lundi 26 septembre 2016

Ozu Marc Pautrel ( roman France )


amazon.fr

                                                          Ozu

            Lorsque Yasujirô Ozu naît le 12 décembre 1903 il n'imagine pas qu'un jour il sera reçu par l'empereur lui-même, au Palais d'été, à Tokyo, recevoir " Le Prix de l'Académie des Arts du Japon " pour l'ensemble de son oeuvre décerné le 23 mai 1959, et qu"il mourra en 1963 le 12 décembre. Sa mère est morte à 89 ans, elle vivait dans la petite maison qu'il a fait construire au bord d'une falaise friable, et souhaitait que son fils abandonne ce métier de cinéaste qui l'oblige à penser trop pour écrire les scenari avec son ami Noda, Ecrire et boire. Buveur invétéré il ne cessera qu'en de courtes périodes, de se munir de ses munitions, flacons de saké, whisky. Il aime infiniment Tokyo, la montagne aussi, qu'il parcourt. Le livre Ozu est un merveilleux hommage au Pays du Soleil levant, à Tokyo et à ses jardins cachés, aux rues, aux trains. Et dans un style infiniment simple nous entrons dans la pensée d'Ozu, le réalisateur qui posait ses caméras à hauteur d'homme, 80 cm, lui-même est très grand, aime rire, boire et manger, mais " ...... pourquoi les acteurs sourient toujours même lorsqu'ils traversent un drame, pourquoi les personnes sont filmées de si bas....... pourquoi jamais aucun mouvement, ni travelling....... les décors sont remplis de rectangles....... la géométrie commande le monde....... ajoutant mystérieusement, le plus grand carré n'a pas d'angle...... " Et gourmand de vie il essaie aussi d'être présent lorsque fleurissent les cerisiers. Il oblige ses acteurs à de multiples répétitions. Au contraire de certains de ses confrères, Kurozawa et d'autres, il filme le quotidien, pas de grandes fresques historiques. Mais comme eux Mizoguchi, Imamura, honorés par les palmes académiques, il meurt pensant qu'il sera éternel. Un merveilleux livre si on aime le cinéma d'Ozu. De plus l'auteur semble avoir trempé son stylo dans une encre venue du Pays du matin calme. Mais en fait il s'est basé sur les carnets du cinéaste, ce qui donne cet aspect de vérité. Le roman est court de même les chapitres.

            

jeudi 22 septembre 2016

Mariachi Plaza Michael Connelly ( roman EtatsUnis )


amazon.fr

                                              Mariachi Plaza

            C'est avec une nouvelle recrue que l'inspecteur Harry Bosch assiste à l'autopsie du mariachi Merced. Atteint d'une balle crue perdue alors que parmi d'autres il joue sur la Mariachi Plaza, à Los Angelès, attendant que lui et son groupe soient choisis pour jouer dans une soirée leur musique mexicaine si particulière. Le musicien vivra dix ans avec cette balle coincée dans la colonne vertébrale. La balle difficilement récupérée, analysée, il n'est plus possible d'affirmer que le mariachi est mort d'une septicémie. Accompagné de Lucia Sotto, sa nouvelle coéquipière, l'inspecteur à un an de la retraite, sera l'enquêteur pugnace, il s'occupe d'ailleurs des "cold cases ". Au cours de l'enquête, Bosh surprend Sotto alors que cette dernière, obligée par ailleurs de se rendre chez la psychologue attachée à la police, pour avoir tué deux fois lors de deux précédentes affaires, consulte et copie d'anciens dossiers concernant une affaire non conclue depuis vingt ans. La jeune femme se montre une collaboratrice aussi acharnée à découvrir les mobiles. Apparaissent un magna du béton trompé par un mariachi, un maire soutenu puis abandonné par le fortuné Broussard, des gangs latinos qui se font la guerre, un homme d'extrême droite devenu paranoïaque, une fausse innocente devenue nonne. La double enquête est conduite avec beaucoup de savoir-faire par le vieil inspecteur à qui la moindre erreur risque de l'obliger à quitter le métier avant l'heure, ce qui éviterait à l'administration le paiement à taux plein d'une rente confortable au futur retraité. Le lecteur est happé, rompt à regrets le fil de sa lecture. Très descriptif dans les déplacements des personnages, on peut les suivre parallèlement sur Google maps Michael Connolly ancien journaliste connait bien les administrations, bien entouré il a écrit un très bon policier. Enfin un collaborateur aussi présent qu'efficace  le smartphone, et évidemment la tablette.









mercredi 21 septembre 2016

L'homme à la lèvre tordue 2 fin Arthur Conan Doyle ( Nouvelle Grande Bretagne )

Afficher l'image d'origine
dreamstime.com
     
                                                          L'homme à la lèvre tordue

                                                                                                suite......  un nouvel indice.....

