lundi 2 mars 2015

Couleur de Printemps D.H. Lawrence ( Nouvelle Angleterre )



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                                               Couleur de Printemps

            Le chemin était plus court en prenant par le bois. Machinalement Syson tourna au coin de la forge et souleva la barrière. Le forgeron et son apprenti s'arrêtèrent pour le voir passer. Mais Syson avait une allure trop distinguée, ils n'osèrent pas l'accoster. Ils restèrent silencieux le regardant traverser le champ dans la direction du bois.
            Cette matinée était absolument semblable à celle des lumineux printemps, six ou huit ans plus tôt. Des poules blanches et beiges grattaient encore autour de la barrière, un sol tapissé de plumes et de débris. La trouée s'ouvrait toujours entre deux épais buissons de houx, à la lisière du bois, avec sa barrière qu'il fallait escalader pour passer sous le couvert, la peinture toujours rayée par les semelles cloutées du garde. Il se retrouvait dans l'éternel.
            Syson se sentait extraordinairement heureux. Comme un fantôme errant il était revenu au pays de son passé. Il le trouvait toujours le même, qui l'attendait. Comme autrefois le noisetier le saluait de leurs joyeuses petites mains, les clochettes d'un bleu lavé parsemaient l'herbe grasse, à l'ombre des buissons.
            Le chemin serpentait mollement à travers bois, sur la crête d'une pente, bordé de noyers hérissés de ramilles qui commençaient leur or. Sur le sol s'ouvraient des pâquerettes, des nappes d'anémones, des jacinthes en touffes. Les deux arbres tombés barraient toujours le chemin. Syson dévalait une pente escarpée et se retrouva devant le pays découvert, cette fois sur le versant nord, à travers une grande baie qui semblait s'ouvrir entre les arbres. Il s'arrêta pour regarder les champs de la colline d'en face et le village éparpillé sur le paysage dénudé, comme versé là au passage  par le char du dieu de l'industrie et oublié ensuite. Une petite église neuve, raide et grise, et des groupes de maisons rouges semées au hasard. A l'arrière-plan brillaient les chevalements métalliques de la mine, en avant de la silhouette brumeuse de la colline en exploitation. Tout était nu, découvert, pas un arbre. Rien n'avait changé.                              *        
Résultat de recherche d'images pour "noisetier en fleurs"            Syson repartit, satisfait, et retrouva le sentier qui descendait à travers bois. Singulièrement exalté, il vivait un rêve concret. Une hallucination stable. Tout à coup il s'arrêta. Un garde était debout, à quelques pas de lui, au milieu du chemin.
            - Où allez-vous par là, monsieur, demanda-t-il ?
            Il y avait une nuance de défi dans sa question. Syson posa les yeux sur lui, un regard neutre, mais aigu. Vingt quatre ou vingt cinq ans, le teint vermeil, bien découplé. Ses yeux bleu sombre s'attachaient     maintenant avec hostilité sur l'intrus. Sa moustache noire, très épaisse, courte au-dessus d'une petite bouche, assez douce d'expression. Tous les autres traits virils, il paraissait robuste. Grand, la poitrine bombée, l'aisance parfaite de son corps bien proportionné donnaient une impression de force naturelle, comme le jet solide d'une source jaillissante. Immobile, la crosse du fusil posé sur le sol, il regardait Syson, hésitant et intrigué. Les yeux de l'étranger, sombres et vifs, l'examinaient et le pénétraient sans tenir compte de sa question, le laissaient décontenancé.
            - Où est Naylor ? C'est vous qui l'avez remplacé ? demanda Syson.
            - Vous n'êtes pas du château, s'enquit le garde ?
            Non c'était impossible, il n'y avait personne pour le moment.
            - Non, je ne suis pas du château, répondit-il . Cette idée semblait l'amuser.
Résultat de recherche d'images pour "champs au printemps"            - Alors est-ce que je peux vous demander ce que vous faites ici ? demande le garde piqué.
            - Ce que je fais ici ? Répéta Syson. Je vais à la ferme de Willeywater.
            - Ce n'est pas le chemin.
**          - Je pense que si. En bas du sentier on dépasse le puits et on sort par la barrière blanche.
            - Ce n'est pas le chemin public.
            - Peut-être bien. Je passais si souvent ici, du temps de Naylor. J'ai oublié. Au fait, qu'est-il devenu?
            - Tout à fait infirme. Les rhumatismes, répondit le garde, d'un ton bourru.
            - Oh, vraiment ! Le pauvre ! s'exclama Syson peiné.
            - Et vous, qui êtes-vous donc ? demanda le garde, plus aimable.
            - John Adderley Syson. J'habitais Cordy Lane.
            - L'amoureux de Hilda Millership.
            Dans les yeux de Syson passa un léger sourire triste. Il acquiesça de la tête, puis un silence embarrassant s'installa.
            - Et vous, qui êtes-vous, demanda Syson.
            - Je m'appelle Arthur Pilbeam. Naylor est mon oncle.
            - Vous habitez ici, à Nuttal.
            - J'habite chez mon oncle.
Résultat de recherche d'images pour "tableaux fleurs des champs"            - Je vois.                
            - Vous avez dit que vous descendiez à Willeywater ? dit le garde.
            Ils se turent un moment puis le garde lâcha brusquement :
            - C'est moi qui courtise Hilda Millership.
            Le jeune homme regardait l'intrus avec une défiance têtue, presque pathétique. Syson ouvrait sur lui des yeux neufs.
            - C'est vrai ? demanda-t-il, étonné.
            Le garde rougit fortement.                                       ***
            - Nous nous fréquentons tous les deux, dit-il.
            - Je ne savais pas, dit Syson.
            L'autre semblait attendre, tout embarrassé.
            - Alors, c'est décidé ? reprit le nouveau venu.
            - Comment décidé ? demanda Pilbeam maussade.
            - Eh bien oui ! allez-vous vous marier bientôt ?
            Le garde le regarda fixement quelques instants, comme paralysé.
            - Je pense, oui, dit-il d'un ton colère.
            - Ah !
            Syson l'étudiait attentivement.
            - Je suis marié moi-même, précisa-t-il après un moment.          
            - C'est vrai ? répondit le jeune homme incrédule.
            Syson eut un grand rire éclatant, sans gaieté.
             - Depuis quinze mois, dit-il.
             Le garde posait sur lui un regard interrogateur. Visiblement son cerveau travaillait, et il essayait de voir clair dans cette situation.
            - Quoi ? vous ne le saviez pas ? demanda Syson.
            - Non, dit le garde bourru.
            Ils se turent, puis :  
            - Eh bien ! dit Syson, je continue. Je pense que je le peux ?
****        Le garde n'avait pas quitté son attitude de silencieuse opposition. Les deux hommes restaient hésitants au milieu de la clairière herbeuse, entourée de gerbes de grosses clochettes bleues, ouverte comme un balcon au flanc de la colline. Syson fit quelques pas, indécis, puis s'arrêta.
            - Comme c'est beau ! s'écria-t-il.
            Maintenant il avait devant lui toute la pente en enfilade. Le chemin coulait à ses pieds comme un ruisseau de clochettes bleues, partagé au milieu d'une ligne verte, sinueuse où marchait le garde. Cela déferlait en écume d'azur, le long des berges, puis le fil vert serpentait dans des nappes de clochettes, comme un courant venu des glaciers au travers des lacs bleus. Et sous les nuages pourpres des buissons en bourgeons ce brouillard bleu flottait, ainsi qu'une inondation fleurie dans le sous-bois.
            - C'est vraiment exquis ! s'exclamait Syson.
            C'était son passé, le pays qu'il avait quitté, et il avait mal le voyant si beau. Des ramiers roucoulaient dans les arbres, et l'air vibrait de chants d'oiseaux.
            - Si vous êtes marié, pourquoi continuez-vous à lui écrire et à lui envoyer des livres, des poésies, et tout ça ? demanda le garde.
            Syson le regarda, pris de court, gêné, puis il sourit.
            - Eh bien ! dit-il, je n'avais pas entendu parler de vous.
            Encore une fois le garde rougit violemment.
            - Mais puisque vous êtes marié..., plaida-t-il.
            - En effet, je le suis, répondit le visiteur cyniquement.
            Alors, les yeux sur le merveilleux sentier bleu, Syson fut envahi d'humiliation. " Quel droit ai-je de m'accrocher à elle ! " pensa-t-il amèrement, plein de mépris pour lui-même.
            - Elle sait que je suis marié, dit-il.
            - Mais vous continuez à lui envoyer des livres, dit le garde, une pointe de défi dans la voix.
            Syson, réduit au silence, posa sur l'autre homme un regard bizarre, nuancé de pitié, puis il tourna les talons.
            - Bonjour, dit-il.
            Il reprit sa route. A présent, tout l'irritait. Ces deux saules, l'un tout or, parfum et murmures, l'autre aux ramilles argentées lui rappelèrent que là il lui avait parlé de la fécondation des fleurs. Comme il avait été stupide ! Quelle ridicule folie, toute cette histoire !
            " Bon ! pensa-t-il, le pauvre diable semble m'avoir gardé rancune. Je ferai ce que je pourrai pour lui."
            Il ricanait tout seul, de très mauvaise humeur.                   *****


