samedi 12 mai 2018

Lettres de Proust à Gallimard 1 ( Lettres France )

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sourdsromands.ch


                                                                                              ( Après le 5 Novembre 1912
                                                                                          102 bd Hausmann                                                                                            ( Lettre  adressée 103, réception retardée )  

            Monsieur,
           J'ai enfin un mot de vous. Mais comme mes messagers, ni mes coups de téléphone, ni ceux de Bibesco, ne peuvent jamais vous atteindre, je me résigne à vous demander par lettre les quelques renseignements que vous m'auriez donnés de vive voix. Je crains hélas qu'ils soient destinés à rester bien platoniques. Vous savez pourquoi : mon livre a déjà un éditeur. Je ne pourrais le lui reprendre ( ce qui probablement ne le chagrinerait nullement ! ) qu'à la condition de faire d'abord des démarches de courtoisie auprès des patrons bienveillants et charmants pour moi, qui le lui ont fait accepter. Il faudrait en causant avec eux, me rendre compte si je peux faire cela sans indélicatesse, sans avoir l'air d'un mufle. Pour cela il faudrait sorti, et sortir aux heures où on les trouve. Et je n'ai pas encore pu. Il est possible que dans l'intervalle je reçoive mes premières épreuves et alors... ce sera trop tard : et la RF n'aura été pour moi qu'un rêve. Mais enfin supposons un instant que j'aille mieux, que je voie mes " protecteurs ", qu'ils ne laissent paraître aucun ennui de mon revirement, qu'ils m'autorisent à reprendre mon manuscrit, encore faudrait-il avant de le reprendre, que j'aie au sujet de la possibilité matérielle d'être édité chez vous quelques renseignements. voici pourquoi. Mon livre se composera environ, autant que je peux établir une équivalence entre l'imprimé et le manuscrit, même partiellement dactylographié d'un volume de 550 pages si chaque page a 35 ou 36 lignes de 45 lettres chacune ( disons si vous voulez, à peu près l'Education sentimentale ) et d'un second volume au moins aussi long, mais qui, lui, pourrait sans inconvénient être divisé en deux volumes. Pour les 1er volume ( à peu près 550 pages ) il faudrait qu'il paraisse en une fois, sinon en seul tome, au moins en plusieurs fascicules paraissant simultanément. Or j'ai entre les mains un volume de vos éditions ( de Charles Louis Philippe ) dont les pages n'ont que 31 lignes, les lignes sont courtes et le volume lui-même n'a que 120 pages. D'où ma première question que je vais vous poser sous une forme très nette pour que vous ne vous fatiguiez pas à répondre à toute ma lettre, mais seulement à mes questions.
            1° question - Pouvez-vous faire des volumes ayant environ la longueur de 550 pages de 35 lignes de 45 lettres ( excusez ces génitifs ). Si cela vous est impossible pouvez-vous faire paraître 3 ou 4 fascicules représentant cette longueur et paraissant simultanément, et ne coûtant ensemble que 3f.50 ( Remarquez que c'est moi qui paierais l'édition à la Revue Française, tandis que c'est le contraire chez mon éditeur ) : mais ma question est parce que je désire être lu, et non exclusivement par des gens riches ou des bibliophiles. Et je ne veux pas que mon ouvrage entier coûte plus cher que 7 francs à l'acheteur, dût-il en résulter une plus grande dépense pour moi. C'est une question de diffusion. J'ai eu autrefois un volume de luxe chez Calmann Lévy qui coûtait 15 francs. C'est trop cher.
            Deuxième question -
            A supposer que je puisse reprendre mon manuscrit et le donner à votre maison d'édition, à supposer également que mon manuscrit vous plaise ( je pourrais d'ailleurs à tout hasard, vous en communiquer une copie inexacte mais approximative et dactylograohiée des 600 premières pages dont j'ai le double ), en un mot si le livre, tant de mon fait que du vôtre, pouvait paraître chez vous, QUAND mon 1er volume ( un volume de 600 pages en un tome ou en plusieurs pourrait-il - je parle de l'époque, du temps qu'il vous faudrait - ) être mis en vente ? Cette question n°2 a dans l'état de ma santé, et dans mon désir, dans le cas où son déclin serait rapide, d'avoir pu corriger mes épreuves etc. une grande importance. 3e question, quand, à quelle époque pourraient être mis(.) en vente les 600 dernières pages.
            Enfin je ne pense pas qu'aucune raison personnelle vous rende hostile à ce que mon livre soit dédié à M. Gaston Calmette, Directeur du journal où j'écris. Il est possible qu'à cause de l'extrême indécence de cet ouvrage, je ne maintienne pas cette dédicace. Mais comme elle est un témoignage de reconnaissance je ne pourrais, sauf cette raison d'indécence que j'examinerais, la supprimer.
Afficher l'image d'origine            Voilà Monsieur une bien longue lettre et qui m'a paru d'autant plus ennuyeuse à écrire qu'elle représentait pour moi le renoncement au plaisir de vous rencontrer et de vous serrer la main. Mais j'ai pensé que le plus pratique était de ne pas perdre plus de temps en vains faux pas, et d'élucider ces points de fabrication matérielle. Car s'ils m'acculaient chez vous à une impossibilité, il serait inutile que je cherche les moyens de reprendre mon livre et de vous le donner. J'ai l'intention de donner, plutôt qu'à la Revue de Paris, qq fragments , en Revue, à votre Revue. Mais de cela je ne vous parle pas, car je suppose que cela concerne plutôt Mr Copeau, et c'est donc à lui que j'écriai pour cela. Excusez-moi si c'est faussement que j'ai cru à une mauvaise volonté téléphonique dont les raisons m'ont échappé et par-dessus laquelle par dévouement à mon oeuvre j'ai bien volontiers passé. Quand Mr Copeau m'avait dit votre nom que j'ignorais être celui du Directeur de ces Editions, j'avais assez naïvement laissé échapper ma joie de rapports plus faciles pour un malade qu'avec un éditeur inconnu et purement professionnel. Or il s'est trouvé que les choses se sont passées moins aisément. Si cependant il vous semble possible de donner une réponse à mes questions ( possibilité d'un volume de 550 pages ou 600 pages ou de fascicules simultanés ce que j'aime moins - date de l'apparition du 1er volume - date de l'apparition du 2è  - dédicace ), je crois qu'en m'écrivant un mot de quatre ou cinq lignes vous pourrez me fixer. Si vous préfériez me le dire par téléphone, ne le faites que si vous pouvez avoir la communication avec moi car les commissions sont mal redites. Or avant huit heures du soir, il est bien rare qu'on puisse me parler au téléphone. Je crois donc qu'un mot, aussi bref que vous voudrez serait le mieux. Croyez je vous prie à mon meilleur souvenir.