            ...... Et ce fut le cas, bien qu'on ne trouvât guère dans la boue de la rive ce qu'on avait craint de trouver. C'était le manteau de Neville St Clair, et non Neville St Clair, qui gisait découvert par la marée descendante. Et que pensez-vous qu'ils ont trouvé dans ses poches ?
            - Je ne peux l'imaginer.
            - Non, je ne crois pas que vous devinerez. Chaque poche était bourrée de pennies et de demi-pennies - quatre cent vingt et un pennies et deux cent dix-sept demi-pennies. Ce n'est pas étonnant qu'il n'ait pas été emporté par la marée. Mais un corps humain, c'est une autre affaire. Il y a un violent tourbillon entre l'appontement et la maison. Il semble assez évident que le manteau lesté quand le corps déshabillé a été aspiré dans la rivière.
            - Mais j'ai cru comprendre que tous les autres vêtements avaient été trouvés dans la pièce. Le corps n'était donc couvert que d'un manteau ?
            - Non monsieur, mais les faits peuvent être assemblés de façon assez spécieuse. Supposez que l'homme Boone ait jeté par la fenêtre Neville St Clair, aucun oeil humain n'aurait pu voir son geste. Que fait-il alors ? Cela le frappera aussitôt qu'il doit se débarrasser des vêtements révélateurs. Il saisit alors le manteau et est sur le point de le jeter par la fenêtre quand il réalise qu'il flottera et ne coulera pas. Il a peu de temps, car il a entendu la bagarre en bas des escaliers quand la femme a essayé de se forcer un chemin, et peut-être sait-il déjà par son complice le Lascar, que les policiers se hâtent dans la rue. Il n'y a pas un instant à perdre. Il se précipite vers un magot secret où il accumule les fruits de sa mendicité et bourre les poches pour être sûr que le manteau coule. Il le jette dehors et aurait fait la même chose avec les autres vêtements s'il n'avait pas entendu le bruit des pas en-dessous et avait eu seulement le temps de fermer la fenêtre quand la police est apparue.
            - C'est certainement plausible.
            - Bien, nous prendrons cela comme hypothèse de travail en attendant d'en avoir une meilleure. Boone, comme je vous l'ai dit, a été arrêté et emmené au poste mais il n'a pu être prouvé qu'on avait quelque chose contre lui. Depuis des années il est connu comme mendiant professionnel, mais sa vie semble avoir été très calme et innocente. Voici l'état de l'affaire et les questions qu'il faut résoudre : que faisait Neville St Clair dans une fumerie d'opium, que lui est-il arrivé là, où est-il maintenant et qu'a à avoir Hugh Boone avec sa disparition. La solution est plus éloignée que jamais. J'avoue que je ne peux me rappeler aucun problème dans mon expérience qui semblait aussi simple au premier regard et qui, pourtant, présentait de telles difficultés.
            Pendant que Sherlock Holmes détaillait cette singulière série d'événements, nous avons filé rapidement au milieu des faubourgs de la grande ville jusqu'aux dernières maisons et nous roulions avec une campagne de chaque côté. Juste comme il achevait nous traversâmes deux villages isolés où quelques lumières brillaient encore.
            - Nous sommes dans les faubourgs de Lee, dit mon compagnon. Nous avons effleuré trois comtés anglais dans notre courte course, partant du Middlesex, traversant un coin du Surrey et finissant dans le Kent. Vous voyez cette lumière au milieu des arbres ? Voici les Cèdres et, à côté de la lampe est assise une femme qui, tendant une oreille anxieuse, a déjà perçu, je n'en doute pas, le claquement des sabots du cheval.                                                               francesoir.fr
Afficher l'image d'origine            - Mais pourquoi ne menez-vous pas cette affaire depuis Baker Street ? demandai-je.
            - Parce que de nombreuses recherches doivent être menées ici. Mrs St Clair a très gentiment mis deux pièces à ma disposition, et vous pouvez être certain qu'elle ne dira rien, si ce n'est bienvenu, à mon ami et collègue. Je déteste devoir la rencontrer, Watson, quand je n'ai aucune nouvelle de son mari. Nous y voilà. Ho, là, ho !
            Nous nous étions arrêtées devant une grande villa dressée au milieu de ses terres. Un garçon d'écurie courut à la tête du cheval et, descendant, je suivis Holmes le long d'un petit sentier sinueux de gravier qui menait à la maison. Tandis que nous approchions la porte s'ouvrit brusquement et une petite femme blonde se tint dans l'ouverture, vêtue d'une espèce de mousseline de soie, avec une touche de soie rose vaporeuse au cou et aux poignets. Elle était debout, la silhouette soulignée par le flot de lumière, une main sur la porte, l'autre à moitié levée dans l'impatience, le corps légèrement incliné, la tête et le visage en avant, les yeux avides et les lèvres entrouvertes : une position d'interrogation.
            - Alors, cria-t-elle alors ?
            Puis, voyant que nous étions deux, elle eut un cri d'espoir qui retomba en un gémissement voyant que mon compagnon secouait la tête et haussait les épaules.
            - Pas de bonne nouvelle ?
            - Aucune.
            - Pas de mauvaise ?
            - Non.
            - Merci mon Dieu pour ça. Mais entrez. Vous devez être épuisés après cette longue journée.
            - Voici mon ami le docteur Watson. Il m'a été d'une utilité vitale dans plusieurs de mes affaires et un coup de chance a fait qu'il a été possible de l'amener avec moi et de l'associer à cette investigation.
            - Je suis ravie de vous voir, dit-elle en me serrant chaleureusement la main. Vous excuserez, j'en suis sûre, tout ce qui peut laisser à désirer dans nos arrangements quand vous considérerez le coup qui est tombé si brutalement sur nous.
            - Ma chère madame, dis-je, je suis un vieux soldat, et même si je ne l'étais pas, je vois bien qu'il n'est besoin d'aucune excuse. Si je puis être d'une aide quelconque, à vous ou à mon ami, je serais vraiment ravi.
            - Maintenant, Mr Sherlock Holmes, dit la dame alors que nous entrions dans une salle à manger bien éclairée où un souper froid attendait, j'aimerais beaucoup vous poser une ou deux questions sans détour auxquelles, j'espère, vous donnerez une réponse sans détour.
            - Certainement madame.
            - Ne vous occupez pas de mes sentiments. Je ne suis pas hystérique, ni sujette aux évanouissements. Je souhaite simplement entendre votre véritable, véritable opinion.
            - Sur quel point ?
            - Dans le coeur de votre coeur, pensez-vous que Neville est en vie ?
            Sherlock Holmes parut embarrassé par la question
            - Franchement, maintenant, répéta-t-elle debout sur le tapis et le regardant avec insistance alors qu'il était renversé sur une chaise en osier.
            - Franchement alors, madame, je ne le pense pas.
            - Vous pensez qu'il est mort ?
            - Je le pense.
            - Assassiné ?
            - Je ne dis pas ça. Peut-être.
            - Et quel jour a-t-il trouvé la mort ?
            - Lundi.
            - Alors, peut-être, Mr Holmes, serez-vous assez bon pour m'expliquer comment il se fait que j'aie reçu cette lettre de lui aujourd'hui ?
            Sherlock Holmes bondit de sa chaise comme galvanisé.
            - Quoi ? rugit-il.
            - Oui, aujourd'hui.
            Elle se dressait en souriant et agitait en l'air un petit morceau de papier.
            - Puis-je la voir ?
            - Certainement.
            Il le lui arracha avec force et, l'aplanissant sur la table, tira la lampe au-dessus et l'examina intensément. J'avais quitté ma chaise et je regardais par-dessus son épaule. L'enveloppe était très ordinaire et tamponnée du cachet de la poste de Gravensend, avec la date du jour même, ou plutôt du jour précédent car minuit était bien dépassé.
            - Ecriture grossière ! murmura Holmes. Ce n'est sûrement pas l'écriture de votre mari, madame.
            - Non, mais le contenu l'est.
            - Je remarque aussi que celui qui a adressé l'enveloppe a dû se renseigner sur l'adresse.
            - Comment pouvez-vous dire cela ?
            - Le nom, voyez-vous, est d'une encre tout à fait noire, qui a séché toute seule. Le reste est de couleur plus grise, ce qui montre qu'on a utilisé un papier buvard. Si cela avait été écrit d'une seule traite puis séché rien ne serait d'une nuance de noir profond. Cet homme a écrit le nom et il y a eu une pause avant qu'il écrive l'adresse, ce qui peut seulement signifier qu'elle ne lui était pas familière. C'est, bien sûr, une vétille, mais il n'y a rien d'aussi important que les vétilles. Voyons maintenant la lettre. Ha ! il y a eu quelque chose dedans.
            - Oui, c'était une bague. Sa chevalière.
            - Et vous êtes sûre que c'est de la main de votre mari ?
            - D'une de ses mains.
            - D'une ?
            - La main qui écrit très vite. Ce n'est pas comme son écriture habituelle et pourtant je la connais bien.
            - " Chérie, ne sois pas effrayée. Tout va bien. Il y a une énorme erreur qu'il faudra un peu de temps pour rectifier. Attends patiemment, Neville. " Ecrit au crayon sur la page de garde d'un livre, format in-octavo, pas de filigrane. Postée aujourd'hui à Gravensend par un homme avec un pouce sale
Ha ! le rabat a été collé à la gomme, si je ne fais pas d'erreur, par une personne qui a chiqué du tabac. Et vous n'avez aucun doute ? C'est de la main de votre mari, madame ?  francesoir.fr 
            - Aucun. Neville a écrit ces mots.
            - Et ils furent postés aujourd'hui à Gravensend. Eh bien, Mrs St Clair, les nuages se dissipent, même si je ne me hasarderai pas à dire que le danger est passé.
            - Mais il doit être en vie, Mr Holmes.
            - A moins que ce ne soit une habile imitation pour nous mettre sur la mauvaise piste. La bague, après tout, ne prouve rien. On peut la lui avoir prise.
            - Non, non... c'est... c'est... C'est vraiment son écriture !
            - Très bien. Cela peut, cependant, avoir été écrit lundi et posté seulement aujourd'hui.
            - C'est possible.
            - Si c'est le cas, beaucoup de choses peuvent être arrivées depuis.
