'amour lui-même n'aurait pu l'augmenter, Roméo hachichin eût oublié Juliette. La pauvre enfant, se penchant dans les jasmins, eût tendu en vain du haut du balcon, à travers la nuit, ses beaux bras d'albâtre, Roméo serait resté au bas de l'échelle de soie, et, quoique je sois éperdument amoureux de l'ange de jeunesse et de beauté créé par Shakespeare, je dois convenir que la plus belle fille de Vérone, pour un hachichin, ne vaut pas la peine de se déranger.   **
Image associée            Aussi je regardais d'un oeil paisible, bien que charmé, la guirlande de femmes idéalement belles qui couronnaient la frise de leur divine nudité ; je voyais luire des épaules de satin, étinceler des seins d'argent, plafonner de petits pieds à plantes roses, onduler des hanches opulentes, sans éprouver la moindre tentation. Les spectres charmants qui troublaient saint Antoine n'eussent eu aucun pouvoir sur moi.
            Par un prodige bizarre, au bout de quelques minutes de contemplation, je me fondais dans l'objet fixé, et je devenais moi-même cet objet.
            Ainsi je m'étais transformé en nymphe Syrinx, parce que la fresque représentait en effet la fille du Ladon poursuivie par Pan.
            J'éprouvais toutes les terreurs de la pauvre fugitive, et je cherchais à me cacher derrière des roseaux fantastiques, pour éviter le monstre à pieds de bouc.



                                                                   VII

                                                   Le kief tourne au cauchemar

            Pendant mon extase, Daucus-Carota était rentré.
            Assis comme un tailleur ou comme un pacha sur ses racines proprement tortillées, il attachait sur moi des yeux flamboyants ; son bec claquait d'une façon si sardonique, un tel air de triomphe railleur éclatait dans toute sa petite personne contrefaite, que je frissonnai malgré moi.
            Devinant ma frayeur, il redoublait de contorsions et de grimaces, et se rapprochait en sautillant comme un faucheux blessé ou comme un cul-de-jatte dans sa gamelle.
            Alors je sentis un souffle froid à mon oreille, et une voix dont l'accent m'était bien connu, quoique je ne pusse définir à qui elle appartenait, me dit :
            - Ce misérable Daucus-Carota, qui a vendu ses jambes pour boire, t'a escamoté la tête, et mis à la place, non pas une tête d'âne comme Puck à Bottom, mais une tête d'éléphant !
            Singulièrement intrigué, j'allai droit à la glace, et je vis que l'avertissement n'était pas faux.
Résultat de recherche d'images pour "puck bottom"            On m'aurait pris pour une idole indoue ou javanaise : mon front s'était haussé, mon nez, allongé en trompe, se recourbait sur ma poitrine, mes oreilles balayaient mes épaules, et, pour surcroît de désagrément, j'étais couleur d'indigo, comme Shiva, le dieu bleu.
            Exaspéré de fureur, je me mis à poursuivre Daucus-Carota, qui sautait et glapissait, et donnait tous les signes d'une terreur extrême ; je parvins à l'attraper, et je le cognai si violemment sur le bord de la table, qu'il finit par me rendre ma tête, qu'il avait enveloppée dans son mouchoir.
            Content de cette victoire, j'allai reprendre ma place sur le canapé ; mais la même petite voix inconnue me dit :
            - Prends garde à toi, tu es entouré d'ennemis ; les puissances invisibles cherchent à t'attirer et à te retenir. Tu es prisonnier ici : essaye de sortir, et tu verras.
            Un voile se déchira dans mon esprit, et il devint clair pour moi que les membres du club n'étaient autres que des cabalistes et des magiciens qui voulaient m'entraîner à ma perte.

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                                                             VIII