                                                                                  Marcel Proust
                            
             ( Lettre extraite de " Correspondance Marcel Proust Gaston Gallimard 
                                            Editions Gallimard )

            A cette lettre Gaston Gallimard répond le 8, se dit prêt à publier les volumes selon les propositions de l'auteur.


                                                       ************


 hcorredera.blogspot.com                                                          Peu après le 8 Novembre 1912
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            Cher Monsieur,
             Je ne peux pas vous dire le plaisir que votre lettre m'a fait ; vous avez eu les mots les plus simples et les plus efficaces pour dissiper le léger malaise moral que j'éprouvais et je vous en remercie sincèrement.            Vous ne pouvez pas vernir chercher vous-même cette dactylographie car vous ne savez pas quel poids cela a. Je la ferai porter demain. Elle n'est pas conforme au texte véritable, mais enfin elle vous donnera une idée exacte. C'est seulement un peu amélioré depuis. C'est à la page 633 de cette dactylographie que pourrait à la rigueur se terminer le 1er volume. En réalité cela fait un peu plus car il y a les pages bis, ter, etc. Mais il y en a d'autres qui sont supprimées et comme une page d'imprimé est beaucoup plus longue, je crois que cela ne ferait pas plus de 550 pages. Quant au 2è, au 3è volume, je ne puis facilement vous en communiquer le manuscrit, ne possédant que mon brouillon.Cependant je vous le prêterai si vous y tenez absolument, car bien entendu je ne puis faire publier le 1er volume sans être sûr que le 2è ( ou 2è et 3è s'il y en trois ) seront publiés. Vous voyez d'ici ce que serait une oeuvre interrompue en pleine publication. Du reste en quelques mots je pourrais si vous le vouliez vous dire ce que c'est que cette seconde partie. Mais ce serait très confidentiel car c'est un sujet très singulier et j'aime mieux qu'il ne soit pas connu d'avance.Quant à l'intervalle entre les volumes je vous remercie de tout mon coeur ( sachant combien c'est peu agréable à un éditeur, et comprenant à quel sentiment délicat et quelle compréhension fine de mon état de santé vous obéissez ), de me les offrir si courts. Mais je crois que cela n'est pas nécessaire. Je crois que le 1er volume ( que nous n'appelerions pas 1er volume mais auquel on donnerait un sous-titre : Par exemple titre général " Les Intermittences du Coeur ", 1er volume sous-titre " Le temps perdu " 2è volume sous-titre " L'Adoration Perpétuelle " ( ou peut-être  " A l'ombre des jeunes filles en fleurs ), 3è volume sous-titre : " Le Temps retrouvé " ). Je crois que le 1er volume paraissant en février ou mars ( mieux février ) il faudrait que le 2è parut seulement en novembre pour laisser l'assimilation d'un aussi gros morceau se faire normalement et le 3è en février 1914. - Hélas tous ces projets, redevenus charmants, depuis que vous m'avez dit que je m'étais mépris, pourront-ils s'exécuter ? Je ne sais. Vous savez ma situation, et même, puisque ce n'est pas à l'éditeur mais au neveu de mon ami que je parle, je vous la précise avec noms propres que je vous prie formellement de taire : Mon livre a été porté par Calmette à Fasquelle qui l'a accepté dans les conditions les plus charmantes, et notamment n'a pas voulu le lire avant de promettre de le publier pour montrer l'estime qu'il a pour moi. Je n'ai pas le ridicule de croire que cela puisse faire plaisir à un éditeur dont la maison marche admirablement comme Fasquelle de publier un ouvrage si différent de ses romans habituels. Mais il y a de ma part vis-à-vis de lui, vis-à-vis