            - Oh, vous ne devez pas me décourager, Mr Holmes. Je sais qu'il va bien. Il y a entre nous une entente si forte que je saurais si le malheur s'était abattu sur lui. Le jour même où je l'ai vu pour la dernière fois, il s'est coupé dans la chambre et pourtant, moi qui étais dans la salle à manger, je me suis aussitôt précipitée en haut, avec l'extrême certitude que quelque chose était arrivé. Pensez-vous que je serais sensible à une telle bêtise et pourtant ignorante de sa mort ?
            - J'en ai trop vu pour ne pas savoir que l'impression d'une femme peut avoir plus de valeur que la conclusion d'un raisonneur analytique. Et dans cette lettre vous avez certainement une preuve très forte pour corroborer vos vues. Mais si votre mari est vivant et capable d'écrire des lettres, pourquoi reste-t-il loin de vous ?
            - Je ne peux pas l'imaginer. C'est impensable.
            - Et lundi, n'a-t-il fait aucune remarque avant de vous quitter ?
            - Non.
           - Et vous étiez très surprise de le voir dans Swandam Lane ?
           - Très.
           - La fenêtre était-elle ouverte ?
           - Oui.
           - Alors, il aurait pu vous appeler.
           - Il aurait pu.
           - Il a seulement, si j'ai bien compris, poussé un cri inarticulé ?
           - Oui.
           - Un appel au secours, avez-vous pensé ?
           - Oui. Il agitait les mains.
           - Mais ça aurait pu être un cri de surprise. Etonné en vous voyant, il a pu lever les mains.
           - C'est possible.
           - Et vous pensez qu'il était tiré en arrière ?
           - Il a disparu si soudainement !
           - Il pourrait avoir sauté en arrière. Vous n'avez vu personne d'autre dans la pièce ?
           - Non. Mais cet horrible a avoué avoir été là et le Lascar était au pied de l'escalier.
           - Tout à fait. Votre mari, pour autant que vous pouviez le voir, portait-il ses vêtements habituels ?
            - Mais sans col ni sa cravate. J'ai vu distinctement sa gorge découverte.
            - A-t-il jamais parlé de Swandam Lane ?
            - Jamais.
            - A-t-il jamais montré des signes qu'il prenait de l'opium ?        francoisquinca.skynetblogs.be
Afficher l'image d'origine            - Jamais.
            - Merci Mrs St Clair. Ce sont les principaux points que je voulais absolument éclaircir. Nous devrions maintenant prendre un petit souper et ensuite nous retirer, car nous aurons sans doute une journée très active demain.
            Une grande chambre confortable avec deux lits avait été mise à notre disposition et je fus vite entre les draps car j'étais épuisé après ma nuit d'aventure. Toutefois Sherlock Holmes était un homme qui, quand il avait un problème irrésolu à l'esprit pouvait continuer durant des jours, pendant une semaine même, sans se reposer, à le tourner, à réorganiser les faits, à l'observer de divers points de vue, jusqu'à ce qu'il l'ait embrassé ou qu'il soit convaincu que ses données étaient insuffisantes. Il me fut bientôt évident qu'il se préparait à rester assis toute la nuit. Il ôta son manteau et son gilet, passa un grand peignoir bleu, puis tourna dans la pièce ramassant les oreillers sur son lit et les coussins sur le canapé et les fauteuils. Avec cela il construisit une sorte de divan oriental en haut duquel il se percha, les jambes croisées, avec une once de tabac très fort et une boîte d'allumettes posée devant lui. A la faible lueur de la lampe je le vis assis là, une vieille pipe de bruyère entre les lèvres, les yeux fixés d'un air vague sur le coin du plafond, la fumée bleue serpentant au-dessus de lui, silencieux, immobile, la lumière éclairait ses traits aquilins et marqués. Il était ainsi quand je m'endormis et quand je fus réveillé par un cri soudain. Je vis le soleil d'été briller dans l'appartement, la pipe était toujours entre ses lèvres, la fumée serpentait toujours au-dessus de lui et la chambre était pleine d'une épaisse brume de tabac, mais il ne restait rien du tas de tabac très fort de la nuit passée.
            - Réveillé, Watson, demanda-t-il ?
            - Oui.
            - Prêt pour une promenade matinale ?
            - Certainement.
            - Alors, habillez-vous. Personne ne bouge encore, mais je sais où dort le garçon d'écurie et nous devrions bientôt avoir notre carriole sortie. Il riait en lui-même tout en parlant, ses yeux étincelaient et il paraissait un autre homme, différent du sombre penseur de la nuit précédente.
            Pendant que je m'habillais je regardai ma montre. Il n'était pas étonnant que personne ne bougeât. Il était 4h25. J'avais à peine fini que Holmes vint annoncer que le garçon attelait le cheval.
            - Je veux vérifier une petite théorie, dit-il en enfilant ses bottes. Je crois Watson que vous êtes, en ce moment, en présence du plus grand imbécile en Europe. Je mérite qu'on me donne des coups de pied au derrière d'ici à Charring Cross. Mais je pense que j'ai maintenant la clef de cette affaire.
   timeout.fr                                                               - Et où est-elle ? demandai-je en souriant.
Résultat de recherche d'images pour "douanier rousseau"            - Dans la salle de bains, répondit-il. Oh oui, je ne plaisante pas, poursuivit-il devant mon regard incrédule. J'y suis simplement allé, je l'ai prise et je l'ai mise dans cette valise. Venez mon garçon, et nous verrons si elle ne rentre pas dans la serrure.
            Nous descendîmes aussi doucement que possible et sortîmes dans le clair soleil matinal. Sur la route nous retrouvâmes notre cheval et notre voiture avec le garçon d'écurie à moitié vêtu qui attendait à sa tête. Nous sautâmes tous les deux dedans et nous élançâmes sur la route de Londres. Quelques charrettes paysannes roulaient transportant des légumes vers la métropole, mais les rangées de villas de chaque côté étaient silencieuses et inanimées comme une ville dans un rêve.
            - Ca a été en bien des points une affaire singulière, dit Holmes en effleurant le cheval de sa cravache pour qu'il galope. J'avoue que j'ai été aussi aveugle qu'une taupe, mais il vaut mieux apprendre la sagesse tardivement que ne jamais l'apprendre.
            En ville, les plus matinaux commençaient juste à regarder par la fenêtre l'air endormi, tandis que nous roulions à travers les rue du Surrey. Nous descendîmes Waterloo Bridge Road, traversâmes la rivière et, nous élançant dans Wellington Street, nous tournâmes brusquement à droite et nous trouvâmes dans Bow Street. Sherlock Holmes était bien connu de la police et deux agents devant la porte le saluèrent. L'un d'eux tint la tête du cheval pendant que l'autre nous accompagnait.
            - Qui est en fonction, demanda Holmes ?
            - L'inspecteur Bradstreet, monsieur.
            - Ah, Bradstreet, comment allez-vous ? Un grand et vigoureux officier, avec un casque pointu et une veste croisée, arrivait le long du couloir dallé. J'aimerais vous dire un mot, Bradstreet.
            - Certainement, Mr Holmes. Entrez ici, dans mon bureau.
            Une petite pièce faisait office de bureau, un énorme registre posé sur la table et un téléphone accroché au mur. L'inspecteur s'assit derrière son bureau.
            - Que puis-je pour vous Mr H olmes ?
            - Je suis venu pour un mendiant, Boone. celui accusé de la disparition de Mr Neville St Clair, de Lee.
            - Oui. Il a été amené puis renvoyé pour complément d'enquête
            - C'est ce que j'ai entendu dire. L'avez-vous ici ?
            - Dans les cellules.
            - Est-il calme ?
            - Oh, il ne pose pas de problème. Mais c'est un coquin, sale !
            - Sale ?
            - Oui. Tout ce que nous pouvons faire c'est l'obliger à se laver les mains. Sa figure est noire comme celle d'un étameur. Eh bien, une fois que l'affaire aura été réglée il aura un bain réglementaire en prison. Et je pense que si vous le voyiez vous seriez d'accord avec moi.
            - J'aimerais beaucoup le voir.
            - Vous voulez ? C'est facile à faire. Venez par ici. Vous pouvez laisser votre sac.
            - Non, je crois que je vais le prendre.
            - Très bien. Venez par ici, s'il vous plaît.
            Il nous conduisit le long d'un corridor, ouvrit une porte barrée, descendit un escalier en colimaçon et nous amena dans un couloir blanchi à la chaux avec une rangée de portes de chaque côté.                                                                                                        amandahall-illustration.com 
Afficher l'image d'origine            - Il est dans la troisième sur la droite, dit l'inspecteur. Le voilà. Il tira doucement un panneau dans la partie supérieure de la porte et regarda au-travers. Il dort, dit-il. Vous pouvez très bien le voir.
             Nous mîmes tous les deux nos yeux sur le grillage. Le prisonnier était allongé, le visage tourné vers nous, plongé dans un sommeil très profond. Il respirait doucement et pesamment. C'était un homme de taille moyenne, grossièrement vêtu comme lorsqu'il était arrivé, d'une chemise colorée qui sortait d'une déchirure de son manteau en lambeaux. Il était, comme l'avait dit l'inspecteur, extrêmement sale, mais la crasse qui couvrait son visage ne pouvait pas dissimuler sa laideur repoussante. La large marque d'une vieille cicatrice le barrait de l'oeil au menton, et une contraction retroussait le bord de la lèvre supérieure, si bien que ses dents étaient exposées en un rictus perpétuel. Une tignasse de cheveux d'un rouge éclatant retombait sur ses yeux et son front.
            - C'est une beauté, n'est-ce pas, dit l'inspecteur ?
            - Il a certainement besoin de se laver, fit remarquer Holmes. J'avais dans l'idée que ce serait le cas et j'ai pris la liberté d'emporter les instruments avec moi. Il ouvrit sa serviette pendant qu'il parlait et en sortit, à ma surprise, une très grande éponge de bain.
            - Eh ! eh ! vous êtes un drôle de personnage, rit l'inspecteur.
            - Maintenant si vous avez la grande bonté d'ouvrir cette porte très doucement, nous le ferons bientôt apparaître sous un aspect plus respectable.