                                                                 2

            La ferme était à moins de cent yards de la lisière du bois, la rangée d'arbres formant le quatrième côté d'un clos rectangulaire. La maison faisait face au bois. Assailli de mille émotions confuses, Syson remarqua sous la pluie de fleurs de pruniers les couleurs vives des primevères qu'il avait plantées lui-même. Comme elles s'étaient multipliées ! C'étaient d'épaisses touffes écarlates, rouge pâle et rose sous les pruniers. Il s'aperçut qu'on l'observait de la fenêtre de la cuisine et un bruit de voix d'hommes l'atteignit.
            Tout à coup la porte s'ouvrit.... Comme elle était devenue belle ! Il se sentit pâlir.
            - Vous, Addy ! s'écria-t-elle, et elle ne bougea plus.
            - Qui est-ce ? dit le fermier.
            Des voix masculines répondirent, basses, presque moqueuses. Elles réveillèrent l'angoisse du visiteur, mais il la dévisageait avec un sourire hardi.
            - Moi-même, pourquoi pas ? dit-il.
            - Nous finissons de dîner, dit-elle, une rougeurs étendue sur ses joues et son cou.
            - Alors, j'attendrai dehors.
            Il fit un mouvement vers le réservoir en brique, près de la porte, au milieu des jonquilles, qui contenait l'eau potable.
            - Oh non ! entrez ! dit-elle précipitamment.
            Il la suivit. Du seuil il vit la famille et salua. Ils étaient tous mal à l'aise. Le fermier, sa femme et ses quatre fils étaient assis à la table, très simplement mise. Les hommes avaient les manches retroussées jusqu'au coude.
            - Je suis désolé d'arriver à l'heure du repas, dit Syson.
            - Hello, Addy ! dit le fermier, comme autrefois, mais le ton restait froid. Comment allez-vous ?
            Ils se serrèrent la main.
            - Voulez-vous manger un morceau, dit-il sans conviction, sûr que son offre serait refusé.
Monet - le déjeuner 1868 städel museum francfort.JPEG            Il supposait que Syson était devenu trop raffiné pour un repas rustique. Le jeune homme devina sa pensée.                                                                        *6
            - Avez-vous déjà dîné ? demanda la jeune fille.
            - Non, dit Syson. C'est trop tôt. Je reviendrai à une heure et demie.
            - Vous appelez ça lunch, n'est-ce pas ? demanda l'aîné des fils, presque ironique.
            Ils avaient été amis intimes autrefois.
            La mère infirme intervint :
            - Nous donnerons quelque chose à Addy quand nous aurons fini, dit-elle.
            - Non, ne vous dérangez pas, je ne veux pas vous donner d'embarras, dit Syson.                                                                  
            - On peut vivre d'amour et d'eau fraîche, dit en riant le plus jeune fils, un garçon de dix-neuf ans.
            Syson contourna les bâtiments et se trouva dans le verger derrière la maison où, le long des haies, les jonquilles se balançaient comme des oiseaux jaunes aux plumes frisées sur leurs bâtons. Tout dans ce lieu l'attirait étrangement : les collines qui l'entouraient à l'immense épaule couverte de bois comme d'une peau d'ours, les petites fermes rouges, broches pour attacher leur manteau, le filet d'eau bleutée dans la vallée, le pâturage nu, le chant des oiseaux, mille pépiements se croisaient et se perdaient. Jusqu'à son dernier rouge il se souviendrait de ce lieu où il avait senti la morsure du soleil sur ses joues, vu les tampons de neige entre les brindilles hivernales, et flairé l'approche du printemps.
            Maintenant qu'elle était si femme , Hilda était très imposante. Il se sentait gêné devant elle. Elle avait vingt-neuf ans comme lui, mais elle lui semblait plus âgée. Il se sentait presque un gamin, un être sans consistance à côté d'elle, dans sa stable réalité. Comme il égrenait des fleurs de prunier sur un tronc bas, elle vint à la porte du verger secouer la nappe. Les poules accoururent de la cour, des oiseaux frôlèrent les branches. Ses cheveux sombres arrangés en couronne sur sa tête, elle se tenait droite, très digne, et repliant la nappe elle regardait au loin, vers les collines.
            Syson se leva alors et pénétra dans la maison. Elle lui avait préparé des oeufs et du fromage caillé, de la compote de groseilles et de la crème.
           - Puisque vous dînez le soir, je vous donne un repas léger, dit-elle.
           - C'est très gentil à vous, dit-il, c'est charmant, tout à fait votre genre bucolique. On vous voit couronnée de lierre avec une ceinture d'épis.
            Il fallait qu'ils se fissent du mal.
            Il était mal à l'aise devant elle. Sa parole nette et brève, son allure distante, étaient nouvelles pour lui. Il se reprit à admirer ses sourcils d'un noir doux, et ses cils. Leurs yeux se croisèrent. Dans le noir argenté de son beau regard calme il aperçut une lueur bizarre, peut-être des larmes, et tout au fond, la tranquille acceptation d'elle-même, comme un triomphe sur lui.
monet - camille et jean monet dans le jardin 1873 collection particulière.jpg*7            Son coeur se serra. Avec effort il s'efforça au ton du badinage.
            Elle l'envoya au salon pendant qu'elle lavait la vaisselle. La longue pièce au plafond bas avait été remeublée après la vente de l'Abbaye. Des chaises recouvertes de reps rouge, très usé, une table ovale de noyer ciré et un nouveau piano, assez beau mais d'un modèle démodé. Cela lui plut, quoique étranger à ses souvenirs. En ouvrant un placard pris dans l'épaisseur du mur, il le trouva plein de ses livres, ses vieux livres de classe et des volumes de vers anglais et allemands qu'il lui avaient envoyés. Les jonquilles dans les jardinières des fenêtres brillaient à travers la pièce, la remplissaient d'un rayonnement qu'il sentait presque physiquement. L'ancien enchantement l'avait repris. Il ne pensait plus à faire la grimace devant les aquarelles de sa jeunesse, pendues au mur. Il se souvenait seulement de la ferveur avec laquelle il peignait pour elle, douze ans auparavant.
            Elle entra, finissant d'essuyer un plat, et il vit la splendeur de ses bras, blancs comme la chair des amandes.
           - C'est vraiment bien arrangé ici, dit-il, et leurs yeux se rencontrèrent.
           - Cela vous plaît, demanda-t-elle ?
           C'était le timbre ancien de leur intimité, bas et couvert. Son sang changea subitement d'allure. C'était l'exquise magie retrouvée, cet affinement, cette sublimation de lui-même, comme une libération de son esprit le plus intime.
            - Oui, dit-elle avec, revenu, son sourire adolescent.
            Elle inclina la tête.
            - C'était le fauteuil de la comtesse, dit-elle à voix basse. J'ai retrouvé ses ciseaux là, sous le capitonnage.
            - Pas possible, où sont-ils ?
            Preste, tournant joyeusement sur elle-même, elle alla chercher sa corbeille à ouvrage, et ils examinèrent ensemble les vieux ciseaux aux longues tiges.
            - Une vraie ballade des neiges d'antan ! dit-il en riant, glissant ses doigts dans les anneaux ronds.
            - Je savais bien que vous pourriez vous en servir ! dit-elle triomphalement.
            Elle savait ses doigts assez minces pour les frêles anneaux.
            - C'est toujours ça en ma faveur, dit-il en riant et posant les ciseaux.
            Elle se tourna vers la fenêtre. Il observa la belle courbe suave de ses joues, sa lèvre et son cou lisse, blanc comme la fleur d'ortie, et ses avant-bras qui luisaient comme les amandes fraîchement émondées. Il la voyait avec des yeux neufs, elle lui paraissait différente, il ne la reconnaissait pas.. Maintenant il pouvait la regarder objectivement.
            - Si nous faisions un petit tour, proposa-t-elle.
            - Bien sûr, dit-il.                                                                    *8
Résultat de recherche d'images pour "portrait femme renoir"            Mais une impression de crainte dominait la douce agitation  et la perplexité de son coeur. La revoyant ainsi, il avait peur. C'était toujours sa même manière d'être, la même inflexion dans sa voix, mais elle n'était pas ce qu'il avait cru. Il se souvenait parfaitement de ce qu'elle avait été pour lui, et peu à peu il s'apercevait qu'elle était une autre, et qu'elle l'avait toujours été.
            Elle resta tête nue, ôta seulement son tablier, et dit :
            - Allons vers les sapins.
            En traversant le vieux verger elle l'appela pour lui montrer un nid de mésanges dans un pommier, et un de fauvettes dans la haie. Il s'étonnait de son assurance et d'une certaine dureté qui ressemblait à de l'arrogance masquée d'humilité.
            - Regardez les fleurs de pommiers qui vont s'ouvrir, dit-elle, et il vit des myriades de petites boules rouges parmi les branches tombantes.
            Elle l'observait, et son regard durcit. Elle voyait que les écailles lui étaient tombées des yeux, et que le moment était venu où il allait la voir telle qu'elle était. C'était tout ensemble ce qu'elle avait craint le plus au monde, et voulu le plus énergiquement, pour son propre bien. Maintenant il la verrait dans sa vérité. Il ne pourrait plus l'aimer, et il saurait qu'il ne l'avait jamais aimée. L'ancienne illusion dissipée, ils deviendraient des étrangers, définitivement. Mais avant il lui paierait cela, elle voulait avoir son dû.
            Plus animée que jamais elle lui montrait des nids. Un nid de roitelets dans un buisson bas.
            - Regardez ce nid de rougets, s'écria-t-elle !
            Il fut surpris de l'entendre employer le nom local. Elle tâtonna avec précaution à travers les épines et passa un doigt à travers la porte ronde.
            - Cinq, s'écria-t-elle, cinq tout petits !
            Elle lui montra des nids de rouges-gorges, de loriots, de pinsons et de linottes, un de bergeronnettes près du ruisseau.
            - Et si nous descendons plus bas je crois bien qu'il y en un de martin-pêcheur. Dans les petits sapins il y a des nids de grives et de merles, presque à chaque arbre. Le premier jour que je les ai vus il me semblait que je n'avais plus le droit de me promener dans le bois. C'était comme une ville d'oiseaux, et le matin ils jacassaient, on aurait dit le bruit du marché. J'avais presque peur d'aller dans mon bois.
            Elle parlait le langage qu'ils avaient inventé ensemble. A ce moment il lui appartenait à elle toute seule. Pour lui, c'était fini, elle le laissa à son silence mais continua à le conduire, à lui faire visiter ses bois. Ils suivaient un sentier humide où des myosotis s'ouvraient en coussins veloutés.
Monet - les promeneurs 1865 washington national galleryof art.jpg            - On connaît tous les oiseaux, dit-elle, mais il y a beaucoup de fleurs qu'on ne connaît pas.
            C'était presque une invite, un appel vers lui qui savait le nom des choses.
            Elle resta rêveuse, le regard perdu sur les champs qui dormaient au soleil.
            - Vous savez que j'ai un amoureux, dit-elle d'un ton assuré, mais qui retrouvait les inflexions de l'intimité. Cela réveilla en lui quelque chose d'agressif.
            - Je crois que je l'ai rencontré, il est très bien, dans le genre berger d'Arcadie, lui aussi.
            Elle ne lui répondit pas et prit un chemin qui montait à travers bois, sous une ombre épaisse.                                                                                      *9
            - Ils faisaient bien dans le temps, dit-elle enfin, d'avoir beaucoup d'autels pour beaucoup de dieux.
            - Bien sûr, acquiesça-t-il. Pour quel dieu est le nouveau.
            - Il n'y en a pas d'ancien, dit-elle, c'est celui que j'ai toujours désiré.
            - Et à qui est-il dédié ?
            - Je ne sais pas, dit-elle, le regardant en face.
            - Je suis très heureux pour vous, si vous êtes contente.
            - Oui... mais l'homme n'a pas tellement d'importance.
            Il y eut un silence.
            - Non ! s'écria-t-il abasourdi.
            Il sentait cependant que c'était sa vraie nature.
            - Ce qui est important c'est soi-même, dit-elle. Être soi-même et servir son propre dieu.
            Il y eut une pause pendant laquelle il réfléchit. Le sentier était obscur, sans herbe ni fleurs. Ses talons s'enfonçaient dans une argile molle.