de Calmette, vis-à-vis des amis charmants qui comme je ne pouvais me lever ont fait la navette entre l'un et l'autre, une question de délicatesse qui prime tout. Peut-être si dans quelques jours je vais mieux, une causerie avec mes amis si je peux aller les trouver résoudra-t-elle le tout. Mais chaque jour qui s'écoule rend  tout plus douteux. Si je reçois mes premières épreuves, il n'y a rien à faire et dans ce cas je vous télégraphierais aussitôt. Quant à nous voir, voici : comme c'est difficile à cause de mes heures et des vôtres je crois que le mieux est d'attendre un peu. Si vous m'éditez il faudra bien que nous nous voyions. Et si vous ne m'éditez pas, il sera plus agréable encore de nous voir
sans les arrière préoccupations professionnelles. Puisque je vous ai écrit une si longue lettre et comme cela me fatigue d'écrire trop souvent, j'ai bien envie ( 2è confidence ) de vous e dire ce qu'il y a de choquant dans le 2è volume pour que si cela vous semblait impubliable vous n'ayez pas besoin de lire le 1er. A la fin du 1er volume ( 3è partie ) vous verrez un M. de Fleurus ( ou de Gurcy, j'ai plusieurs fois changé de noms ) dont il a été vaguement question comme amant de Mme Swann; Or comme dans la vie où les réputations sont souvent fausses et où on met longtemps à connaître les gens, on verra dans le 2è volume seulement que ce vieux monsieur n'est pas du tout l'amant de Mme Swann mais un pédéraste. C'est un caractère que je crois assez neuf, le pédéraste viril, épris de virilité, détestant les jeunes gens efféminés, détestant à vrai dire tous les jeunes gens comme sont misogynes les hommes qui ont souffert par les femmes. Ce personnage est assez épars au milieu de parties absolument différentes pour que ce volume n'ait nullement un air de monographie spéciale comme le Lucien de Binet-Valmer par exemple ( rien n'est du reste plus opposé, à tous points  lede vue ). De plus il n'y a pas une expression crue. Et enfin vous pouvez penser que le p de vue métaphysique et moral prédomine partout dans l'oeuvre. Mais enfin on voit ce vieux monsieur lever un concierge et entretenir un pianiste. J'aime mieux vous prévenir d'avance de tout ce qui pourrait vous décourager. - Je crois que je vous ai dit tout ce que j'avais à vous dire et que c'est la dernière dont je vous ennuie. J'en arrive presque à souhaiter que vous n'aimiez pas mon oeuvre et n'en vouliez pas, et pour de cette façon m'épargner et mes perplexités actuelles, et le regret que j'aurais si je recevais demain des épreuves de Fasquelle, maintenant que j'ai entrevu une collaboration avec vous. Et je suis comme ces voyageurs qui ne pouvant se résoudre eux-mêmes à renoncer à un voyage qui les tente, tâchent de se mettre en retard, de manquer le train, pour être forcés de ne pas partir/ - . Mais non, je serais t de même content si vous aimez mon oeuvre car je tiens beaucoup à votre jugement. Je vous ai lu dans la Revue F. Et si mon livre n'est pas de ces oeuvres que vous aimez parce qu'elles " frisent comme un chou ", cependant la part de spontanéité  y est infiniment plus grande qu'un parti pris d'intercaler des démonstrations intellectuelles de vérités trouvées par la sensibilité ne le laisse croire au premier abord. Le 3è volume, Le Temps Retrouvé, ne laisse aucun doute à cet égard.
            Je vous recommande le secret au sujet du nom de mon autre éditeur. D'ailleurs une discrétion absolue est ma seule chance de pouvoir arriver à une solution favorable sans qu'elle ait rien de désobligeant. Je vous recommande aussi le secret sur le sujet de ma 2è partie et en vous priant d'excuser cette lettre infinie et de croire au plaisir que m'a fait la vôtre, je vous envoie l'expression de mes meilleurs sentiments.