            - Eh bien, pourquoi pas, dit l'inspecteur. Il ne fait pas honneur aux cellules de Bow Street, n'est-ce pas ?
            Il glissa sa clef dans la serrure. Le dormeur se tourna à moitié et retomba dans un sommeil profond. Holmes se pencha vers le broc d'eau, mouilla son éponge et la passa vigoureusement sur le visage du prisonnier.                                                                                  
            - Laissez-moi vous présenter, hurla-t-il, Mr Neville St Clair, de Lee, dans le comté du Kent.
            Jamais de ma vie je n'avais vu un tel spectacle. Le visage de l'homme pela sous l'éponge comme l'écorce d'un arbre. Disparue la grossière couleur marron ! Disparue aussi l'horrible cicatrice qui le couturait et la lèvre tordue qui donnait à son visage ce rictus repoussant ! Une secousse emporta la perruque rouge et embroussaillée, et là, assis sur le lit, il y avait un homme pâle, triste, d'apparence raffinée, les cheveux noirs et la peau lisse qui se frottait les yeux et regardait autour de lui avec une confusion                    ensommeillée. Puis, réalisant soudain qu'il était démasqué, il poussa un cri et se jeta la tête dans l'oreiller.
            - Grands dieux ! cria l'inspecteur, c'est en fait l'homme disparu. Je le reconnais d'après sa photographie.
            Le prisonnier se retourna, l'air téméraire d'un homme qui n'a plus rien à perdre.
            - C'est ainsi, dit-il, Et je vous prie, de quoi suis-je accusé ?
            - D'avoir fait disparaître Mr Neville St... Oh, allons, vous ne pouvez pas être accusé de cela, à moins qu'on en fasse un cas de tentative de suicide, dit l'inspecteur avec une grimace. Eh bien, je suis dans la police depuis vingt-sept ans, mais ça, c'est vraiment le bouquet.
            - Si je suis Mr Neville St Clair, alors il est évident qu'aucun crime n'a été commis et dans ce cas je suis détenu illégalement.
            - Ce n'est pas un crime, mais c'est une très grande erreur qui a été commise, dit Holmes. Vous auriez mieux fait de faire confiance à votre femme.
            - Ce n'était pas ma femme, c'étaient les enfants, gémit le prisonnier. Dieu me vienne en aide, je ne voudrais pas qu'ils aient honte de leur père. Mon Dieu ! Quelle révélation ! Que puis-je faire ?      Sherlock Holmes s'assit près de lui sur la couchette et lui tapota gentiment l'épaule.
            - Si vous laissez une cour de justice éclaircir le problème, dit-il, vous ne pourrez bien sûr pas éviter la publicité. D'un autre côté, si vous convainquez les autorités de la police qu'il n'y a pas d'affaire contre vous, je ne pense pas qu'il y ait une raison pour que les détails apparaissent dans les journaux. L'inspecteur Bradstreet noterait, j'en suis sûr, tout ce que vous pourriez nous dire et le soumettrait aux autorités compétentes. L'affaire n'irait alors jamais en justice.
            - Dieu vous bénisse ! cria le prisonnier passionnément. J'aurais supporté la prison, toujours, même une exécution, plutôt que de laisser mon misérable secret comme une souillure familiale à mes enfants.                                                                                                                   laparafe.fr
Afficher l'image d'origine            Vous êtes les premiers à entendre mon histoire. Mon père était maître d'école à Chesterfield où j'ai reçu une excellente éducation. J'ai voyagé dans ma jeunesse, fait de la scène et suis finalement devenu journaliste pour un journal du soir à Londres. Un jour, mon rédacteur souhaita avoir une série d'articles sur la mendicité dans la métropole et je fus volontaire pour les lui fournir. C'est là le point de départ de mes aventures. C'était seulement en essayant de mendier comme amateur que je pouvais réunir les faits sur lesquels fonder mes articles. En tant qu'acteur j'avais bien sûr appris tous les secrets du maquillage et j'étais célèbre au foyer des artistes pour mon habileté. J'ai donc tiré avantage de mes talents. J'ai peint mon visage et, pour me rendre aussi pitoyable que possible, j'ai fait une belle cicatrice et fixé un côté de ma lèvre en une torsion à l'aide d'un petit morceau d'emplâtre de couleur chair. Puis, avec une perruque rouge et des vêtements appropriés, j'ai pris ma place dans la partie la plus active de la City, prétendument comme vendeur d'allumettes, mais en réalité comme mendiant. Pendant sept heures, j' m'adonnai à mon commerce et quand je revins à la maison dans la soirée, je m'aperçus à ma surprise, que j'e n'avais pas reçu moins de vingt-six shillings et quatre pennies.
            J'écrivis mes articles et ne pensai plus guère à l'affaire jusqu'à ce que j'endosse une note pour un ami et reçoive une assignation pour vingt-cinq livres. Je me creusais la tête pour savoir où trouver l'argent, mais une idée soudaine me vint. J'implorai un délai de quinze jours auprès de mon créditeur, demandai des vacances à mes employeurs et passai mon temps à mendier dans la City sous mon déguisement. En dix jours j'avais mon argent et j'avais payé ma dette.
            Eh bien vous pouvez imaginer comme il fut difficile de revenir à un travail laborieux payé deux livres par semaine quand je savais que je pouvais gagner autant en un jour si je barbouillais mon visage avec un peu de fard, étalais mon béret sur le trottoir et restais tranquillement assis. Ce fut une longue lutte entre mon orgueil et l'argent, mais l'argent finit par gagner. Je laissai tomber le journalisme et m'assis jour après jour dans le coin que j'avais choisi, inspirant pitié avec mon visage affreux et remplissant mes poches de monnaie. Seul un homme connaissait mon secret. Le propriétaire d'une fumerie en sous-sol où je logeais dans Swandam Lane. De là je pouvais sortir tous les matins en mendiant crasseux et où je me transformais le soir en habillé en tenue de ville. L'individu, un Lascar, était bien payé pour son appartement, aussi je savais que mon secret était en sécurité en sa possession.
            Or, très bientôt je me rendis compte que je gagnais des sommes d'argent considérables. Je ne veux pas dire que n'importe quel mendiant dans les rue de Londres pourrait gagner sept cents livres par an, ce qui est moins que ma recette moyenne, mais j'avais des avantages exceptionnels avec mon art du maquillage et aussi une facilité de repartie qui s'accrut avec la pratique et fit de moi un personnage tout à fait reconnu dans la City. Toute la journée, un flot de pennies, alternant avec des pièces d'argent, se déversait sur moi, et c'était un très mauvais jour quand je n'atteignais pas deux livres.
            Comme je devenais plus riche, je devenais plus ambitieux. J'achetai une maison à la campagne et me mariai finalement, sans que personne n'ait eu de soupçons sur mon activité réelle. Ma chère femme savait que j'avais des affaires dans la City. Elle ne savait guère lesquelles.
Résultat de recherche d'images pour "douanier rousseau"            Lundi dernier j'avais fini ma journée et je m'habillais dans ma chambre au-dessus de la fumerie d'opium, quand je regardai pas la fenêtre et vis, avec horreur et étonnement, que ma femme se tenait dans la rue, les yeux fixés en plein sur moi. Je poussai un cri de surprise, levai les bras pour cacher mon visage, et me précipitai vers mon complice, le Lascar, pour le supplier d'empêcher quiconque de monter me voir. J'entendis sa voix en bas des escaliers, mais je savais qu'elle ne pourrait pas monter. J'ôtai rapidement mes vêtements, enfilai ceux de mendiant, et mis mon fard et ma perruque. Même les yeux d'une épouse n'auraient pu transpercer un déguisement si total. Mais il m'apparut qu'on fouillerait peut-être la pièce et que mes vêtements pourraient me trahir. J'ouvris brutalement la fenêtre, rouvrant dans ma violence une petite coupure que je m'étais faite ce matin-là dans la chambre. Puis je saisis mon manteau lesté par les pièces que j'avais juste transférées du sac en cuir dans lequel je transportais ma recette, je le lançai par la fenêtre et il disparut dans la Tamise. Les autres vêtements auraient suivi le même chemin, mais à ce moment-là il y eut une bousculade de policiers dans les escaliers et quelque minutes après je me rendis compte, je l'avoue, à mon soulagement, qu'au lieu d'être identifié comme Mr Neville St Clair, j'étais arrêté pour son meurtre.
            Je ne sais pas s'il y a autre chose à expliquer. J'étais déterminé à préserver mon déguisement aussi longtemps que possible et de là ma préférence pour un visage sale. Sachant que ma femme serait terriblement inquiète, j'enlevai ma bague et la confiai au Lascar à un moment où il n'y avait pas d'agent qui me regardait, avec un griffonnage rapide disant qu'elle n'avait pas de raison d'être inquiète.
            - Le billet lui est parvenu seulement hier, dit Holmes.
            - Grand Dieu ! Quelle semaine elle a dû passer.
            - La police a surveillé ce Lascar, dit l'inspecteur Bradstreet, et je peux parfaitement comprendre qu'il ait eu des difficultés à poster la lettre sans être observé. Il l'a probablement donnée à un marin de sa connaissance qui l'a oubliée pendant quelques jours.
            - C'est cela, dit Holmes en hochant la tête pour approuver, je n'ai aucun doute là-dessus. Mais n'avez-vous jamais été poursuivi pour mendicité ?
            - De nombreuses fois. Mais que représentait une amende pour moi ?
            - Cela doit se terminer ici, cependant, dit l'inspecteur Bradstreet, si la police doit taire cette histoire il ne faut plus qu'il y ait de Hugh Boone.
            - Je l'ai juré du plus solennel serment qu'un homme puisse faire.
            - Dans ce cas, je pense qu'il est probable qu'aucune nouvelle disposition ne sera prise. Mais si on vous retrouve encore une fois, tout devra être divulgué. Je suis sûr, Mr Holmes, que nous vous sommes très redevables d'avoir éclairci cette affaire. J'aimerais savoir comment vous parvenez à ces résultats.
            - Je suis parvenu à celui-ci, mon ami, en m'asseyant sur cinq oreillers et en fumant une once de tabac très fort. Je pense, Watson, que si nous partons pour Baker Street, nous devrions y être à temps pour le petit déjeuner.


