mardi 24 avril 2018

L'Opium Balzac ( extrait de la Comédie des Ténèbres )

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                                                                  L'opium


                Où était le dénouement de sa vie ?... Il ne croyait pas, comme l'abbé de Rancé à un avenir. Quand il se serait  livré à la justice humaine, elle n'aurait pas voulu de sa tête : les preuves de son crime n'existaient plus : c'était un secret entre LUI et Dieu !- Ainsi le ciel et la terre lui manquaient à la fois !... - Il essaya de la doctrine saint-simonienne, parce qu'il y voyait l'avantage de se faire prêtre tout de suite, sans passer par un séminaire... Mais il méprisait l'homme, et Saint-Simon tend à le perfectionner. - Il avait étreint jadis la débauche comme un monstre moins fort que lui. - La femme ?... elle n'existait plus. Pour lui, l'amour n'était plus qu'une fatigue, et la femme ?... un jouet qu'il avait déchiré, à la manière des enfants, pour en connaître les ressorts... Tout était dit !...
                Alors, il se mit à manger de l'opium en compagnie d'un Anglais qui, pour d'autres raisons, cherchait la mort, une mort voluptueuse ; non celle qui arrive à pas lents sous la forme de squelette, mais la mort des modernes, parée des chiffons que nous nommons drapeau !... C'est une jeune fille couronnée de fleurs, de lauriers ! Elle arrive au sein d'un nuage de poudre, ou portée sur le vent d'un boulet. C'est une espèce de folle souriant à un pistolet, ou couchée sur un lit entre deux courtisanes, ou s'élevant avec la fumée d'un bol de punch... C'est enfin une mort tout à fait fashionable !
                Ils demandaient à l'opium de leur faire voir les coupoles dorées de Constantinople, et de les rouler sur les divans du sérail, au milieu des femmes de Mahmoud : et là, ils craignaient, enivrés de plaisir, soit le froid du poignard, soit le sifflement du lacet de soie ; et, tout en proie aux délices de l'amour, ils pressentaient le pal... L'opium leur livrait l'univers entier !...       giphy.com
Image associée               Et, pour trois francs vingt-cinq centimes, ils se transportaient à Cadix ou à Séville, grimpaient sur des murs, y restaient couchés sous une jalousie, occupés à voir deux yeux de flamme - une Andalouse abritée par un store de soie rouge, dont les reflets communiquaient à cette femme la chaleur, le fini, la poésie des figures, objets fantastiques de nos jeune rêves... Puis, tout à coup, en se retournant  ils se trouvaient face à face avec le terrible visage d'un Espagnol armé d'un tromblon bien chargé !...
               Parfois ils essayaient la planche roulante de la guillotine et se réveillaient du fond des fosses, à Clamart, pour se plonger dans toutes les douceurs de la vie domestique : un foyer, une soirée d'hiver, une jeune femme, des enfants pleins de grâce, qui, agenouillés, priaient Dieu, sous la dictée d'une vieille bonne...  Tout cela pour trois francs d'opium. Oui, pour trois francs d'opium, ils rebâtissaient même les conceptions gigantesques de l'antiquité grecque, asiatique et romaine !... Ils se procuraient les plotherions regrettés et retrouvés ça et là par M. Cuvier. Ils reconstruisaient les écuries de Salomon, le temple de Jérusalem, les merveilles de Babylone et tout le Moyen Âge avec ses tournois, ses châteaux, ses chevaliers et ses monastères !...                        
              Ces immenses savanes, où les monuments se pressaient comme les hommes dans une foule, tenaient dans leurs étroits cerveaux où les empires, les villes, les révolutions se déroulaient et s'écroulaient en peu d'heures ! Quel opéra qu'une cervelle d'homme !... Quel abîme, et qu'il est peu compris -  même par ceux qui en ont fait le tour - comme Gall.
             Et l'opium fut fidèle à sa mission de mort ! Après avoir entendu les ravissantes voix de l'Italie, avoir compris la musique par tous leurs pores, avoir éprouvé de poignantes délices, ils arrivèrent à l'enfer de l'opium... C'étaient des milliards de voix furieuses, des têtes qui criaient : tantôt des figures d'enfants contractées comme celles des mourants ; des femmes couvertes d'horribles plaies, déchirées, plaintives ; puis des hommes disloqués tirés par des chevaux terribles, et tout cela par myriades ! par vagues ! par générations ! par mondes !...
Résultat de recherche d'images pour "rêve cauchemar"            Enfin, ils entrèrent dans la région des douleurs. Ils furent tenaillés à chaque muscle, à chaque plante de cheveux, dans les oreilles, au fond des dents, à tout ce qui était sensibilité en eux. Ils ressemblaient aux hommes blasés pour lesquels une douleur atroce devient un plaisir !... car c'est là ton dénouement, ô prestigieux opium !... Et ces deux hommes moururent sans pouvoir se guérir, comme toi, poète inconnu ! jeune Mée, qui nous a si bien décrit tes joies et tes malheurs factices !


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                                                                       Comte Alex de B.
       

 *    Texte de Balzac paru en 1830 dans " La Caricature " sous le pseudonyme : " Comte Alex de B.



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