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             Si vous voulez à tout hasard jeter un coup d'oeil sur mon livre, quand vous l'aurez fini prévenez-moi et je le ferai reprendre car je n'ai plus aucun texte pour travailler. Je préfère le faire prendre ayant surtout peur que des cahiers soient perdus. Je ne sais trop si je dois les faire porter à votre domicile privé ou rue Madame. Vous pourriez prévenir le concierge de l'endroit où vous ne voulez pas que ce soit porté, de prévenir un porteur quand il arrivera, de rebrousser chemin vers la bonne destination.

         

vendredi 11 mai 2018

Correspondance Proust Lucien Daudet 2 ( lettres France )

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marcelproust.it

             1914

              Mon cher petit,
              Si ce n'était pas une telle joie - autant qu'on peut en avoir en ce moment - , de recevoir une pareille lettre, et de quelqu'un à qui je n'ai pas cessé un jour avec une tendresse sans cesse grandissante, quel repos déjà de lire cette lettre où il n'y a ni " Boche ", ni leur "Kultur ", ni " pleurer comme un gosse ", ni " soeurette ", ni tout le reste. Toutes choses du reste qu'on supporte bien facilement tant on souffre en pensant au martyre des soldats et des officiers, et tant on est ému de leur sacrifice.
            Mais tout de même la presse, et notamment le *** aurait une meilleure tenue que la victoire n'en serait que plus belle.
            Frédéric Masson, dont j'ai souvent goûté le style vieux grognard autrefois, incarne vraiment trop en ce moment la " culture " française. S'il est sincère en trouvant les " Maîtres Chanteurs " ineptes et imposés par le snobisme, il est plus à plaindre que ceux qu'il déclare  atteints de
 " wagnérite ". Si au lieu d'avoir la guerre avec l'Allemagne, nous l'avions eue avec la Russie, qu"aurait-on dit de Tolstoï et de Dostoievski ? Seulement comme la littérature contemporaine allemande est tellement stupide qu'on ne peut même pas retrouver un nom et un titre que seuls les critiques des Lectures étrangères nous apprennent de temps en temps pour que nous les oubliions aussitôt, aussi ne trouvant où se prendre, on se rabat sur Wagner.
            Mon cher petit, je ne sais pas pourquoi je vous parle de cela et aussi stupidement, car par la brièveté je fausse entièrement ma pensée qui n'est pas celle que vous allez croire. Enfin, mon cher petit, avant tout ceci, vous ne m'avez pas écrit depuis deux mois, depuis la guerre, mais vraiment il n 'y a pas encore eu un jour où je n'ai passé des heures avec vous. Mon cher petit, vous ne sauriez croire comme mon affection actuelle bouturée sur celle d'autrefois a pris une puissance nouvelle ; mais je suis sûr que vous ne me croyez pas. Enfin, vous le verrez.                               telegraph.co.uk
Afficher l'image d'origine            Mon cher petit, j'ai su un mois après que votre beau-frère avait eu un accident d'automobile, je n'ai nullement su que Léon y était et avait été gravement blessé. Pouvez-vous croire que je ne vous aurais pas écrit ! Et vous, vous étiez donc aussi dans la voiture ? ( puisque vous dites : " J'avais Léon blessé à côté de moi  ). Je suis rétrospectivement bien ému d'apprendre cela. Je vais écrire à votre frère. J'allais d'ailleurs le faire pour lui dire mon admiration. La guerre a hélas vérifié, consacré et immortalisé l" Avant-guerre ". Depuis Balzac on n'avait jamais eu un homme d'imagination découvrir avec cette force une loi sociale ( dans le sens où Newton a découvert la loi de la gravitation ). Oui, j'allais lui écrire pour cela et je ne lui aurais pas parlé de l'accident ! J'espère que