                                                                    3

              Très lentement, elle dit :
*10            - Je me suis mariée le même jour que vous.
            Il la regarda.
            - Pas officiellement bien sûr, dit-elle, mais... réellement.
            - Avec le garde, demanda-t-il, ne sachant que dire d'autre.
            Elle se tourna vers lui.
            - Vous pensiez que je n'oserais pas, dit-elle.
            Mais en dépit de son assurance une rougeur recouvrait ses joues et sa gorge.
            Syson demeurait se taisait. Elle s'efforça de lui expliquer.
            - Voyez-vous, j'ai fini par comprendre moi aussi.
            - Et qu'avez-vous fini par comprendre ?
            - Bien des choses. Pas vous ? Chacun est libre.
            - Et vous, n'êtes-vous pas déçue ?
            - Oh non !
            Son accent était profondément sincère.
            - Vous l'aimez ?
            - Oui, je l'aime.
            - C'est très bien, dit-il.
            Elle resta interdite un moment.
            - Ici, dans son domaine, je l'aime.
            Il eut un cri de vanité masculine.
            - Alors, il vous faut une mise en scène, demanda-t-il.
            - Oui, cria-t-elle. Vous m'avez toujours empêchée d'être moi-même.
            - Mais est-ce donc un question d'atmosphère ?
            Il l'avait crue tout âme.
            - Je suis comme une plante qui ne pousse que dans son propre sol.
            Ils arrivaient à un endroit où le taillis disparaissait, laissant la place à un espace brun, uni, où s'élevaient les fûts rouge brique ou pourpres des pins. Plus loin, les banderoles des fougères à demi-déroulées brillaient sous le vert sombre des vieux arbres, avec leurs fleurs en boutons plats. Au milieu de l'espace découvert s'élevait une cabane forestière faite de troncs, entourée de cages à faisans, les unes vides, les autres habitées d'une poule gémissante.
            Sur le tapis brun d'aiguilles de pin, Hilda se dirigea vers la cabane, prit une clé sous le bord du toit et ouvrit la porte. Ils virent une pièce nue, tout en bois avec un établi de menuisier, un étau, des outils, une hache dans un coin, des pièges, des collets rangés le long de la cloison, des peaux clouées, tout très en ordre.
            Hilda ferma la porte. Syson regardait les formes étranges des peaux d'animaux sauvages, aplaties, fixées sur des planches, prêtes à être travaillées. Hilda toucha une cheville dans la cloison qui s'ouvrit sur une autre petite pièce.
            - Comme c'est romantique, dit Syson.
            - Oui, il est très bizarre. Il a un peu le flair d'une bête des bois, dans le bon sens du mot. Et il a des idées, de l'imagination même, jusqu'à un certain point.                                                                            *11
            Elle tira un rideau vert foncé. La chambre était presque   entièrement occupée par un large lit de bruyères et de fougères sèches, recouvert d'une ample couverture de peaux de lièvres. Sur le sol de petits tapis de peaux de chats travaillés en mosaïque et une peau de veau aux reflets roux. D'autres fourrures pendaient au mur. Hilda en décrocha une qu'elle mit sur son dos. C'était une sorte de pèlerine de lapin et de fourrure blanche, avec un capuchon probablement fait de la robe d'été de hermines. Du fond de ce manteau barbare elle rit à Syson en disant :
            - Qu'en pensez-vous ?
            - Eh bien, mes compliments à votre homme, répondit-il.
            - Et regardez, reprit-elle.
            Sur un rayon, dans une petite cruche vernie, trempaient les brins frêles et blancs du premier chèvrefeuille.
            - Ils parfumeront la chambre ce soir, dit-elle.
            Syson regarda avec curiosité autour de lui.
            - Que lui manque-t-il donc alors, dit-il ?
            Elle le fixa quelques instants, puis détourna la tête.
            - Avec lui, les étoiles ne sont pas les mêmes, dit-elle. Vous, vous saviez les faire scintiller, flamboyer dans le ciel, et les myosotis étincelaient comme des soleils. Avec vous les choses étaient merveilleuses. Mais maintenant, elles sont à moi toute seule, je ne les partage plus avec personne.
            Il rit en disant :
            - Après tout, les étoiles et les myosotis, c'est du luxe. Vous devriez faire des vers.
            - C'est vrai, dit-elle. Mais maintenant tout ça est à moi.
            Il rit encore, amèrement.
            Elle se retourna brusquement. Lui s'appuyait au rebord de la fenêtre, au fond de la pièce étroite et sombre, elle était debout dans l'embrasure de la porte, toujours enveloppée dans son manteau. Il était tête nue, son visage et la forme de sa tête se détachaient clairement dans la chambre obscure. Ses cheveux lisses luisaient, brossés en arrière, et au bas de sa figure, au teint uni, clair, couleur d'ivoire, ses lèvres tremblaient.
            - Nous sommes très différents, dit-elle avec amertume.
            De nouveau il rit.
            - Je vois que je vous déplais, dit-il.
            - Ce qui me déplaît, c'est ce que vous êtes devenu, dit-elle.
            Il désigna des yeux la cabane.
            - Croyez-vous que nous aurions pu vivre ainsi vous et moi ?
Résultat de recherche d'images pour "daumier"            Elle secoua la tête.                                                     *12
            - Vous ! Jamais de la vie ! Vous, vous preniez les choses une à une, jusqu'à ce que vous en ayez pressé tout le jus, puis vous les jetiez.
            - C'est vrai, dit-il. N'auriez-vous pas pu faire comme moi ? Non, je ne le crois pas.
            - Comment l'aurais-je pu ? J'ai une existence propre.
            - Mais il peut arriver que deux êtres pensent exactement de même, dit-il.
            - Vous avez voulu m'arracher à moi-même, dit Hilda.
            Il savait bien qu'il s'était trompé sur elle, qu'il l'avait prise pour ce qu'elle n'était pas. C'était sa faute à lui, pas à elle.
            - Et vous ne vous en étiez pas aperçue, demanda-t-il ?
            - Non, vous ne me l'avez pas permis. Vous m'aviez mise en esclavage. J'ai été soulagée à votre départ, franchement.
            - Je le savais, dit-il.
            Mais il avait encore pâli, la peau de son visage était d'une mortelle transparence.
            - Pourtant, dit-il, c'est vous qui m'avez dirigé vers le chemin que j'ai pris.
            - Moi ! s'exclama-t-elle avec orgueil.
            - Vous avez voulu que j'aille au collège, qui m'avez poussé à exploiter l'attachement de chien fidèle du pauvre petit Botell, jusqu'à ce qu'il ne puisse plus se passer de moi, tout cela parce que sa famille était riche et bien posée. Ce fut votre triomphe quand son père m'a offert d'aller à Cambridge pour tenir compagnie à son fils unique. Vous aviez une terrible ambition pour moi. Et toujours vous m'avez éloigné de vous. Chaque nouveau succès dressait un mur entre nous, et plus encore de votre point de vue que du mien. Vous n'avez jamais éprouvé le besoin de me suivre ; vous vouliez seulement voir ce que ça deviendrait. Ma parole, je crois que vous avez souhaité me voir épouser une jeune fille du monde. Vous avez voulu remporter une victoire sur la société à travers moi.
            - Et c'est moi qui suis responsable, dit-elle sarcastique.
            - Je me suis distingué pour vous satisfaire, répondit-il.
            - Ah ! cria-t-elle, vous vouliez toujours du nouveau, du nouveau, comme un enfant !
            - Évidemment. Et j'ai réussi, je le sais. Je suis ce qui s'appelle " quelqu'un ". Mais, je ne vous croyais pas ainsi. Pourquoi avez-vous pris cet homme ?
            - Qu'est-ce que vous dites ? dit-elle avec de grands yeux épouvantés.
            Il lui rendit un regard acéré.
            - Rien du tout, dit-il avec un rire bref.
            Le loquet extérieur grinça, et le garde entra dans la cabane. La femme regarda de ce côté, mais resta immobile, dans sa fourrure, debout devant la porte. Syson n'avait pas bougé.
            L'autre homme entra dans la pièce, les vit, et tourna les talons sans un mot. Ils se turent aussi.
            Pilbeam se pencha sur ses peaux.
            - Je vais partir, dit Syson.
            - Oui, répondit-elle.
            Il leva la main comme pour un serment.
            - A nos destins, vastes et changeants.
            - Nos destins vastes et changeants ! répéta-t-elle gravement, d'une voix neutre. Arthur ! dit-elle.
 *13           Le garde parut ne pas entendre. Syson, qui l'observait attentivement, esquissa un sourire. La femme se redressa.
            - Arthur ! répéta-t-elle d'une voix aiguë, si singulière que les deux hommes comprirent la gravité de la crise au bord de laquelle tremblait cette âme.
            Le garde posa posément son outil et s'approcha d'elle.
            - Voilà, dit-il.
            - Je voulais vous présenter, dit-elle tremblante.
            - Nous nous sommes déjà rencontrés, dit le garde.
            - Ah, oui ? C'est Addy Syson, dont vous avez entendu parler.Voici Arthur Pilbeam, ajouta-t-elle se tournant vers Syson.
            Ce dernier tendit la main au garde qui la serra en silence.
            - Je suis heureux de vous connaître, dit Syson. Nous arrêtons notre correspondance, Hilda ?
            - Pourquoi donc ? dit-elle.
            Les deux hommes restèrent interdits.
            - Vous ne croyez pas... ? dit Syson.
            La jeune femme demeura muette un long moment. A la fin elle dit :
            - C'est comme vous voudrez.
            Ils s'en retournèrent tous les trois, par le chemin ombreux.
            - Qu'il était bleu le ciel, et grand l'espoir ! cria Syson qui ne savait que dire.
            - Que voulez-vous dire ? dit-elle. Nous n'avons d'ailleurs pas à regretter notre blé en herbe, nous ne l'avons jamais mangé.
            Syson la regarda. Il était bouleversé de voir son jeune amour, sa madone, son ange de Botticelli, se révéler ainsi. C'est lui qui avait été un fou. Ils étaient aussi éloignés l'un de l'autre que les habitants des deux pôles. Elle ne désirait plus que rester en rapports épistolaires avec lui, lui aussi le voulait, bien entendu, il pourrait ainsi lui écrire, comme à une Béatrice irréelle, sans autre existence que celle de la chimère la plus chère de son esprit.
            Au bas du sentier, elle lui dit adieu. Il continua avec le garde jusqu'aux champs, à la porte d'accès du bois. Les deux hommes marchèrent côte à côte, presque comme des amis, parlant de choses et d'autres.
            Au lieu d'aller droit à la barrière de la route, Syson suivit la lisière du bois, où le ruisseau s'élargissait en un petit marécage. Sous les aulnes, le long des roseaux, les soucis étincelaient en constellations jaunes. Des filets d'eau brune ruisselaient ça et là, soulignés de fleurs d'or. Tout à coup, un éclair bleu traversa le ciel, passage d'un martin-pêcheur.
            Syson restait étrangement ému. Il grimpa jusqu'aux buissons d'ajoncs, leurs étincelles dorées ne s'étaient pas encore allumées en flammes. Étendu sur le sol sec et brun, il découvrit des brindilles d'euphorbe rouge et des tâches roses d'herbe-aux-poux. Quel     merveilleux univers que celui-là, inouï, toujours nouveau. Mais cette beauté, il ne la sentait plus que lointaine. Elle devenait distante et vague comme les prés d'asphodèles des Champs Élysées. Il sentait une douleur, au fond de sa poitrine, comme celle d'une blessure. Il pensa au chevalier du poème de William Morris, étendu dans la chapelle de Lyonesse, la pointe d'un épieu enfoncé dans la poitrine, allongé comme mort, et pourtant toujours vivant, et sur lui, jour après jour, les rayons du soleil plongent à travers un vitrail, et s'évanouissent. Il savait maintenant que rien de tout cela n'avait existé, entre elle et lui, pas un seul instant. Ils étaient tout le temps restés en-dehors de la vérité.
            Syson se leva pour partir. L'air était plein de cris d'alouettes, et le soleil semblait se fondre en une averse d'or. Sur ce bruit léger, des voix se détachaient, faibles mais distinctes.
            - Mais puisqu'il est marié et prêt à interrompre tout ça, qu'est-ce que tu avais contre ? disait la voix de l'homme.
           - Je ne veux pas en parler pour le moment. J'ai besoin d'être seule.
           Syson regarda à travers les ajoncs. Hilda se tenait près de la barrière, dans le bois. L'homme, dans le champ, musait le long de la haie, taquinant des abeilles qui butinaient sur les fleurs des ronces.
            Il y eut quelques moments de silence, pendant lesquels Syson pensa au souhait d'Hilda, au milieu des tintements des alouettes. Tout à coup le garde s'exclama en jurant. Il attrapa la manche de son vêtement près de l'épaule.
            - Bon sang ! dit-il furieux, ôtant une abeille et la jetant au loin.
            Puis, tordant son bras qui brillait au soleil, il regarda maladroitement par-dessus son épaule.
            - Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Hilda.
            - Une abeille a grimpé dans ma manche.
            - Viens ici, dit-elle.
            Il alla vers elle comme un enfant maussade. Elle prit le bras dans ses deux mains.
            - Voilà ! et l'aiguillon est resté dedans, pauvre abeille !
            Elle enleva l'aiguillon, posa sa bouche sur la plaie et suça la goutte de venin. Voyant la marque écarlate elle dit en riant :
            - Voilà le baiser le plus rouge que tu auras de ta vie.
            Quand Syson les regarda de nouveau, entendant les voix qui reprenaient, il les aperçut dans l'ombre, la bouche de l'homme sur le cou de sa bien-aimée, elle, la tête renversée, ses cheveux défaits en une grosse corde sombre en travers du bras dénudé.
            - Non, répondait-elle, quelle idée ! Je ne suis pas bouleversée parce qu'il est parti. Tu ne peux pas comprendre.
            Syson ne put distinguer la réponse de l'homme. Hilda reprit d'une voix nette et claire :
            - Tu sais que je t'aime. Il est complètement sorti de ma vie, ne te tracasse pas à son sujet.
            Dans un murmure, il l'embrassa. Elle eut un rire faux.
            - Oui, dit-elle conciliante. Nous nous marierons, bien sûr. Mais pas tout de suite.
            Il lui parla de nouveau. Syson n'entendit plus rien. Puis elle dit :
            - Rentrez chez vous maintenant, chéri, tout cela vous agite trop.
            Cette fois encore il put entendre la voix du garde, altérée par la passion et la crainte.
            - Mais pourquoi nous marier tout de suite ? reprit-elle. Qu'aurez-vous de plus ? C'est bien plus beau ainsi.
            Enfin, le garde ramassa sa veste et s'en alla. Elle resta à la barrière sans le suivre des yeux, le regard perdu sur la campagne ensoleillée.
            Quand elle se fut décidée à partir, Syson se leva et reprit le chemin de la ville.