                                                                  Fin

                                                                         Arthur Conan Doyle

     
 
             

     













dimanche 18 septembre 2016

Lettres de Proust à Gaston Gallimard ( Correspondance France )

Afficher l'image d'origine                 
quizz.biz


                                                                                                   Le 5 ou 6 novembre 1916                   Lettre importante à lire attentivement

             Cher ami
             J'avais fait téléphoner avant-hier après avoir reçu votre lettre. Mais vous étiez sorti et sans doute n'êtes pas rentré assez tôt. Ce soir je voulais vous faire téléphoner mais l'heure a passé et je n'ai plus osé. Alors comme ce que vous me dites est important pour ne pas retarder je vous écris ce que j'aurais mieux aimé vous dire.
            Mon avis est en effet qu'un médecin doit être entièrement convainquant et j'ai vu, sous l'action de cette conviction inculquée disparaître comme par enchantement des maux qui paraissent pourtant purement physiques et contre lesquels des médecins instruits et soigneux ( notamment mon père, je me souviens ) s'étaient heurtés sans résultat. Je me rappelle mon père me disant d'un de ses malades :
" Mais comment veux-tu que le guérisseur que tu lui conseilles puisse qq chose puisqu'il y a telle chose physique etc " ( je vous donnerai les exemples de vive voix ). Et les deux malades furent guéris, l'un en deux mois, l'autre en vingt minutes. Mais cher ami je crois qu'il ne faut voir un médecin convainquant que après s'être assuré que l'énergie, l'insouci de la santé, que vous donnera sa conviction, ne sont pas dangereuses, c'est-à-dire si organiquement on n'a pas qq chose pour quoi les ménagements etc soient nécessaires. Je vais vous en donner un exemple. Je me reprocherai toujours d'avoir recommandé Dubois ( de Berne ) homme admirable d'ailleurs, à un homme d'une cinquantaine d'années, martyrisé depuis dix ans par une dyspepsie  qui l'empêchait de rien digérer, se traduisait par une dilatation rebelle dont tous les spécialistes de l'estomac ( et mon père également s'étaient occupés sans résultat. Un verre d'eau restait quinze heures dans l'estomac etc. Or j'avais reconnu que cette dyspepsie était nerveuse. J'envoyai le malade à Dubois qui lui parla à peu près un quart d'heure. Dès le soir même le malade digérait le homard, la salade russe etc. Dès qu'il se sentait une hésitation devant un dîner trop lourd, il écrivait de Paris à Dubois à Berne, qui d'un mot dissipait ses craintes. Malheureusement, ce que j'ignorais, le malade était albuminurique. Son régime nouveau fut supporté admirablement par son estomac mais non par ses reins. Il est mort d'urémie un peu plus tard, sans qu'on sache trop s'il aurait pu s'y soustraire en continuant à se croire malade de l'estomac et en ne mangeant rien. C'est ce que j'appelle dans Swann, ou plutôt dans la suite, la névrose protectrice. Il me semble donc nécessaire qu'avant de se livrer à un médecin convainquant on se fasse examiner par un médecin très éclairé et qui n'ait pas l'idée préconçue que tout est nerveux. Le bénéfice est d'ailleurs double, car s'il ne trouve rien que la cure psychothérapique puisse endommager, on se livre à celle-là sans arrière-pensée, sans crainte, ce qui est la bonne manière comme pour apprendre à nager. Je crois particulièrement qualifié pour un examen de ce genre le Docteur Léon Faisans ( je crois qu'il demeure 30 rue La Boétie ). Personnellement c'est en lui que j'aie le plus confiance. S'il ne consulte plus du tout ( car il n'est plus jeune ) je pourrai vous en indiquer de plus jeunes. Mais il a un sens divinatoire très remarquable. Vous pourriez peut-être faire faire une analyse d'urines avant de le voir ( je peux vous donner un mot pour lui ), afin de lui apporter des précisions.
Afficher l'image d'origine *           Cher ami avec l'avis que vous m'avez demandé je vous envoie, puisque vous le réclamez aussi, le début de la suite de mon ouvrage. A cet égard j'ai qq remarques utiles à vous soumettre. D'abord le titre ( A l'ombre des jeunes filles en fleurs  ) est provisoire. Je ne l'aime pas beaucoup. Mais s'il y a trop de Sodome et Gomorrhe plus tard, il ne sera pas mal de commencer, de mettre à la base, ce coussin fleuri de façon que les deux étages un peu effrayants reposent sur quelque chose de normal, et soient d'ailleurs couronnés par le dernier volume qui n'a rien que de pur et de philosophique ( Le Temps Retrouvé ). Ce que je vous envoie ( la 1re page porte le n° 20 de la pagination des anciennes épreuves mais que votre imprimeur fasse attention que c'est la page 1 du volume qu'il commence ) n'est que le début ( et ne répondant guère au titre qui sera justifié par la beaucoup meilleure  2è partie de ce 2è volume ) de : A l'ombre des jeunes filles en fleurs. La fin de ce 1er volume ( comme d'ailleurs le suivant ) est entièrement prête. Mais je ne vous l'envoie pas trouvant ce 1er paquet suffisant. Que votre imprimeur veuille bien prendre note que les corrections et ajoutages qu'il y a sur les épreuves de Grasset ne doivent pas être considérés par votre imprimeur comme des corrections ni des ajoutages, puisque ce qui a été épreuves pour Grasset est pour votre imprimeur le 1er manuscrit. Les corrections commenceront aux 1res  épreuves que je recevrai de lui. Voici comment je compte procéder. Le lendemain même du jour où j'aurai reçu les épreuves du paquet que je vous envoie, je vous enverrai les deux cahiers suivants ; le lendemain des épreuves de ces deux cahiers, les 2 autres et ainsi de suite jusqu'à ce que j'aie reçu les épreuves de tout l'ouvrage. Mais nous ne ferons pas chevaucher les 2es épreuves d'un cahier sur les 1res d'un autre. Car pour un livre si long, où ont pu se glisser des répétitions, des double-emplois, il est utile que je relise d'un bout à l'autre l'ouvrage sur les 1res épreuves. Je ne dis pas que j'attendrai les dernières pages reçues pour commencer la correction des premières. En tous cas que je fasse ainsi ou non, une fois que j'aurai reçu les premières épreuves de tout l'ouvrage ( de tout les volumes et non pas seulement du 1er ) ( du 1er qui est le 2è  puisque le 1er est Du côté de ches Swann ) il est probable que je garderai les épreuves qq temps, avant de les envoyer pour les secondes épreuves. Quand je vous verrai vous me direz si cet intervalle a de l'inconvénient. Dans ce cas je commencerais les corrections dès les 1res épreuves reçues, mais en tous cas ne renverrai que le tout ensemble. Que votre imprimeur veuille bien quand il me renverra les 1res épreuves de ce 1er paquet ci-joint, me renvoyer ce paquet avec elles. Je vous prie instamment de ne rien juger sur ces épreuves qui n'ont pas été corrigées ( malgré les ajoutages ). Puisque je m'impose l'ennui de donner tout l'ouvrage à la fois pour que le lecteur puisse me juger sur l'ensemble, je serais trop désolé qu'un des lecteurs dont l'avis m'importe le plus ( vous ) me juge sur pièces inexactes et tronquées. - . Enfin ne sachant pas l'adresse de Copeau ( je suppose que c'est lui qui m'a fait envoyer le programme de la matinée Claudel ) comme je n'ai pas pu me lever à temps pour aller à cette matinée ( j'ai fait pourtant l'effort de me lever mais ai été prêt si tard que ne pouvant plus aller à la matinée Claudel je suis allé à Briséis ), je vous serais reconnaissant de lui remettre prix de la place que j'aurais prise si j'avais pu aller en prendre une ces 50 fr. à ajouter ( sans mon nom ) à sa recette. Si c'est trop tard qu'il les emploie pour des camarades du Vieux Colombier. Je m'excuse de mes ennuis d'argent de ne pas envoyer plus et d'ailleurs lui enverrai chaque fois qu'il me demandera pour le Vieux Colombier. Tout à vous


                                                                                                  Marcel Proust
*       agnesverfaillie.com

*************************************
 cairn.info                                                                                
Afficher l'image d'origine



                                                                                                                                                                    
                                                      17 octobre 1917                                                                               102 bd Haussmann                          

            Cher ami,
             Je vous ai en vain téléphoné toute la soirée, pensant que la réponse était plus aisée de vive voix. Puisque je n'ai pas réussi à vous voir, je vais essayer d'être clair par lettre.
            1° Comme je crois vous l'avoir dit, il y a dans les cahiers qui forment la suite et la fin du manuscrit pas mal de pages qui se trouvent déjà dans vos épreuves, d'autres qui sont pour un autre volume, et que par fatigue j'ai négligé les unes de biffer, les autres de transférer, ce que je ferai sur épreuves. Ceci fera gagner un certain nombre de pages, mais il ne faut pas nous l'exagérer, le déchet ne sera pas très considérable. Cependant même en prenant les choses à ce 1er point de vue ( et vous allez voir que je me placerai à tous ceux que vous voulez ), vous me parlez de plus de 600 pages. Supposons qu'il en tombe une trentaine cela ferait 570. Du côté de chez Swann devait avoir 700 pages
( je ne sais pas au juste, c'est vous qui avez les traités de Grasset ), et c'est moi qui pour avoir un volume moins effrayant l'ai arrêté, artificiellement, à la page 523; Or de 523 à 570 la différence n'est pas énorme.
            2° Vous n'avez pas le temps dans vos occupations actuelles, sans cela je vous dirais de vous reporter aux vagues têtes de chapitres annoncées par Grasset pour le volume suivant. Vous y verriez que l'épisode qui a donné son nom à tout mon second volume ( A l'ombre des Jeunes filles en fleurs )
venait après ce qui fait la matière de notre 3è volume. Je pourrais donc à la rigueur remplacer les 2 cahiers que je vous ai envoyés et qu'on intercalerait comme un récit rétrospectif dans " Le Côté de Guermantes ", par des épreuves de Grasset sur Me de Guermante et par la mort de ma gd mère            ( actuellement destinées au Côté de Guermantes ). Reste à savoir si matériellement, j'entends au point de vue grosseur du livre, cette partie ( amour pour Me de Guermantes, mort de ma gd mère ) est beaucoup moins longue que les 2 cahiers sur Albertine que vous avez. Je n'en suis pas certain, d'autant plus que je vous le répète il y a un peu à retirer de ces 2 cahiers. En tous cas c'est une question de lettres à comparer. Dans la version que nous aurions alors ( et qui était la primitive ) le 2è volume ( A l'ombre des jeunes filles en fleurs, qui changerait de titre ) serait beaucoup plus intéressant pour le lecteur, il y aurait de "l'action ". Mais depuis qu'Albertine par toute l'histoire de mon collège avec elle et de sa mort; histoire qui fait la matière du 4è volume, est devenue précisément un principe d'action et le vrai centre de l'ouvrage, il y avantage d'un autre ordre ce qu'elle ( Albertine ) soit présentée longtemps d'avance dans le 1er séjour à Balbec, dès le 2è volume. Cela fait un livre tout en préparation mais comme on aura les autres à la fois, cela n'a pas le même inconvénient que si le volume paraissait seul. Je trouve donc ma version actuelle plus logique. ( D'autant plus que de cette façon les 2 séjours à Balbec se font clairement vis-à-vis très tranché.)    
Résultat de recherche d'images pour "balbec"            3° Je ne veux à aucun prix que vous fassiez une mauvaise affaire commerciale, et pour vous mettre tout à fait à l'aise et puisque vous me dites si gentiment " c'est comme éditeur que je vous  parle "je vous dirai que moi c'est comme auteur. Vous diminueriez mes profits d'autant, si vous faisiez une mauvaise affaire commerciale, or j'ai compté sur cette oeuvre pour me " refaire " comme disent les joueurs. Vous seul pouvez juger si l'augmentation du prix ne diminue pas la vente.                              
            4° et pour finir. Étant donné que nous ne savons pas quelle sera la longueur des autres volumes puisque vous ne les avez vus que d'un coup d'oeil, et puisque il s'agit d'une oeuvre qui se suit et où à la rigueur on peut déborder d'un volume sur l'autre, ne serait-il pas plus simple de remettre cette question des 2 versions, une fois que les épreuves de tout l'ouvrage seront prêtes. Alors ce sera l'affaire de qq jours de faire passer par un tour de muscade une partie dans l'autre. Mais jusqu'ici nous ne savons en somme rien. Le 1er volume ( le 2è , enfin A l'ombre des jeunes filles en fleurs ) ne vous avait pas paru excessif au juger. Une fois les lettres des volumes suivants comptées nous verrons où nous en sommes. S'ils sont un peu moins longs, on pourrait les vendre 3,50 et exceptionnellement celui-là, d'ailleurs beaucoup moins plein d'action un peu plus cher. Tout ce que vous voudrez, comme vous voudrez.
            Tout à vous