si sa prophétie ne fut pas écoutée nous saurons appliquer sa découverte et appliquer et pratiquer, Nous , l'Après-guerre. Mais je ne pense pas ( et je pense que c'est aussi l'avis de votre frère quoique je n'aie pas lu ses articles ) qu'elle doive consister à nous rendre inférieurs, à priver je ne dis pas nos musiciens, mais nos écrivains de la prodigieuse fécondation que c'est d'entendre Tristan et la Tétralogie, comme Péladan qui ne veut plus qu'on apprenne l'allemand ( que le général Pau et le général Joffre, heureusement, possédaient à fond ).
            Mon cher petit, moi aussi j'ai été tourmenté pour mon frère, son hôpital à Etain a été bombardé pendant qu'il opérait, les obus crevant sa table d'opération. Il a été du reste cité à l'ordre du jour, pas pour cela, mais pour tant d'autres choses courageuses qu'il ne cesse de faire. Malheureusement il va au-devant des plus grands dangers, et jusqu'à la fin de la guerre  je ne sais ce que le lendemain m'apportera comme nouvelles. Moi je vais passer un conseil de révision et je serai probablement pris; car on prend tout le monde. Du reste j'ai été stupide car je n'avais pas à me faire inscrire, ayant été rayé des cadres comme officier et ces Conseils n'étaient que pour les soldats, à ce que m'a dit N...  qui, passant par Paris, m'a vu un soir ; très gentil, ayant beaucoup gagné, sans doute sous l'influence de sa femme. Il m'a parlé très gentiment de vous et avec une grande admiration de votre dernier livre. Je dois dire qu'il m'a paru infiniment moins enthousiaste de Swann ! Et même que nous sommes enfoncés tous les deux par un livre de quelqu'un qui le touche de près et intéressant surtout, paraît-il, parce qu'il y est question " de gens que nous connaissons ". Lui-même, N... a fait un livre ( je crois historique )  et m'a parlé de " bons à tirer " ( ? ). Je ne sais pas bien ce que c'est. A côté de cela très " va-te-faire-fiche ", " le Général a dit qu'on m'envoie N... ", et aussi d'une simplicité pleine de grâce vraiment, et qui a frappé même ma femme de chambre ( qui est aussi cuisinière, valet de chambre etc. ) laquelle m'a dit : " - Quelle simplicité pour un noble ! "
            Mon cher petit, jusqu'à mon conseil de révision, je me soignerai, pour pouvoir y aller. Mais tout de même si vous venez à Paris, je pourrai vous recevoir ( mais je ne me lève pas ). Après, encore plus facilement si je ne suis pas " pris ". Mais je le serai.. Mon cher petit, tout ce que j'aurais à vous dire exigerait des volumes et j'ai voulu vous répondre tout de suite pour ne pas me laisser " décimer " par cet élan vers vous si j'y résistais. J'espère que vous n'avez pas trop d'amis parmi les " Morts au champ d'honneur ", mais on aime même ceux qu'on ne connaît pas, on pleure même les inconnus. Et à ce propos, mon cher petit, j'ai été bien stupéfait de quelque chose qu'on m'a dit : peu renseigné sur la grandeur réelle et l'éclat fixe des étoiles nouvelles qui resplendissent depuis quelque temps, je croyais devoir un très grand respect à un M. Z... dont je n'ai jamais rien lu, mais qu'on m'avait dit génial. Or, on m'a cité de lui ces propos tenus l'autre jour, qui m'ont fait vomir et que je ne puis croire exacts. Je vous transcris d'autant plus littéralement qu'il s'agit de personnes que je ne connais pas et dont je n'aurais pu inventer les noms, et encore moins les prénoms :         
            " Oui, cette guerre ! Enfin du moins elle aura eu ce résultat de réconcilier Célimène et Alceste ( le comte et la comtesse de X., née ***) Oronte m'a dit de vous dire que Valère s'était très bien conduit ( ces prénoms désignent n'est-ce pas M. de A... et le jeune duc de B... ). Ce que je ne peux pas supporter c'est quand j'apprends la mort de quelqu'un de bien ( c'est-à-dire de chic ). Ah ! oui, apprendre qu'un *** a été tué pour moi c'est un coup terrible ! "