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                                                                                           D.H. Lawrence
           
                                                                                                                                                           
         
                                                                   

         
      

vendredi 27 février 2015

Les âmes blessées Boris Cyrulnik ( Document France )

Les âmes blessées de Boris  Cyrulnik

                                     Les âmes blessées

            Dans le deuxième volume de son autobiographie, Cyrulnik poursuit la quête de ce qui est le but de tout son parcours, soigner ou approcher au plus près le mal " des âmes blessées ". Comme il l'a raconté par ailleurs, enfant il assiste à l'arrestation de ses parents pendant la guerre. Il ne les reverra pas. Sauvé, pris en charge par différentes familles il observe, apprend. En 1948 il a écrit, répondant à la question " ... Que voulez-vous faire quand vous serez grand...... Je voulais devenir psychiatre. J'avais 11 ans.... " Cinquante ans d'études, d'approches, de voyages tout autour du monde, étudiant les enfants de Burarest vivant dans la rue, sans affection, visitant des hôpitaux où la paille sert de couche. Mais avançant toujours il écrit " ....  Les moments de bonheur de mon aventure intellectuelle ont tous été des moments pionniers... " La psychologie entre à l'université dans les années 70. Lacan, adoré ou exécré, lui-même a un suivi lacanien. Et l'auteur rappelle que dans les soins apportés par le psychanalyste son passé joue un rôle important. Arrivée des psychotropes qui éviteront la lobotomie à certains. Les schizophrènes ne sont plus enfermés, l'exemple d'une sortie à Saint-Tropez, donne le ton du livre. Cyrulnik ramène le scientifique à hauteur d'homme, rend compréhensible des avancées telles la résilience venue des EtatsUnis, mal accueillie en France, critiquée par certains psychanalystes.  " .... La définition est simple, elle est même bébête... Se remettre à vivre après un trauma psychique... " Emmy Werner est l'auteur du  mot, "résilience. " Le but devenir un adulte épanoui, après un mauvais départ dans l'existence. " Sauve-toi, la vie t'appelle ", précédent ouvrage complète cette partie de l'autobiographie de Boris Cyrulnik.








mercredi 25 février 2015

L'épine dans la chair D.H. Lawrence ( nouvelle Angleterre )


edenpics.com
                                                        L'épine dans la chair