                                                       Tread-Mill                                                       facebook.com     
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            Je me levai avec beaucoup de peine et me dirigeai vers la porte du salon, que je n'atteignis qu'au bout d'un temps considérable, une puissance inconnue me forçant de reculer d'un pas sur trois. A mon calcul, je mis dix ans à faire ce trajet.
            Daucus-Carota me suivait en ricanant et marmottait d'un air de fausse commisération :
            - S'il marche de ce train-là, quand il arrivera, il sera vieux.
            J'étais cependant parvenu à gagner la pièce voisine dont les dimensions me parurent changées et méconnaissables. Elle s'allongeai, s'allongeait... indéfiniment. La lumière qui scintillait à son extrémité, semblait aussi éloignée qu'une étoile fixe.
            Le découragement me prit, et j'allais m'arrêter, lorsque la petite voix me dit, en m'effleurant presque de ses lèvres :
            - Courage ! elle t'attend à onze heures.
            Faisant un appel désespéré aux forces de mon âme, je réussis, par une énorme projection de volonté, à soulever mes pieds qui s'agrafaient au sol et qu'il me fallait déraciner comme des troncs d'arbres. Le monstre aux jambes de mandragore m'escortait en parodiant mes efforts et en chantant sur un ton de traînante psalmodie :
            " Le marbre gagne ! le marbre gagne ! "
            En effet, je sentais mes extrémités se pétrifier, et le marbre m'envelopper jusqu'aux hanches comme la Daphné des Tuileries ; j'étais statue jusqu'à mi-corps, ainsi que ces princes enchaînés des
" Mille et une nuits ". Mes talons durcis résonnaient formidablement sur le plancher : j'aurais pu jouer le commandeur dans Don Juan.
            Cependant j'étais arrivé sur le palier de l'escalier que j'essayai de descendre ; il était à demi éclairé et prenait à travers mon rêve des proportions cyclopéennes et gigantesques. Ses deux bouts noyés d'ombre me semblaient plonger dans le ciel et dans l'enfer, deux gouffres ; en levant la tête, j'apercevais indistinctement, dans une perspective prodigieuse, des superpositions de paliers innombrables, des rampes à gravir comme pour arriver au sommet de la tour de Lylacq ; en la baissant, je pressentais des abîmes de degrés, des tourbillons de spirales, des éblouissements de circonvolutions.
            - Cet escalier doit percer la terre de part en part, me dis-je en continuant ma marche machinale. Je parviendrai au bas le lendemain du jugement dernier.
            Les figures des tableaux me regardaient d'un air de pitié, quelques-unes s'agitaient avec des contorsions pénibles, comme des muets qui voudraient donner un avis important dans une occasion suprême. On eût dit qu'elles voulaient m'avertir d'un piège à éviter, mais une force inerte et morne m'entraînait ; les marches étaient molles et s'enfonçaient sous moi, ainsi que les échelles mystérieuses dans les épreuves de franc-maçonnerie. Les pierres gluantes et flasques s'affaissaient comme des ventres de crapauds ; de nouveaux paliers, de nouveaux degrés, se présentaient sans cesse à mes pas résignés, ceux que j'avais franchis se replaçaient d'eux-mêmes devant moi.
            Ce manège dura mille ans, à mon compte.
            Enfin j'arrivai au vestibule, où m'attendait une autre persécution non moins terrible.
            La chimère tenant une bougie dans ses pattes, que j'avais remarquée en entrant, me barrait le passage avec des intentions évidemment hostiles ; ses yeux verdâtres pétillaient d'ironie, sa bouche sournoise riait méchamment ; elle s'avançait vers moi presque à plat ventre, traînant dans la poussière son caparaçon de bronze, mais ce n'était pas par soumission ; des frémissements féroces agitaient sa croupe de lionne, et Daucus-Carota l'excitait comme on fait d'un chien qu'on veut faire battre :
            - Mords-le ! mords-le ! de la viande de marbre pour une bouche d'airain, c'est un fier régal.
            Sans me laisser effrayer par cette horrible bête, je passai outre. Une bouffée d'air froid vint me frapper la figure, et le ciel nocturne nettoyé de nuages m'apparut tout à coup. Un semis d'étoiles poudrait d'or les veines de ce grand bloc de tapis lazuli.
            J'étais dans la cour.
            Pour vous rendre l'effet que me produisit cette sombre architecture, il me faudrait la pointe dont Piranèse rayait le vernis noir de ses cuivres merveilleux. la cour avait pris les proportions du Champ-de-Mars, et s'était en quelques heures bordée d'édifices géants qui découpaient sur l'horizon une dentelure d'aiguilles, de coupoles, de tours, de pignons, de pyramides, dignes de Rome et de Babylone.
            Ma surprise était extrême, je n'avais jamais soupçonné l'île Saint-Louis de contenir tant de magnificences monumentales, qui d'ailleurs eussent couvert vingt fois sa superficie réelle, et je ne songeais pas sans appréhension au pouvoir des magiciens qui avaient pu, dans une soirée, élever de semblables constructions.
            - Tu es le jouet de vaines illusions, cette cour est très petite, murmura la voix ; elle a vingt-sept pas de long sur vingt-cinq de large.
            - Oui, oui, grommela l'avorton bifurqué, des pas de bottes de sept lieues, jamais tu n'arriveras à 11 heures ; voilà quinze cents ans que tu es parti. Une moitié de tes cheveux est déjà grise... Retourne là-haut, c'est le plus sage.
Résultat de recherche d'images pour "piranese 3d"            Comme je n'obéissais pas, l'odieux monstre m'entortilla dans les réseaux de ses jambes, et, s'aidant de ses mains comme de crampons, me remorqua malgré ma résistance, me fit remonter l'escalier où j'avais éprouvé tant d'angoisses, et me réinstalla, à mon grand désespoir, dans le salon d'où je m'étais si péniblement échappé.
            Alors le vertige s'empara complètement de moi ; je devins fou, délirant.
            Daucus-Carota faisait des cabrioles jusqu'au plafond en me disant :
            - Imbécile, je t'ai rendu ta tête, mais, auparavant, j'avais enlevé la cervelle avec une cuillère.
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                                                                          IX