*                                                                                          Marcel Proust

                                       Extraits de Correspondance Proust - Gaston Gallimard
                                                                                                  



vendredi 16 septembre 2016

L'homme à la lèvre tordue 1/2 Arthur Conan Doyle ( nouvelle Grande-Bretagne )

Afficher l'image d'origine
chainbearer54.rssing.com

                                                  L'homme à la lèvre tordue

            Isa Whitney, frère de feu Elias Whitney, docteur en théologie, principal du Collège théologique de Saint-George, s'adonnait beaucoup à l'opium. L'habitude grandit en lui, si j'ai bien compris à partir d'une lubie stupide quand il était au collège car, ayant lu la description que faisait De Quincey de ses rêves et sensations, il avait mouillé son tabac de laudanum pour tenter de produire les mêmes effets. Il découvrit, comme tant d'autres, que l'accoutumance est plus facile à acquérir qu'il n'est facile de s'en débarrasser et, durant de nombreuses années, il continuera d'être l'esclave de la drogue et un objet d'horreur et de pitié pour ses proches et ses amis. Je peux le voir maintenant, le visage jaune, blafard, les paupières tombantes et les pupilles comme des têtes d'épingle, tout recroquevillé sur une chaise. La destruction et la ruine d'un homme respectable.
            Une nuit, c'était en juin 89, on sonna à l'heure où un homme pousse son premier bâillement et jette un coup d'oeil à la pendule. Je me redressai dans mon fauteuil, ma femme posa sa couture sur ses genoux et grimaça.
            - Un patient ! dit-elle. Tu vas devoir sortir.
            Je gémis car je rentrais à peine d'une journée harassante.
            Nous entendîmes la porte s'ouvrir, quelques mots hâtifs, puis un pas rapide sur le linoléum. Notre porte s'ouvrit brutalement et une dame, vêtue d'une étoffe de couleur sombre, avec un voile noir, entra dans la pièce.
            - Vous excuserez mon intrusion si tard, commença-t-elle, courut jeter ses bras autour du cou de ma femme, et se mit à sangloter sur son épaule. Oh ! J'ai de tels ennuis ! Je voudrais tant un peu d'aide.
            - Comment ! dit ma femme en soulevant le voile. C'est Kate Whitney. Comme vous m'avez surprise, Kate ! Je n'avais pas la moindre idée de qui vous étiez quand vous êtes entrée.
            - Je ne savais pas quoi faire, aussi je suis venue directement à vous.
            C'était toujours comme ça . Les gens dans la peine allaient vers ma femme, comme des oiseaux vers un phare.
            - C'est très gentil à vous d'être venue. Maintenant vous allez prendre de l'eau et du vin, vous asseoir confortablement et tout nous dire. Ou préférez-vous que j'envoie James au lit ?
            - Oh, non, non, je veux le conseil et l'aide du docteur aussi. C'est à propos d'Isa. Il n'est pas
rentré à la maison depuis deux jours. Je suis si effrayée pour lui !
            Ce n'était pas la première fois qu'elle nous parlait des problèmes de son mari, à moi comme docteur, à ma femme comme camarade d'école. Nous l'apaisâmes et la réconfortâmes avec les mots que nous pûmes trouver. Savait-elle où était son mari ? Etait-il possible que nous le lui ramenions ?
I love this! Rube Goldberg could have designed this way to light a pipe. Crazy, brilliant, intriguing ... add your own adjective.   *         Il semblait que ça l'était. Elle avait un renseignement des plus sûrs ; dernièrement, quand il avait une crise il se rendait dans une fumerie d'opium à l'est de la City. Jusqu'alors ses orgies avaient toujours été limitées à une journée, et il était revenu, en proie à des convulsions et abattu dans la soirée. Mais cette fois le sortilège était sur lui depuis quarante-huit heures, et il gisait là-bas, sans aucun doute, au milieu des rebuts des quais, respirant le poison ou dormant sous ses effets. C'est là qu'on pourrait le trouver, elle en était sûre, au Bar de l'Or dans Upper Swandam Lane. Mais que pouvait-elle faire ? Comment elle, jeune femme timide, pourrait-elle se frayer un chemin dans un tel endroit et arracher son mari aux bandits qui l'entouraient ?
            Telle était l'affaire, et bien sûr, il n'y avait qu'une solution. Ne pourrais-je l'escorter dans cet endroit ? Et, tout bien réfléchi, pourquoi devrait-elle venir ? J'étais le conseiller médical d'Isa, et en tant que tel j'avais de l'influence sur lui. Je réussirais mieux si j'étais seul. Je lui donnai ma parole que je le renverrai à la maison dans les deux heures, s'il était évidemment à l'adresse qu'elle m'avait donnée. Dix minutes plus tard j'avais abandonné mon fauteuil et le salon accueillant derrière moi et me hâtais vers l'est en fiacre pour un étrange voyage. C'est ce qui me sembla à ce moment-là, cependant seul l'avenir me montrerait à quel point il devait être étrange.
            Il n'y eut pas de grande difficulté dans la première partie de mon aventure. Upper Swandam Lane est une affreuse ruelle dissimulée derrière les hauts appontements qui bordent le côté nord de la rivière jusqu'à l'est de London Bridge. Entre une friperie et un bistro, après un escalier en pierre escarpé descendant vers un trou noir comme la bouche d'une grotte, je trouvai la fumerie que je cherchais. J'ordonnai à mon fiacre d'attendre et je descendis les marches, creusées en leur milieu par l'incessant va-et-vient des pieds d'ivrognes. Grâce à la lumière tremblotante d'une lampe à huile au-dessus de la porte, je trouvai le loquet et me frayai un chemin à travers une longue pièce basse, envahie d'une fumée épaisse et lourde d'opium brune, bordée de couchettes en bois, comme le poste de pilotage d'un navire d'émigrants.
            A travers l'obscurité on pouvait apercevoir des corps allongés dans des poses fantastiques, les épaules rentrées, les genoux pliés, les têtes rejetées en arrière et les mentons pointés vers le haut, avec ici et là un oeil sombre, terne, tourné vers le nouvel arrivant. Hors des ombres noires luisaient de petits cercles rouges de lumière, tantôt brillants, tantôt indistincts, selon que le poison brûlant croissait ou déclinait dans les fourneaux des pipes en métal. La plupart gisaient en silence, mais certains marmonnaient pour eux-mêmes et d'autres parlaient ensemble d'une étrange voix basse, monotone. Leur conversation jaillissait, puis soudain s'éparpillait dans le silence, chacun psalmodiant ses pensées et prêtant peu d'attention à celles de son voisin. A l'extrémité de la pièce il y avait un petit brasier de charbon qui brûlait, à côté était assis sur un trépied en bois, un homme grand, maigre, la mâchoire posée sur les poignets et ses coudes sur les genoux. Il fixait le feu.
            Comme j'entrais, un serviteur malien au teint jaunâtre s'était précipité avec une pipe pour moi et une dose de drogue, me désignant une couchette vide.
            - Merci, je ne suis pas venu pour rester, dis-je. Un de mes amis est ici, Mr Isa Whitney, et j'aimerais lui parler.
            Il y eut un mouvement et une exclamation sur ma droite, et en scrutant l'obscurité, je vis Whitney, pâle, hagard et décoiffé, qui me dévisageait.
            - Mon Dieu ! C'est Watson, dit-il. Il était dans un état de réaction pitoyable avec chaque nerf à fleur de peau. Je veux dire, Watson, quelle heure est-il ?
            - Presque onze heures.
            - De quel jour ?
            - Du vendredi 19 juin.
            - Dieu du ciel ! Je pensais que c'était mercredi. C'est mercredi. Pourquoi voulez-vous effrayer un pauvre type ? Il plongea son visage dans ses bras et commença à sangloter d'un ton aigu.
            - Je te dis que nous sommes vendredi, bonhomme. Ta femme t'attend depuis deux jours. tu devrais avoir honte de toi !
            - J'ai honte. Mais vous confondez, Watson, car je suis seulement ici depuis quelques heures, trois pipes, quatre pipes... j'ai oublié combien. Mais je vais rentrer avec vous. Je ne voulais pas faire peur à Kate. Donnez-moi votre main ! Avez-vous un fiacre ?
            - Oui, j'en ai un qui attend.                                                                        fr.pinterest.com
Pablo Picasso, Femme Au Petit chapeau Rond, Assise (Dora Maar)            - Alors je devrais y aller. Mais je dois devoir quelque chose. Trouvez ce que je dois, Watson. Je ne suis pas dans mon assiette. Je ne peux rien faire par moi-même.
            Je longeai l'étroit passage entre la double rangée de dormeurs, en retenant ma respiration pour éviter les horribles vapeurs stupéfiantes de la drogue, et je cherchai le patron. Comme je passais près du grand homme assis près du brasier, je sentis soudain qu'on tirait sur le pan de ma veste et une voix basse chuchota ;
            - Passez près de moi, puis retournez-vous pour me regarder.
            Les mots tombèrent très distinctement dans mon oreille. Je regardai vers le bas. Ils ne pouvaient venir que du vieil homme à mes côtés, et pourtant il était assis plus absorbé que jamais, très maigre, très ridé, plié par l'âge. Une pipe d'opium pendait entre ses genoux comme si elle était tombée de ses doigts dans un complet épuisement. Je fis deux pas et me retournai, regardai. Il me fallut tout mon sang-froid pour éviter de pousser un cri d'étonnement. Il s'était détourné aussi personne ne pouvait le voir, sauf moi. Sa silhouette s'était remplumée, ses rides avaient disparu, ses yeux ternes avaient retrouvé leur éclat, et là, assis près du feu, grimaçant de ma surprise, n'était autre que Sherlock Holmes. Il me fit un petit signe pour que je m'approche, et alors qu'il tournait son visage vers l'assemblée, une nouvelle fois, il retomba dans une tremblotante sénilité, la lèvre pendante.
            - Holmes ! chuchotai-je, que diable faites-vous dans cette fumerie ?
            - Aussi bas que vous pouvez, répondit-il. J'ai d'excellentes oreilles. Si vous aviez la grande gentillesse de vous débarrasser de votre drogué ami, je serais excessivement heureux d'avoir une petite conversation avec vous.
            - J'ai un fiacre dehors.
            - Alors je vous en prie, renvoyez-le chez lui. Vous pouvez le confier en toute sécurité car il semble trop faible pour faire quelque mauvais tour. Je vous recommanderai aussi d'envoyer un mot par le cocher à votre femme pour dire que vous avez partagé votre destin avec moi. Si vous m'attendiez dehors, je serai à vous dans quelques minutes.
            Il était difficile de refuser une des requêtes de Sherlock Holmes car elles étaient toujours extrêmement précises et magistralement présentées. Cependant, je sentis que, quand Whitney serait une fois pour toutes enfermé dans le fiacre, ma mission serait pour ainsi dire accomplie. Et du reste, je ne pouvais rien souhaiter de mieux que d'être associé à mon ami dans une de ces aventures singulières qui étaient la norme de son existence. En quelques minutes, j'avais écrit le mot, payé la note de Whitney, je l'avais mis dans le fiacre et vu partir à travers l'obscurité. En un laps de temps très court une silhouette décrépite était sortie de la fumerie d'opium, et je descendis la rue avec Sherlock Holmes. Pendant deux rues il se traîna avec le dos courbé et un pas incertain. Puis, regardant rapidement autour de lui, il se redressa et éclata d'un rire vigoureux.
            - Je suppose Watson, dit-il, que vous imaginez que j'ai ajouté la fumée d'opium aux injections de cocaïne et autres petites faiblesses sur lesquelles vous m'avez gratifié de vos avis médicaux.
            - J'étais certainement surpris de vous trouver là.
            - Mais pas autant que moi de vous trouver.
            - Je suis venu retrouver un ami.
            - Et moi retrouver un ennemi !
            - Un ennemi .                          
            - Oui, un de mes ennemis naturels ou, devrais-je dire, ma proie naturelle. En résumé, Watson, je suis au milieu d'une très remarquable enquête et j'avais espéré trouver un indice dans les incohérentes errances de ces drogués, comme je l'ai fait avant aujourd'hui. Si j'avais été reconnu dans cette fumerie ma vie n'aurait pas valu cher, car j'y suis déjà venu pour mes propres desseins et le coquin de marin, le Lascar qui la dirige a juré de se venger de moi. Il y a une porte dérobée à l'arrière de cet immeuble, à l'angle du Quai Paul, qui pourrait raconter les étranges histoires de ce qui est passé par là les nuits sans lune.
            - Quoi ! Vous ne voulez pas dire des corps ?  