                                                               1

            Le vent soufflait en rafales, faisaient blanchir les peupliers par intervalles comme des torches mouvantes. Des nuages rapides morcelaient le bleu du ciel. Les champs de la plaine étaient tachetés de soleil, l'orge et les vignes dans l'ombre. Dans le lointain très bleu la cathédrale étincelait dans le ciel, et les maison de Metz moutonnaient derrière telles une colline estompée.
            Les baraques du camp étaient installées en pleins champs sur un espace de terre battue, près des tilleuls, cabanes à toit rond, à tôle rouillée, qu'égayaient les capucines des soldats. Il y avait un petit potager sur le côté, avec des rangées de laitues jaunissantes, et au fond le champ de manoeuvres, vaste espace dur et sec entre ses fils barbelés.
            A cette heure de l'après-midi les baraques étaient désertes, tous les lits repliés. Les soldats flânaient sous les tilleuls en attendant l'exercice. Bachmann s'assit sur un banc à l'ombre dans leur parfum entêtant. Les fleurs vert pâle jonchaient le sol. Il s'installa pour écrire sa carte postale hebdomadaire à sa mère. C'était un long et souple garçon blond, d'aspect avenant. Sagement il s'appliquait à faire sa lettre . Son uniforme bleu qui godait sur son dos penché, engonçait sa jeune silhouette. Sa main hâlée, immobile, attendait l'inspiration. Il n'avait encore écrit que : " Chère maman ". Puis, d'un seul coup, il griffonna : " Merci beaucoup de votre lettre et de son contenu. Tout va bien ici. Nous allons faire l'exercice sur les remparts. ". Là il s'arrêta et resta en suspens, sans penser à rien, l'esprit nulle part, jeta un regard sur la carte. Mais il ne pouvait plus écrire. Son esprit était comme noué et il ne pouvait en faire sortir un mot. Il signa et regarda autour de lui, inquiet comme un homme qui craint d'avoir été surpris dans son intimité.
            Ses yeux bleus avaient une expression intelligente, ses lèvres pâles sous une petite moustache luisante. Il était presque féminin d'aspect et de mouvements, mais avec quelque chose de martial, comme quelqu'un qui a foi en une discipline et qui aime son devoir. D'habitude il y avait une ombre d'aplomb juvénile dans le pli de la bouche et dans l'allure souple du corps. Mais à ce moment on ne pouvait pas s'en apercevoir.                                                                                        *
            Il rangea la carte dans la poche de sa tunique et rejoignit un groupe de camarades qui flânaient à l'ombre, causaient et riaient fort. Aujourd'hui il était très loin d'eux, mais il restait à leur côté pour la chaleur de leur présence. Au fond de lui-même quelque chose le tirait à part.
            A ce moment ils reçurent l'ordre de se mettre en rangs. Le sergent arrivait pour commander l'exercice. C'était un homme d'une quarantaine d'années, lourd et fortement charpenté. Sa tête s'inclinait   enfouie entre de puissantes épaules et sa forte mâchoire pointait, agressive., mais le regard était vague, la physionomie amollie d'alcool.
            Il cria ses ordres d'une voix brève, aboyante, et la petite troupe s'ébranla, hors de la cour clôturée, vers la route, d'un pas rythmé qui soulevait la poussière. Bachmann, dans une des files intérieures marchait dans une atmosphère étouffante, à demi suffoqué de chaleur, de poussière et de manque d'air. A travers les corps en mouvement de ses camarades il apercevait les ceps de vignes poudreux au bord de la route, les pavots papillotant parmi les vesces. Au loin, les grands espaces de ciel et de campagne, libres dans le soleil et la brise. Mais il était prisonnier, dans un sombre cachot d'angoisse, au milieu de lui-même.
            Il marchait avec son aisance habituelle, en bonne santé et bien entraîné. Mais son corps allait tout seul. Son âme était retenue ailleurs, et, tandis qu'ils approchaient de la ville, les facultés du garçon s'absorbaient de plus en plus, le corps actionné par une sorte d'impulsion mécanique, dirigé par un simple contrôle matériel.
**          Ils quittèrent la grand-route et prirent à la file indienne un sentier qui descendait à travers les arbres. Tout était silence et verdure mystérieuse, dans l'ombre des feuillages et les grands espaces verts d'herbe vierge. Puis ils arrivèrent en plein soleil, devant une douve pleine d'eau silencieuse, allongée entre les berges fleuries, au pied des fortifications qui s'élevaient en terrasses aux pentes nettes, adoucies de longues herbes au sommet. Des pâquerettes et des sabots de la Vierge piquetaient d'or et de blanc l'herbe juteuse, intacte ici dans la solitude profonde des remparts, autour des bouquets d'arbres. Ça et là un souffle de brise mystérieuse inclinaient les têtes des longues herbes qui coiffaient les épaulements, comme des signaux d'alarme.
            Les soldats s'étaient arrêtés à l'extrémité de la douve, dans leurs uniformes brillants, bleu et rouge. Le sergent leur expliquait la manoeuvre, et le son tranchant de sa voix ébranlait la paix intacte du lieu. Ils écoutaient avec des efforts pénibles pour comprendre.
            Quand il eut fini les hommes se mirent en mouvement. De l'autre côté de la douve le rempart s'élevait uni et plan au soleil, en pente douce de l'autre côté. Le long de la crête l'herbe était épaisse, de grandes marguerites y étaient posées, et se découpaient dans une lumière magique sur le fond sombre des feuillages. On entendait distinctement le bruit de la rue, le grincement des trams, mais cela n'entamait pas le calme de ces lieux.
            L'eau était immobile dans la douve. La manoeuvre commença en silence. Un des soldats prit une échelle, passa sur l'étroite corniche au pied du rempart et, tournant le dos à la douve, la fixa sur la paroi. Il était là, tout seul et tout petit au pied de ce grand mur, cherchant un point d'appui pour son échelle.Il le trouva à la fin, et la silhouette et gauche dans son uniforme flottant, commença son ascension . Les autres soldats regardaient. De temps en temps le sergent aboyait un ordre. Lentement, la petite forme hésitante s'élevait le long de la paroi. Bachmann sentit ses entrailles se fondre en eau. Le grimpeur se traîna jusqu'à la terrasse supérieure ; on le vit remuer, bleu et net au centre de l'étincelante verdure. Le sous-officier, en bas, cria quelque chose. Le soldat fit cinq ou six pas, fixa l'échelle à un autre endroit, et commença à descendre avec précaution. Bachmann regardait le pied aveugle qui tâtait l'air, cherchant l'échelon, et tout s'écroulait derrière lui. Le soldat se recroquevillait, agrippé contre la paroi, glissant en arrière, comme un insecte épouvanté se frayant un chemin. Il descendait lentement surveillant chaque mouvement. Enfin tout en sueur et la figure contractée, il reprit pied sans dommage et alla rejoindre les autres. Mais son corps restait raidi, et son expression vide, machinale, n'était plus humaine.
            Bachmann demeurait là comme enchaîné, attendant son tour, et sa défaillance certaine. Quelques-un grimpaient assez lestement et sans crainte apparente. Cela lui prouvait que c'était faisable, et rendait son propre cas désespéré. Il aurait tant voulu se sentir capable de faire comme eux, tout simplement.
            Son tour vint. Il savait d'instinct que personne n'avait deviné son inquiétude. Le sous-officier le considérait comme un objet mécanique. Il essaya de faire face à la situation, affronter  bravement la chose. Les organes noués d'angoisse, cependant encore maître de lui, il prit l'échelle et vint au bas du mur, la plaça rapidement, et un espoir farouche   ***
s'empara de lui. Aveuglément il commença à grimper. Mais l'échelle ne semblait pas très solide et à chaque échelon une vague de malaise et de vertige tombait sur lui. Il monta plus vite. S'il pouvait seulement continuer à se tenir en main. Il y arriverait. Il s'en rendait compte au milieu de son angoisse. Ce qu'il ne comprenait pas, c'était cette convulsion de folle terreur que ramenait avec violence chaque oscillation de l'échelle, qui fondait presque ses entrailles et toutes ses articulations, et le laissait sans force. Si cela augmentait, il était perdu. Désespérément il s'accrocha. Il connaissait maintenant cette erreur et ses effets. Il devait seulement garder sa prise ferme. Il savait tout cela. Cependant, quant l'échelle oscillait à nouveau et que le pied lui manquait, la grande bouffée de terreur empoignait son coeur et ses entrailles, il se sentait fondre de faiblesse, un peu plus chaque fois, dans l'horrible peur et l'abandon de tout, fondre jusqu'à tomber.
            Cependant il s'élevait lentement, de plus en plus haut, les yeux désespérément fixés sur le ciel, toujours conscient du vide derrière lui. Mais son être tout entier, corps et âme, semblait prêt à se dissoudre. Il aurait tout lâché pour que cela finît. Son coeur se mit tout à coup à rouler dans sa poitrine. Il coulait à pic, remontait un peu et s'enfonçait de nouveau dans une plongée d'horreur. Il demeura appuyé au mur, inerte, comme mort, et calme. Mais une profonde intuition, l'angoisse, qui lui disait que ce n'était pas fini, qu'il était toujours suspendu dans le vide, contre le mur. L'effort de sa volonté était à bout.
            Il eut alors conscience d'une petite sensation extérieure. Cela le sortit un peu de son engourdissement
Qu'était-ce ? Lentement il se rendit compte : son urine avait descendu le long de sa jambe. Il restait là, cramponné, honteux, à demi consciente de la voix tonnante du sergent en bas. Il attendait dans des abîmes de honte et commençait à se retrouver. Il avait été profondément humilié, mais il avait dominé sa crainte. Il fallait continuer. Il avait été publiquement humilié. Il devait continuer. Il commença à tâtonner, avec lenteur, à la recherche du barreau supérieur, lorsqu'un grand choc le secoua de la tête aux pieds. En haut quelqu'un lui avait saisi les poignets et le hissait jusqu'à la terre ferme, malgré lui. Comme un sac, de grosses mains l'amenèrent sur la crête. Il atterrit sur les genoux, resta un moment par terre, étendu dans l'herbe, à plat ventre, pour reprendre ses sens, puis se mit sur ses pieds.
****        La honte, une honte profonde, totale, ignominieuse, l'avait envahi et le laissait bouleversé. Il restait là, tout contracté, aurait voulu se rendre invisible.
           Alors la présence du sous-officier qui l'avait hissé s'imposa. Il entendit le halètement de l'homme et sa voix, comme un coup de fouet sur lui. Il courba le dos, dans un paroxysme d'humiliation.
            - La tête droite. Regardez-moi ! cria le sergent furieux.           Et machinalement le soldat obéit, forcé de rencontrer son regard. La face brutale, pendante, le fit sursauter. Il tendit toute son énergie pour ne pas la voir. La voix stridente du sergent continuait à le lacérer tout entier.
            Il recula tout à coup sa tête, rigide, et son coeur bondit à se briser. La face s'était subitement rapprochée, elle était tout contre lui, les dents découvertes, les yeux vagues. Le souffle des mots aboyés étaient sur son nez, et sa bouche. Il fit un pas de côté, horrifié. Avec un hurlement, la face revint sur lui. Il leva machinalement le bras, dans un réflexe de défense. Une onde d'horreur le traversa : son coude avait heurté brutalement la figure du sous-officier. Celui-ci chancela, oscilla en reculant et, avec un cri bizarre roula en arrière du haut du rempart, les mains crispées sur le vide. Il y eut une seconde de silence et un clapotis d'eau.
            Bachmann, raidi, regardait comme du haut d'une tour de silence. Les soldats se mirent à courir.
            - Tu ferais bien de te barrer, dit une jeune voix excitée.
            Immédiatement, instinctivement, il se mit en route, descendit le sentier bordé d'arbres, jusqu'à la route où circulaient les trams. Dans son coeur, il se sentait justifié, libéré. Il allait quitter tout cela, cette vie militaire, et cette honte. S'en échapper sans retour.
            Des officiers à cheval se promenaient dans la rue, des soldats passaient sur la chaussée. Bachmann traversa le pont et entra dans la ville qui s'étendait devant lui, depuis les pittoresques vieilles maisons françaises du quai, jusqu'à la belle cathédrale avec ses centaines de pinacles qui pointaient vers le ciel, en passant par-dessus le chaos des toits et les noires crevasses des rues.                                      
            Il se sentait alors tout à fait tranquille, soulagé après un pénible effort. Il tourna le long de la rivière, vers le jardin public. Les lilas étaient de beaux récifs de pourpre au milieu du gazon si vert, et les marronniers faisaient de merveilleuses murailles, éclairées comme un autel par des candélabres blanc, de chaque côté de l'allée. Des officiers flânaient, élégants et bigarrés, des femmes, des jeunes filles marchaient lentement dans l'ombre pommelée. C'était beau. Il marchait, libre, dans une extase.