                                             Ne croyez pas aux chronomètres

            En revenant à moi, je vis la chambre pleine de gens vêtus de noir, qui s'abordaient d'un air triste et se serraient la main avec une cordialité mélancolique, comme des personnes affligées d'une douleur commune.
            Ils disaient :
            - Le Temps est mort ; désormais il n'y aura plus ni années, ni mois, ni heures ; le Temps est mort, et nous allons à son convoi.
            - Il est vrai qu'il était bien vieux, mais je ne m'attendais pas à cet événement ; il se portait à merveille pour son âge, ajouta une des personnes en deuil que je reconnus pour un peintre de mes amis.
            - L'éternité était usée, il faut bien faire une fin, reprit un autre.
            - Grand Dieu ! m'écriai-je frappé d'une idée subite, s'il n'y a plus de temps, quand pourra-t-il être 11 heures ?...
            - Jamais...., cria d'une voix tonnante Daucus-Carote, en me jetant son nez à la figure, et en se montrant à moi sous son véritable aspect... Jamais... il sera toujours 9 heures un quart. L'aiguille restera sur la minute où le temps a cessé d'être, et tu auras pour supplice de venir regarder l'aiguille immobile, et de retourner t'asseoir pour recommencer encore, et cela jusqu'à ce que tu marches sur l'os de tes talons.
           Une force supérieure m'entraînait, et j'exécutai quatre ou cinq cents fois le vouyage, interrogeant le cadran avec une inquiétude horrible.
            Daucus-Carota s'était assis à califourchon sur la pendule et me faisait d'épouvantables grimaces.
            L'aiguille ne bougeait pas.
            - Misérable ! tu as arrêté le balancier, m'écriai-je ivre de rage.
           - Non pas, il va et vient comme à l'ordinaire... ; mais les soleils tomberont en poussière avant que cette flèche d'acier ait avancé d'un millionième de millimètre.
            - Allons, je vois qu'il faut conjurer les mauvais esprits, la chose tourne au spleen, dit le
 " voyant ", faisons un peu de musique. La harpe de David sera remplacée cette fois par un piano d'Erard.
            Et, se plaçant sur le tabouret, il joua des mélodies d'un mouvement vif et d'un caractère gai...
            Cela paraissait beaucoup contrarier l'homme-mandragore, qui s'amoindrissait, s'aplatissait, se décolorait et poussait des gémissements inarticulés ; enfin il perdit toute apparence humaine, et roula sur le parquet sous la forme d'un salsifis à deux pivots.
            Le charme était rompu.
            - Alléluia ! le Temps est ressuscité, crièrent des voix enfantines et joyeuses ; va voir la pendule maintenant !
             L'aiguille marquait 11 heures.                                                          papaninformasi09.blogspot.fr
            - Monsieur, votre voiture est en bas, me dit le domestique.
            Le rêve était fini.
Image associée            Les hachichins s'en allèrent chacun de leur côté, comme les officiers après le convoi de Malbrouck.
            Moi, je descendis d'un pas léger cet escalier qui m'avait causé tant de tortures, et quelques instants après j'étais dans ma chambre en pleine réalité ; les dernières vapeurs soulevées par le hachich avaient disparu.
            Ma raison était revenue, ou du moins ce que j'appelle ainsi, faute d'autre terme.
            Ma lucidité aurait été jusqu'à rendre compte d'une pantomime ou d'un vaudeville ou à faire des vers rimants de trois lettres.
                                                                                                                                                                                                                                   


*           meltonpriorinstitut.org
**        artscenik.vefblog.net



                                                                    Fin


                                               1è parution dans la Revue des Deux Mondes le 1er février 1846;
   
                                                         Théophile Gautier
         
Note : Balzac assista à cette séance et Baudelaire était un habitué de l'hôtel Pimodan. - Ts renseignements in La Pléiade éd.
            
    

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