            - Mais oui, des corps Watson. Nous serions riches si nous avions mille livres pour chaque pauvre diable qui a été conduit à la mort dans cette fumerie. C'est le piège meurtrier le plus affreux de toute la rive, et je crains que Nevile St Clair n'y soit entré pour ne plus jamais en sortir. Mais notre carriole devrait être ici !
            Il mit ses deux index entre ses dents et siffla un son aigu. A distance on répondit par un même bruit, rapidement suivi du fracas des roues et du claquement de sabots.
            - Alors Watson, dit Holmes, tandis que le haut véhicule s'élançait à travers l'obscurité projetant deux tunnels dorés de lumière jaune par ses lanternes, vous allez venir avec moi, n'est-ce pas ?
            - Si je puis être utile.
            - Oh un camarade de confiance est toujours utile. Et un chroniqueur encore plus. Ma chambre aux Cèdres a deux lits ?
            - Aux Cèdres ?
            - Oui, c'est la maison de Mr St Clair. J'habite là pendant que je mène l'enquête.
            - Où est-ce alors ?
            - Près de Lee, dans le Kent, à sept miles.
            - Mais je suis complètement dans le noir.
            - Bien sûr que vous l'êtes. Vous saurez bientôt tout. Sautez là-dedans ! C'est bon John, nous ne devrions plus avoir besoin de vous. Voici une demi-couronne. Attendez-moi demain vers onze heures. Lâchez-lui la bride ! A bientôt donc !
            Il effleura le cheval de sa cravache et nous filâmes à travers une succession interminable de rues sombres et désertes qui s'élargissaient progressivement jusqu'à ce que nous traversions un grand pont avec une balustrade sous lequel la rivière sombre coulait doucement. Au-delà s'étendait un large désert de briques et de mortier. Le silence était seulement brisé par le pas lourd et régulier d'un policier ou par les chansons et les cris d'une soirée attardée de fêtards. D'épais nuages dérivaient lentement dans le ciel et une ou deux étoiles brillaient faiblement ici et là au milieu des trouées des nuages. Holmes conduisait en silence, la tête inclinée sur la poitrine et l'air perdu dans ses pensées, tandis que j'étais assis à ses côtés, curieux d'apprendre ce que pouvait être cette nouvelle enquête qui semblait accaparer ses pouvoirs si douloureusement, et cependant inquiet à l'idée d'interrompre le cours de ses réflexions. Nous avions parcouru plusieurs miles et apercevions la lisière de la ceinture de villas de banlieue quand il se secoua, haussa les épaules et alluma sa pipe avec l'air d'un homme qui a dissipé ses doutes en agissant de son mieux.
            - Vous avez un grand don de silence Watson, dit-il. Cela fait de vous un compagnon tout à fait estimable. Ma parole, c'est une grande chose pour moi que d'avoir quelqu'un à qui parler, car mes pensées ne sont pas très plaisantes. Je me demandais ce que je devrais dire à cette chère petite femme ce soir, quand elle viendra à ma rencontre à la porte.
            - Vous oubliez que je ne sais rien de l'affaire.
            - Je devrais avoir le temps de vous exposer les faits avant que nous arrivions à Lee. Ca semble absurdement simple et pourtant je ne peux rien en tirer. Il y a plusieurs fils sans doute, mais je ne peux pas en attraper le bout dans ma main. Maintenant je vais vous exposer le cas clairement et de manière concise, Watson, et peut-être apercevrez-vous une lueur là où tout est noir pour moi.
            - Allez-y alors.
            - Il y a quelques années, pour être précis en mai 1884, arriva à Lee un monsieur du nom de Neville St Clair. Il semblait avoir beaucoup d'argent, acheta une grande villa, arrangea très bien les terres et vécut agréablement. Par étapes, il se fit des amis dans le voisinage et, en 1887 épousa la fille d'un brasseur local dont il a maintenant deux enfants. Il n'avait pas de travail mais des intérêts dans plusieurs sociétés et allait en ville régulièrement le matin pour en revenir chaque soir par le train de
5 h 14 à Cannon Street. Mr St Clair a maintenant trente-sept ans, c'est un homme d'habitudes sobres, un bon mari, un père très affectueux et est apprécié par tous ceux qui le connaissent. Je peux ajouter que le montant de ses dettes en ce moment, pour autant que nous avons pu le déterminer, s'élève à quatre-vingt-huit livres et dix cents alors qu'il a deux cent vingt livres déposées à son crédit à la Capital and Couties Bank. Il n'y a aucune raison d'ailleurs de penser que des problèmes d'argent le préoccupaient.
            Lundi dernier, Mr Neville St Clair partit en ville un peu plus tôt que d'habitude et dit avant de s'en aller qu'il avait deux importantes instructions à donner et qu'il rapporterait à la maison un jeu de cubes à son petit garçon. Or, par un pur hasard, juste après son départ, sa femme reçut ce même lundi un télégramme lui annonçant que le petit colis d'une grande valeur qu'elle espérait l'attendait aux bureaux de la Compagnie navale d'Aberdeen. Maintenant, si vous connaissez bien votre Londres, vous savez que le bureau de cette Compagnie est dans Fresno Street qui bifurque dans Upper Swandam Lane, elle entendit soudain une exclamation ou un cri et resta pétrifiée, son mari la regardait à ce qu'il lui sembla, et lui faisait signe d'une fenêtre d'un second étage. La fenêtre était ouverte et elle vit distinctement son visage qu'elle décrit comme étant complètement bouleversé. Il agita frénétiquement les mains vers elle et disparut si soudainement qu'il lui sembla qu'il avait été tiré en arrière par une force irrésistible. Cependant un détail singulier choqua son oeil vif de femme : bien qu'il fut vêtu d'un manteau sombre comme celui qu'il portait en partant en ville, il n'avait ni col ni cravate.
Afficher l'image d'origine**         Convaincue que quelque chose allait de travers, elle dévala les marches, car la maison n'était autre que la fumerie d'opium dans laquelle vous m'avez trouvé ce soir, et courant dans la pièce de devant elle tenta de monter l'escalier qui menait au premier étage. Au pied des marches elle rencontra ce coquin de Lascar, dont je vous ai parlé, qui la repoussa et, aidé d'un Danois qui travaille là comme assistant, la jeta dans la rue. Emplie des craintes et des doutes les plus fous, elle descendit rapidement la rue et, par une chance rare, rencontra dans Fresno Street un groupe d'agents de police avec un inspecteur en route pour leur ronde. L'inspecteur et deux hommes l'accompagnèrent et, malgré la résistance du propriétaire, parvinrent jusqu'à la pièce où Mr St Clair avait été vu pour la dernière fois. Il n'y avait aucun signe de lui. En fait, il n'y avait personne à tout l'étage, sauf un affreux infirme qui, semblait-il, vivait là. Ensemble le Lascar et lui jurèrent que personne n'avait occupé la pièce de devant cet après-midi là. Leurs dénégations étaient si déterminées que l'inspecteur fut ébranlé et il commençait à croire que Mrs St Clair s'était trompé quand, avec un cri, elle se rua sur une petite boîte en sapin qui était posée sur la table et arracha le couvercle. Une cascade de cubes d'enfants en tomba. C'était le jouet qu'il avait promis de rapporter à la maison.
           Cette découverte et la confusion évidente que montra l'infirme firent réaliser à l'inspecteur que l'affaire était sérieuse. La pièce fut soigneusement examinée et tous les résultats indiquaient un crime abominable. La pièce de devant était manifestement meublée comme un salon et donnait dans une petite chambre qui s'ouvrait derrière, sur un des appontements. Entre l'appontement et la fenêtre de la chambre il y a une étroite bande de terre qui est sèche à marée basse mais recouverte à marée haute de près d'un mètre quarante d'eau. La fenêtre de la chambre était large et s'ouvrait par-dessous. En l'examinant on trouva des traces de sang sur l'appui de la fenêtre et plusieurs gouttes disséminées étaient visibles sur le plancher de la chambre. Jetés derrière le rideau de la pièce de devant il y avait tous les vêtements de Mr Neville St Clair, à l'exception de son manteau. Ses bottes, ses chaussettes, son chapeau et sa montre, tout était là. Il n'y avait aucun signe de violence sur ses vêtements et il n'y avait aucune autre trace de Mr Neville St Clair. Il était apparemment sorti par la fenêtre car aucune autre issue ne fut découverte, et les inquiétantes traces de sang sur l'appui laissaient le petit espoir qu'il avait pu se sauver à la nage puisque la marée était à son plus haut au moment de la tragédie.
            Et maintenant en ce qui concerne les scélérats qui semblaient être directement impliqués dans l'affaire ! le Lascar était connu pour être un homme aux ignobles antécédents, mais comme d'après le récit de Mrs St Clair on savait qu'il était au pied de l'escalier à peine quelques secondes après l'apparition de son mari à la fenêtre, il pouvait difficilement avoir été plus qu'un complice du crime. Sa défense était celle de l'ignorance absolue et il protestait qu'il n'avait aucune connaissance des agissements de Hugh Boone, son locataire et qu'il ne pouvait en aucun cas expliquer la présence des vêtements du monsieur disparu.
 ***        Et voilà pour le propriétaire indien. Maintenant pour ce qui est du sinistre infirme qui vit au second étage de la fumerie d'opium et qui est certainement le dernier être humain dont les yeux se sont posés sur Neville St Clair : son nom est Hugh Boone et son visage hideux est familier à qui va souvent dans la City. C'est un mendiant professionnel, bien que pour éviter les réglementations de la police, il feigne de tenir un commerce d'allumettes. Un petit peu en bas de Threadneedle Street, sur le côté gauche, il y a, comme vous l'avez peut-être remarqué, un petit renforcement dans le mur. C'est là que s'installe chaque jour cette créature, les jambes croisées, avec une toute petite réserve d'allumettes sur les genoux et, comme c'est un spectacle pitoyable, une petite pluie de charité tombe dans son béret de cuir graisseux qui est posé sur le trottoir devant lui. J'ai regardé cet individu plus d'une fois, avant même de penser le rencontrer professionnellement, et j'ai été surpris de la moisson qu'il récolte en si peu de temps. Son apparence, voyez-vous, est si remarquable que personne ne peut passer devant lui sans l'observer. Une tignasse de cheveux orange, un pâle visage, défiguré par une atroce cicatrice qui, par ses contractions, est devenue l'arête externe de sa lèvre supérieure, un menton de bouledogue, et des yeux sombres et très pénétrants qui forment un contraste très saisissant avec la couleur de ses cheveux. Tout le distingue de la foule ordinaire des mendiants, de même que son intelligence, car il est toujours prêt à répliquer à n'importe quelle moquerie que peut lui lancer un passant. C'est l'homme locataire de la fumerie d'opium et qui est le dernier a avoir vu le monsieur dont nous sommes en quête.
            - Mais un infirme ! dis-je. Que pourrait-il faire sans aide contre un homme dans la force de l'âge ?
            - Il est infirme dans le sens qu'il marche avec une claudication, mais sous d'autres aspects il semble être un homme fort et bien nourri. Votre expérience médicale vous dira sûrement, Watson, que la faiblesse d'un membre est souvent compensée par une force exceptionnelle dans les autres.
            - Je vous en prie continuez votre récit.
            - Mrs St Clair s'était évanouie à la vue du sang sur la fenêtre et elle fut raccompagnée chez elle en fiacre par la police puisque sa présence ne pouvait plus être d'aucune aide dans leurs investigations. L'inspecteur Barton qui était chargé de l'affaire, procéda à un examen très soigneux de l'immeuble, sans rien trouver qui éclaire l'affaire. Cela avait été une erreur de ne pas arrêter Boone aussitôt, car il bénéficia de plusieurs minutes durant lesquelles il a pu communiquer avec son ami le Lascar, mais cette faute fut bientôt réparée et il fut arrêté et fouillé sans qu'on trouve rien qui puisse l'incriminer. Il y avait, il est vrai, des traces de sang sur la manche droite de sa chemise, mais il montra son annulaires qui était entaillé près de l'ongle, ajoutant qu'il avait été à la fenêtre peu auparavant et que les traces qu'on avait observées venaient sans aucun doute de la même source. Il nia vigoureusement avoir jamais vu Mr St Clair et les déclarations selon lesquelles elle avait vraiment vu son mari, il déclara qu'elle devait être folle ou avoir rêvé. Il fut emmené, en protestant bruyamment, au poste de police, pendant que l'inspecteur restait sur les lieux dans l'espoir que la marée descendante apporterait un nouvel indice.