                                                                   2

            Mais où allait-il ? Il commençait à sortir de son ravissement de joie et de liberté. Au plus profond de lui-même, la honte recommençait à le brûler dans sa chair. Il ne pouvait cependant en supporter clairement la pensée. Mais elle demeurait, submergée au fond de sa conscience, l'humiliation saignante, et le brûlait toujours.                                                                        
            Ce n'était pas l'intelligence qui lui manquait, ni le bon sens. Mais il n'osait encore se rappeler ce qui lui était arrivé. Il ne connaissait plus que le besoin d'être ailleurs, loin de tout ce qui avait été sa vie récemment.                                                                           *****      
            Mais comment ? Une peur angoissée le traversa. Il ne supportait pas l'idée que sa chair humiliée dût subir de nouveau le contact des mains de l'autorité. Déjà ils l'avaient touché brutalement dans sa nudité, mettant au jour sa honte, le laissant infirme, sa propre volonté paralysée.
            Sa peur devint de la terreur. Il prit la direction du camp, presque machinalement. Il ne pouvait plus se diriger lui-même. Il fallait qu'il se mît entre les mains de quelqu'un. Alors son coeur cramponné à l'espoir, se remplit de la pensée de sa fiancée. Il allait se livrer à elle.
            Prenant courage, il retourna sur ses pas, monta dans le petit tram pressé qui sortait de la ville, dans la direction du camp. Il resta assis, sans un mouvement, le maintien fixe.
            Il quitta le tram au terminus et quitta la route. Le vent soufflait toujours. Il entendait le faible murmure de l'orge que les rafales renforçaient subitement. Le chemin était désert. Entièrement détaché de lui-même il prit un sentier entre les vignes basses. Les ceps s'élevaient en lignes festonnées, avec leurs tendres bourgeons roses, leurs vrilles agitées par la brise. Ils l'intéressaient extraordinairement. Dans une prairie, un peu plus loin, des hommes et des femmes ramassaient le foin. Vers la charrette à boeufs arrêtée le long du chemin, les hommes en chemises bleues, les femmes en coiffe blanche, allaient et venaient, nets et brillants, sur le velours ras des prés. Il se vit tout d'un coup seul dans l'ombre, contemplant la triomphante beauté du monde illuminé autour de lui, hors de lui.
            La maison du baron, où Émilie était femme de chambre, s'élevait massive, patinée par les ans, au milieu des arbres, des jardins et des champs. C'était une ancienne ferme du temps des Français. Le camp était tout près. Bachmann, mû par une seule idée, alla vers la cour, et la traversa. Elle était large, ombreuse, fraîche. Le chien, voyant un soldat, sauta et poussa de petits grognements de bienvenue. Il y avait une pompe sous un tilleul, dans un coin d'ombre et de paix.
            La porte de la cuisine était ouverte. Il hésita un instant, puis entra, timide, avec un sourire involontaire. Les deux femmes sursautèrent, mais leur surprise était joyeuse. Émilie préparait le plateau pour le café de quatre heures. Elle se redressa derrière la table toute souriante, le coeur content, rayonnante. Elle avait les yeux vifs et timides d'une petite bête sauvage, un peu farouche, ses cheveux noirs soigneusement lissés en bandeaux, son regard gris était calme. Elle portait une robe paysanne en cotonnade bleue imprimée de petites fleurs rouges, étroitement boutonnée sur ses jeunes vigoureux. Près de la table était assise une autre jeune femme, la gouvernante des enfants, occupée à choisir des cerises dans un grand tas et à les jeter dans un bol. Elle était jeune, jolie avec des taches de rousseur.
             - Bonjour, dit-elle gentiment. Quelle surprise !
            Émilie ne dit rien. Sa joue sombre rougit. Elle restait immobile, partagée entre une crainte obscure, un désir de fuite, mais aussi cette joie qui la prenait quand il était là.
            Oui, dit-il tout intimidé poussé à parler par les yeux interrogateurs des deux femmes. Je me suis mis dans un sale pétrin.
            - Comment, demanda la gouvernante laissant tomber ses mains sur ses genoux.
            Émilie ne fit pas un mouvement.
            Bachmann ne pouvait pas lever la tête. Il regardait de côté, vers les cerises qui brillaient comme du rubis. Il n'arrivait pas à se retrouver dans l'univers habituel.
            - J'ai heurté le sergent Huber sur les fortifications et il est tombé dans la douve. C'est un accident, mais...
            Il prit une poignée de cerises et commença à les manger, inconscient, entendant à peine le petit cri étouffé d'Emilie.
            - Vous l'avez fait tomber du haut des fortifications ? répéta Fräulein Hesse horrifiée. Comment cela ?
            Crachant les noyaux de cerises dans le creux de sa main, tel un automate, il leur raconta.
            - Ach ! dit seulement Émilie.
            - Et comment êtes-vous ici ? demanda Fräulein Hesse.
            - Je me suis sauvé, dit-il.
            Il y eut un silence de mort. Il restait là, livré aux deux femmes. On entendit alors un sifflement du côté des fourneaux et l'odeur du café s'accentua. Émilie se retourna vivement. Il vit son dos bien droit, et ses hanches solides, comme elle se penchait sur le fourneau.
            - Mais qu'est-ce que vous allez faire ? dit Fräulein Hesse terrifiée.
            - Je ne sais pas, dit-il attrapant d'autres cerises.
            Il était maintenant incapable de prendre une décision.
            - Vous feriez mieux de retourner au camp, dit-elle. Nous demanderons à M le baron. Il s'en occupera.
            Émilie préparait son plateau, adroite et calme. Elle le souleva et resta impassible, portant devant elle son fardeau étincelant d'argenterie et de porcelaine, attendant ce qu'il allait répondre. Bachmann restait la tête penchée, pâle, obstiné. L'idée de s'en retourner lui était insupportable.
            - Je vais essayer de passer en France, dit-il.
            - Oui ? Eh bien ! vous serez pris, dit Fräulein Hesse.
            Les yeux gris d'Emilie étaient calmes et attentifs.
            - J'aurais une chance de passer si je peux me cacher jusqu'à la nuit, dit-il.
            Les deux femmes savaient ce qu'il voulait, et elles ne l'approuvaient pas. Émilie souleva le plateau et sortit. Bachmann n'avait pas relevé la tête. Il se sentait étouffé par l'impuissance et la honte, comme sous un monceau de scories.
            - Vous ne pourrez jamais passer, dit la gouvernante.
            - J'essaierai ! dit-il.
            Il lui était impossible, aujourd'hui, de se remettre aux mains de l'autorité. Demain qu'ils fassent ce qu'ils veulent, si seulement il leur échappait encore un jour.
            Le silence revint. Il mangeait des cerises. Les joues de la gouvernante étaient écarlates.
            Émilie revint préparer un autre plateau.
            - Il pourrait se cacher dans votre chambre, lui dit Fräulein Hesse.
            La jeune fille sursauta. Cela lui paraissait impossible.
            - C'est la seule chose à faire, à cause des enfants, dit la gouvernante.
            Émilie ne répondit pas. Bachmann attendait entre elles deux. Elle craignit tout à coup son approche.
            - Vous pourriez venir dormir avec moi, lui dit Fräulein Hesse.
            Émilie leva les yeux sur le jeune homme et le regarda en face, clairement, sans s'engager.
            - Voulez-vous ? demanda-t-elle à l'abri de sa fermeté virginale.
            - Oui, oui, dit-il confus, anéanti d'humiliation.
            Elle redressa la tête.
            - Oui, dit-elle pour elle-même.
            Vivement elle garnit son plateau et sortit.                                       ******
            - Mais vous ne pourrez pas atteindre la frontière en une nuit, dit Fräulein Hesse.
            - J'irai en bicyclette, dit-il.
            Émilie revint, l'air neutre et réservé.
            - Je vais rester ici, dit la gouvernante.
            En deux secondes, Bachmann se vit à la suite d'Emilie dans le vestibule carré où de grandes cartes pendaient aux murs. Il remarqua un manteau d'enfant sur une patère, bleu avec des boutons dorés, et cela lui rappela un jour où Émilie, donnant la main au plus petit des enfants, était passé devant lui, assis sous les tilleuls. Tout cela était incroyablement loin. Où était cette espèce d'insouciance, d'indépendance, qui avait disparu, remplacée par cette nouvelle angoisse qui l'encerclait ?
            Ils montèrent rapidement, sans bruit, un escalier, parcoururent un long corridor. Émilie ouvrit une porte et, tout honteux, il se trouva dans sa chambre.
            - Il faut que je descende, murmura-t-elle, et elle le laissa, fermant doucement la porte.
            C'était une petite chambre nue et propre. Il y avait un bénitier sous un crucifix, une image du Sacré-Coeur, et un prie-Dieu. Un petit lit blanc et net, la cuvette d'argile rouge sur une table sans ornement, une petite glace et une commode. C'était tout.
            Il se sentait en sécurité dans ce petit sanctuaire, alla à la fenêtre et regarda par-dessus la cour la campagne étalée sous la lumière moins intense déjà. Il allait quitter ce pays, cette existence. Il était entré dans l'inconnu.
            Il quitta la fenêtre. Ce qu'il y avait de simple et de sévère dans cette petite chambre catholique lui était étranger, mais le réconfortait. Le Christ, long, raide, rustique, avait été sculpté par un paysan de la Forêt Noire. Pour la première fois il le vit comme un être humain, c'était un homme, suspendu dans un martyre effroyable. Il le fixait, de tout près, comme s'il ne l'avait encore jamais vu.
            Dans sa chair à lui, il sentait toujours la brûlure, l'élancement continu de sa honte. Il ne pouvait plus se ressaisir. Un gouffre s'était creusé dans son âme. Il était atteint au plus profond de lui par l'humiliation. La honte, le sentiment du danger écrasaient son cerveau, comme un poids indicible. Il ôta ses bottes machinalement, sa ceinture, sa tunique, les posa sur le dossier d'une chaise, et tomba pesamment dans une sorte de sommeil hypnotique.
            Peu après, Émilie revint. Elle le regarda : il était profondément endormi, si immobile, si terriblement calme, qu'elle eut peur. Sa chemise était déboutonnée sur la gorge, elle vit sa chair très blanche, belle et lisse. Il dormait sans un mouvement. Ses jambes, allongées dans le pantalon bleu d'uniforme, ses pieds dans de grosses chaussettes, lui parurent étranges, sur son lit à elle. Elle partit.



                                                                    3


            Elle se sentait mal à l'aise, profondément troublée. Personne, encore, ne l'avait touchée, elle aimait son intégrité. Un instinct farouche la faisait se dérober à un contact.
            C'était une enfant trouvée, probablement d'une famille de bohémiens, élevée dans un orphelinat catholique. Elle était très religieuse, mais d'une manière un peu païenne et instinctive, était très attachée à la baronne qu'elle servait depuis sept années, depuis qu'elle avait quatorze ans.
*******     Elle ne fraternisait avec personne en-dehors d'Ida Hesse, la gouvernante. Ida était une fille de bonne humeur, coquette, adroite, pas très franche, fille d'un médecin de campagne sans fortune. S'étant peu à peu liée avec Émilie, une alliance plutôt qu'une amitié, elle ne tenait pas compte d'une distinction sociale entre elles. Elles travaillaient ensemble chantaient les mêmes chansons, se promenaient et allaient ensemble chez Franz Brand, le fiancé d'Ida. Tous trois causaient et riaient, ou écoutaient Franz jouer du violon. Il était garde forestier.
            Dans cette amitié n'entrait aucune intimité. Émilie, d'une race primitive, défiante, était d'une réserve innée. Ida la considérait un peu comme un contrepoids à sa propre exubérance. La vive et remuante fille, toujours occupée à quelque flirt, essayait d'intéresser aux hommes la nature passionnée d'Emilie. Mais la fille brune, primitive et excessivement sensible, était une vierge forte. Son sang bouillonnait quand, sur son passage, les soldats faisaient ce long bruit suçotant de baisers. Elle les haïssait presque pour leurs avances méprisables. D'ailleurs, elle était bien protégée par la baronne.
            Son mépris des hommes en général était incroyable. Mais elle aimait la baronne, elle respectait le baron, et elle était à son affaire lorsqu'elle s'occupait de leur service. Sa nature était satisfaite par l'obéissance à des maîtres véritables. Pour elle, un gentleman était d'une essence mystique, qui lui permettait de rester libre et fière à son service. Mais les simples soldats étaient des brutes, des rien-du-tout. Son voeu était de servir.
            Elle restait à l'écart de tout cela. Quand, passant devant le Reichshalle, le dimanche après-midi, elle voyait les soldats danser avec les filles du peuple, une colère froide la prenait. Elle ne les supportait pas, le ceinturon enlevé, la tunique ouverte, leurs chemises apparaissant dans le débraillé de leurs vestes flottantes, les gestes brutaux, leurs figures suantes et rougeoyantes. Ils soutenaient sous les aisselles, de leurs grosses mains, leurs grosses danseuses, les attirant sur leur poitrine. Elle détestait voir les couples cramponnés, les jambes des hommes agitées, lourdement dans la danse.
            Le soir, dans le jardin, quand elle entendait, de l'autre côté de la haie, les rires sensuels et les cris inarticulés des filles dans les bras des soldats, la colère l'emportait, et une fois, elle leur avait crié, d'une voix froide et forte :                                                                        ********
            - Qu'est-ce que vous faites là, dans la haie ?
            Elle aurait voulu les fouetter.
            Mais Bachmann n'était pas tout à fait un soldat ordinaire. Fräulein Hesse l'avait découvert et l'avait présenté à Émilie. C'était un beau garçon blond, bien planté, à la démarche inconsciemment fière. De plus, fils de riches fermiers, bien établis depuis des générations. Son père était mort, sa mère gérait leur bien en attendant sa majorité. Mais si Bachmann avait besoin de cent livres, il n'avait qu'à les lui demander. Il serait charron, associé avec un de ses frères. De plus sa famille avait la plus grosse ferme du village et la forge. Ils travaillaient parce que c'était la seule forme d'existence qu'ils connussent. Mais s'ils avaient voulu, ils auraient pu vivre indépendants sur leurs revenus.
            A sa façon, il était un gentleman, par le raffinement de la sensibilité, quoique d'une intelligence peu cultivée. Il savait se montrer généreux, d'une délicatesse innée. Émilie hésitait en face de lui. Il devint cependant son fiancé, et elle le désira. Mais elle était vierge et timide, et avait soif d'obéissance, parce qu'elle était primitive, et pour elle les conceptions des civilisés étaient lettre morte.



                                                                   4


            A six heures les soldats vinrent au château. Personne n'avait vu Bachmann ? Fräulein Hesse, ravie de jouer un rôle, répondit :
            - Non, je ne l'ai pas vu depuis dimanche, et vous Émilie ?
            - Non, je ne l'ai pas vu, dit Émilie avec un embarras pris pour de la timidité.
            Ida Hesse, très excitée, posait des questions, jouait la comédie.
            - Comment ! il n'a pas tué le sergent Huber ? cria-t-elle navrée.
            - Non, il est tombé dans l'eau, mais il est gravement blessé, le pied écrasé sur la margelle. Il est à l'hôpital. C'est un mauvais cas pour Bachmann.
*9            Émilie, complice et prisonnière, restait pensive. Elle n'était plus libre, elle n'était plus un rouage dans ce système bien réglé qu'elle ne cherchait pas à comprendre et qui lui était sacré. Elle était arrachée d'elle-même : Bachmann était dans sa chambre, elle n'était plus la servante fidèle, dans l'obéissance et la paix. Cela lui semblait intolérable. Toute la soirée elle sentit le poids de ce fardeau, ne respirait plus. Il fallut donner le dîner des enfants et les coucher. Le baron et la baronne sortaient ce soir-là; elle dut s'en occuper. Le domestique rentra souper après les avoir conduits en voiture. Et tout le temps elle avait cette sensation insupportable d'être sortie du rang, chargée d'une responsabilité bouleversante. La direction de son existence devait venir de ses supérieurs, elle n'aurait pas osé bouger sans cela. Mais, maintenant, c'était fini, il fallait agir seule, sans secours, sans sécurité. Pis que cela, cet homme, son amoureux, Bachmann, qu'était-il ? qu'était-il donc ? Pour elle, lui seul parmi tous les hommes était détenteur de l'inconnu qui la terrifiait, mais qu'elle pressentait au-delà de son existence actuelle. Il lui plaisait comme un fiancé un peu distant, mais pas ainsi, disposant d'elle, l'arrachant à son univers.
            Après le départ du baron et de la baronne, et quand le jeune domestique fut sorti, elle monta voir Bachmann. Il s'était réveillé. Elle le trouva assis, morne. Il entendait les voix de ses camarades, dehors, qui chantaient les refrains sentimentaux du crépuscule, accompagnés par la basse bourdonnante de l'accordéon.
                Wenn ich zu mei... nem Kinde geh'...
                In seinem Au... g die Mutter seh'...
            Pour lui tout cela était fini. Dans la chanson des soldats, seul l'appel sentimental du jeune désir insatisfait pénétrait son sang et l'aiguillonnait subtilement. La tête baissée, il s'était un peu relevé sur le lit, et écoutait, concentré, perdu dans un autre monde.
            Sur le point d'entrer dans cette chambre où l'homme se tenait seul dans son attente intense, un frisson la traversa, elle crut défaillir de terreur, et une grande flamme monta devant elle et l'aveugla. Il était assis en manches de chemise, sur le bord du lit. Il leva la tête à son entrée, et elle se détourna. C'était intolérable. Elle s'approcha cependant de lui.
             - Voulez-vous manger quelque chose ? dit-elle.                        
             - Oui, répondit-il, et la voyant en face de lui dans la lumière du
crépuscule, il n'entendait plus que son coeur battant à grands coups sourds, il ne voyait que son tablier, juste au niveau de ses yeux.
             Elle demeurait silencieuse, sans se rapprocher de lui, comme si elle devait rester là pour toujours. Il souffrait.
            Comme envoûtée, elle attendait, forme immobile, indistincte. Lui restait prostré au bord du lit. Le charme de l'homme l'absorbait, la dominait. Elle se rapprocha peu à peu, lentement, comme inconsciente. Son coeur à lui battit plus vite. Il se redressa.                                                                                         *10
            Comme elle arrivait tout près de lui, presque insensiblement; il leva les bras et lui entoura la taille, l'attirant de toutes ses forces désirantes. Il enfouit sa tête dans son tablier, dans la terrible douceur de son ventre. Et il ne fut plus qu'une flamme passionnée. Il avait tout oublié : le sergent, la honte tout avait disparu, emporté par une furieuse vague de désir.
            Sans défense, ses mains tremblantes se jetèrent en avant et se refermèrent sur la tête du garçon, la pressant plus fort sur son sein, toute frémissante. Les bras se resserrèrent sur elle, les mains empoignèrent ses reins, brûlantes sur sa beauté. C'était une agonie de joie, et elle perdit connaissance.
            Quand elle le retrouva, elle reposait dans la paix de la satisfaction.
            C'était ce qu'elle ne se serait jamais figuré. Elle ne se doutait pas qu'une chose semblable pût être. Elle était forte d'une éternelle gratitude, et il était là, près d'elle. Instinctivement, soumise, reconnaissante, ses bras resserrèrent leur étreinte autour de lui qui la tenait étroitement embrassée. Lui se sentait revivre, comblé.
Cette petite caresse complice qu'elle lui avait donnée dans sa joie animait en lui une fierté indomptable. Ils s'aimaient tous les deux, plus rien d'autre ne comptait. Elle l'aimait, il l'avait prise, elle s'était donnée. Tout était bien. Il était à elle et à eux deux il n'était plus qu'un.
           Épanouis, une lumière sur leurs visages et dans leurs coeurs, ils se relevèrent, humbles, mais transfigurés de joie.
           - Je vais vous chercher quelque chose à manger, dit-elle, et elle le quitta dans le contentement et la sécurité de servir, pensant lui offrir ainsi un nouvel hommage.
            Il resta assis au bord du lit, libéré, délivré, dans un tranquille émerveillement.