                                                                                                à suivre..... 2 fin
  *       fr.pinterest.com
  **       paul-cezanne.web-sy.fr
  ***                     "

            Et ce fut le cas.......


                                                                                                 
                                                                                                             

         
                                                                                                                   
         


















mardi 13 septembre 2016

Friponnes de porcelaine Eric Rohmer ( Nouvelles France )



amazon.fr

                                                                Friponnes de porcelaines         

            Quelques nouvelles écrites et retravaillées longtemps avant la réalisation du film. L'ambiance et le rythme de Rhomer sont déjà très marqués. Les habitudes d'une époque bien passée sont perceptibles dans le livre plus encore que dans le film. Ainsi le romantique Ma nuit chez Maud plus romantique à lire que le film, mais les images sont là, bien présentes dans nos mémoires pour ceux qui ont vu le film, bien loin du bizarre Duguesclin qui n'apparaît pas dans le livre, mais par contre Jean Claude Brialy est bien présent tout au long de la lecture du Genou de Claire, film réalisé en 1970. Le cinéaste  écrit " Ce n'est pas la jouissance qui fait le bonheur mais le désir et les obstacles que l'on met à la réalisation de ce désir ". Le décor, tout se confond, à mes yeux tout au moins, la description du personnage principal, film et nouvelle. Rohmer n'eut pas le même succès que ses confrères des Cahiers du Cinéma, Truffaut et d'autres, mais Barbet Shroeder cité dans la présentation de Un fou dans le métro " Il y a là une clé pour comprendre Rohmer, le fou c'est aussi un peu lui..... " Maurice Shérer né à Tulle entre en khâgne au lycée Henry IV à Paris, devenu Eric Rohmer écrivit un premier roman. Sans succès. Chaque nouvelle des Friponnes de porcelaine, sept, est précédée de détails sur l'écriture du  manuscrit ou tapuscrit, nombre de pages etc. Court ouvrage, pour cinéphiles et amateurs de nouvelles.