                                                                5


            Elle revint bientôt avec un plateau de victuailles, suivie de Fräulein Hesse. Les deux femmes le regardaient manger, admiraient son allure fine, sa blondeur, son aisance. Émilie se sentait comblée, enrichie. Qu'était cette pauvre Ida à côté d'elle ?
            - Et qu'allez-vous faire ? demanda Fräulein Hesse jalouse.
            - Je vais m'en aller, dit-il.
*11         Mais ces mots ne signifiaient rien pour lui. Cela n'avait plus d'importance. Il ressentait profondément le bonheur et la liberté.
            - Mais il vous faut une bicyclette, dit Fräulein Hesse.
            - Oui, dit-il.
            Émilie se taisait, à l'écart, pourtant avec lui, unie à lui dans la passion. Elle écoutait de loin cette histoire de bicyclette et de fuite.
            Ils discutèrent plusieurs plans, mais deux d'entre eux n'avaient qu'un désir, que Bachmann restât près d'Emilie. Fräulein n'était plus qu'une étrangère entre eux.
            Ils convinrent cependant que le fiancé d'Ida laisserait sa bicyclette à la maison forestière où il était souvent de garde. Bachmann la prendrait là, la nuit et filerait en France. Leurs coeurs battaient lourdement dans l'attente, mis enfin en face de la situation. Leur imagination peu à peu échauffée.
            Alors Bachmann partirait pour l'Amérique et Émilie le rejoindrait. C'était un beau pays. Ils faisaient des projets pour plus tard.
            Émilie et Ida devaient aller trouver Franz Brand. Elles s'éloignèrent après un léger adieu. Bachmann demeura seul dans l'obscurité, tout à coup traversée du son du bugle qui sonnait le couvre-feu. Il se souvint alors de la carte pour sa mère. Il courut après Émilie, la rejoignit dans le couloir, la lui remit. Il était insouciant, victorieux, elle rayonnante et confiante. Il retourna à sa cachette.
            Il s'assit alors sur le lit et pensa. Il repassa dans son esprit les événements de la journée, se rappela son angoisse, son appréhension, parce qu'il savait qu'il ne pourrait escalader la muraille sans défaillir. Un flot de honte l'envahit à nouveau. Mais il se dit : " Qu'est-ce que ça fait ? Je n'y peux rien, voilà tout. Si je regarde d'une certaine hauteur la tête me tourne, et je n'y peux rien. " Le souvenir revint et une bouffée de honte, comme du feu. Mais il la laissa passer. Il fallait l'accepter, l'admettre, le souffrir. " Je ne suis pourtant pas un poltron, continua-t-il. Je n'ai pas peur du danger. Si je suis fait ainsi, si le vide me donne le vertige et me fait lâcher mon urine. " Se formuler cette vérité lui était une souffrance. " Il faut que je m'y résigne, voilà tout. Ce n'est pas ma faute. " Il pensa à Émilie et fut réconforté. " Je suis comme je suis, et ça suffit ".
            Ayant reconnu sa faiblesse, il resta pensif, attendant le retour d'Emilie pour lui en parler. A la fin, elle revint et lui dit que Franz ne pouvait prêter sa bicyclette cette nuit, elle était en réparation. Bachmann devait rester un jour de plus. Tous deux étaient heureux. Émilie, honteuse devant Ida agitée et fébrile, revint trouver le jeune homme, toute raidie, bouleversée par la situation. Mais il la prit entre ses mains, la dévêtit et posséda dans une folie son corps vierge et sans défense qui souffrait si courageusement, et prenait si profondément sa joie. Les yeux humides de pudeur et de souffrance, elle le serrait plus fort et plus près, jusqu'à leur double victoire, jusqu'au contentement profond d'eux-mêmes. Et ils dormirent côte à côte, lui calme et comblé au milieu de son repos, elle tout contre lui, dans son immuable vérité.



                                                                  6

Résultat de recherche d'images pour "tableaux couples amour"            Au matin, réveillés par les bugles du camp ils se levèrent et    *12 regardèrent par la fenêtre. Elle aimait ce corps blond et fier, et qui savait commander. Et il aimait ce corps moelleux et éternel. Ils regardaient la pâle brume estivale qui s'exhalait en volutes de la verdure et des champs mûrs. La ville était invisible, le rayonnement du matin d'été arrêtait leurs regards. Leurs corps se reposaient ensemble, l'esprit calme. Mais le son du bugle les inquiétait.un peu. Émilie ramenée à sa situation de la veille, devait reconnaître cet univers hiérarchisé, où elle ne désirait pas comprendre, mais servir. Cela passa vite, elle possédait tout.
            Elle descendit à son travail étrangement changée. Elle habitait un monde nouveau, bien à elle, qu'elle n'aurait jamais imaginé et qui, sûrement, était la Terre Promise. Là elle existait, allait et venait, accomplissait ses tâches journalières qui s'y englobaient. Elle était incroyablement heureuse et absorbée. Son travail ne la faisait pas sortir de sa joie. Elle accomplissait sa besogne sans s'en apercevoir. Cela s'épanchait délicieusement, comme un rayon de soleil, cette activité qui venait d'elle et qui accomplissait ses tâches.
            Bachmann était resté à penser, intensément. Il fallait tout combiner d'avance. Il faudrait écrire à sa mère qui lui enverrait de l'argent à Paris. Car il irait à Paris et de là, sans tarder, en Amérique. C'est cela qu'il fallait faire. Tout devait être soigneusement préparé. Le plus dangereux était le passage en France. Il frissonna en y songeant. Il lui faudrait trouver aujourd'hui un indicateur des trains pour Paris. Il faudrait y penser. Activer toutes ses facultés lui donnait un plaisir exquis. C'était une vraie aventure.
            Encore un jour et il serait libre. Quel besoin déchirant il avait d'une liberté absolue, totale ! Il avait triomphé vis-à-vis de lui-même, en lui et en Émilie, il avait effacé la marque de sa honte, il était enfin lui-même. Et maintenant il désirait comme un fou la liberté. Une maison, son travail, et la liberté d'exister, de vivre avec elle, c'était son voeu unique. Il y pensait dans une sorte d'extase durant ces secondes terriblement intenses.
            Tout à coup, il entendit des voix, et le piétinement de plusieurs hommes. Son coeur fit un bond, puis s'arrêta. Il était pris. Il l'avait toujours su. Son corps et son esprit se remplirent d'un grand silence, un silence mortel, un arrêt de la vie et de la conscience. Il demeura inerte, complètement anéanti, dans l'affreuse attente.
            Émilie, dans la cuisine, était occupée à préparer le déjeuner des enfants, quand elle entendit le bruit des pas et la voix du baron.Celui-ci arrivait du jardin, vêtu d'un vieux costume de toile verte. C'était un homme de taille moyenne, d'allure vive, aux extrémités fines, doué d'un charme particulier. Il avait été blessé à la main droite pendant la guerre franco-allemande, et à ce moment, comme toujours quand il était ému, il agitait cette main le long de son corps, comme s'il en souffrait. Il échangeait des phrases rapides avec un jeune sous-lieutenant tout raide. Sur le pas de la porte deux soldats attendaient, gauches, pareils à de jeunes ours.
*13         Émilie arrachée, hors d'elle-même, se figea, pâle et droite, prête à défaillir.
            - Eh bien, si vous le croyez nous allons voir, disait le baron d'une voix brève, coléreuse.
            - Émilie, reprit-il en se tournant vers elle, avez-vous mis à la poste une carte pour la mère de ce Bachmann, hier soir ?
            Émilie, toujours droite, ne répondit rien
            - Oui ou non ? dit le baron sèchement.
            - Oui monsieur le baron, répondit Émilie d'un ton neutre.
            La main blessée du baron s'agita nerveusement. Le lieutenant se raidit encore un peu plus : il avait raison.
            - Est-ce que vous connaissez ce garçon , demanda le baron, la fixant de ses yeux brillants d'un gris doré.
            La jeune fille lui rendit tranquillement son regard. Sans un mot, mais son âme était nue devant lui. Deux secondes il la regarda en silence. Puis, honteux, furieux, il lui tourna le dos.
            - Montez ! dit-il au jeune officier d'un ton de commandement.
            Le lieutenant donna des ordres, d'une voix basse et froide, aux deux soldats. Ensemble ils traversèrent le hall. Émilie restait sans mouvement, toute sa vie suspendue.
            Le baron les mena d'un pas rapide en haut de l'escalier, puis le long du couloir. Il ouvrit brusquement la porte de la chambre d'Emilie et vit Bachmann qui attendait debout, en manches de chemise, à côté du lit, face à la porte, parfaitement calme. Ses yeux croisèrent le regard flamboyant du baron. Celui-ci secoua sa main blessée, puis reprit son sang-froid. Il regarda le soldat en plein visage, fermement. Il vit dans ses yeux la même âme nue, sans défense, comme si son regard avait réellement percé l'enveloppe de chair. Et cette âme était d'autant plus désespérée qu'elle était plus singulièrement dépouillée.
            - Ah ! s'exclama-t-il avec impatience, se tournant vers le lieutenant.
            Celui-ci apparut dans l'encadrement de la porte. Il parcourut des yeux, rapidement, le garçon déchaussé. Il le reconnaissait comme sa chose. Il lui donna l'ordre bref de s'habiller.
            Bachmann prit ses vêtements. Toujours ce grand silence en lui. Il était dans un univers abstrait, figé.. Il se rendait à peine compte que les deux messieurs et les deux soldats l'observaient.Ils ne pouvaient le voir.
            Il fut bientôt prêt. Il attendit les ordres. Mais c'était l'écorce de lui-même qui agissait. Il baignait dans un infini silence, dans un vide qui avait quelque chose d'éternel. Il demeurait fidèle à lui-même.
            Le lieutenant donna l'ordre de se mettre en route. La petite troupe descendit l'escalier à pas feutrés, traversé le vestibule et se trouva dans la cuisine. Émilie était là, le visage levé, immobile, le regard inexpressif. Bachmann ne la regarda pas. Ils n'avaient pas besoin de cela pour se reconnaître. En file la troupe passa dans la cour.
            Le baron resta à la porte, suivant des yeux les quatre silhouettes en uniforme qui traversaient l'ombre tachetée des tilleuls. Bachmann marchait comme un automate. Il semblait ailleurs. Le lieutenant trottait, long, efflanqué. Les deux soldats avançaient lourdement à côté. Ils s'éloignèrent dans le soleil matinal, devinrent tout petits en approchant des baraquements.
            Le baron se retourna vers la cuisine. Émilie coupait du pain.
            - Alors il a passé la nuit ici ? dit-il.
            La jeune fille fixa sur lui des prunelles sans regard. Le baron n'y vit qu'elle toute seule, la sombre âme nue de son corps au milieu de ces yeux aveugles.
            - Qu'alliez-vous faire ? demanda-t-il.
            - Il voulait partir pour l'Amérique, répondit-elle d'un ton uni.
            - Peuh ! Vous auriez dû le renvoyer immédiatement au camp, dit le baron.
            Émilie écoutait avec révérence, mais cela ne l'atteignait pas.
            - Maintenant il est fichu, dit le baron.
            Mais il ne put supporter ces yeux transparents, à peine plus désespérés depuis ces paroles.
            - Il s'est conduit comme un imbécile, répéta-t-il, et il partit brusquement, réfléchissant à ce qu'il allait pouvoir faire.




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