            Est-ce vraiment possible ! Je n'aurais pas cru M. Y. *** ou tel autre bouffon capable, je ne dis pas de parler, mais de penser ainsi, mais un écrivain, un philosophe. J'espère que tout cela est faux. Je ne renie rien.... et je crois que " les gens bien " sont quelquefois très bien. Mais leur mort ne peut pas me faire plus de peine que celle des autres. Et le hasard de mes amitiés fait qu'elle m'en a causé jusqu'ici beaucoup moins. Quant aux morts de la guerre, ils sont admirables, et tellement plus qu'on ne dit. Tout ce qu'on a écrit sur la pauvre Psichari que je ne connaissais pas, mais dont on m'a tant parlé, est si faux. Du reste à part un ou deux, les littérateurs qui en ce moment croient " servir " en écrivant, parlent bien mal de tout cela. ( Il y a des exceptions, avez-vous lu Les trois croix, de Daniel Halévy, dans les Débats, journal où, entre parenthèses, il y a tous les jours un article de je ne sais pas qui, intitulé La situation militaire, qui est remarquable et clair ). Du reste tous ces hommes importants sont ignorants comme des enfants. Je ne sais si vous avez lu un article du Général O... sur l'origine du mot boche qui, selon lui, remonte au mois de septembre dernier quand nos soldats etc... Il faut que lui aussi n'ait jamais causé qu'avec des " gens bien ", sans cela il saurait comme moi que les domestiques, les gens du peuple, ont toujours dit  ; " Une tête de Boche - C'est un sale Boche ". Je dois dire que de leur part c'est souvent assez drôle ( comme dans l'admirable récit du mécanicien de Paulhan ). Mais quand les Académiciens disent " Boche " avec un faux entrain pour s'adresser au peuple, comme les grandes personnes qui zézayent quand elles parlent aux enfants ( W., X. et Y., etc ), c'est crispant.
            Mon cher petit, la fatigue me paralyse et je n'ai plus la force de vous donner des nouvelles de Reynaldo. Il était à Melun et ayant demandé à partir dans l'Est, a été envoyé à Albi d'où il va cependant hélas, partir pour " les tranchées "..... Je ne puis vous dire, depuis le commencement de cette guerre, toutes les preuves de tendresse morale qu'il a données. Je ne dis pas spécialement au point de vue de la guerre, mais même par ricochet..... Vraiment Reynaldo est un roc de bonté sur lequel on peut bâtir et demeurer. Et de bonté vraie. Il est vrai par-dessus tout.... Si vous désirez lui écrire, il faudrait mieux qu'à son régiment, lui écrire " Hôtel du Vigan, Albi, Tarn ". Vous lui ferez grand plaisir, car il vous cite à tous propos, et ne vous compare jamais que pour vous préférez.
            Mon cher petit, mettez mes respectueux hommages aux pieds de Madame Daudet, et mille tendresses de votre

                                                                                     Marcel

            P.-S. - Hôtel Brunswick ( note de Daudet : auberge où il loge à Tours )me semble un peu " boche ". Il est vrai que Béranger neutralise. Odile ( nièce de Deaudet qui vient de naître, note Lucien Daudet ) doit être bien gentille.



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            Mon cher petit, Le
            Je ne vous envoie qu'un mot, un mot de grande tendresse mais pas long, et voici pourquoi. Par un de ces malentendus où il y a peut-être de grands déclenchements de l'inconscient ( un peu comme cette crise que j'ai eue le jour d'aller chez vous et qui a fait de moi le plus ridicule des poussifs dans la maison où j'aurais aimé être le moins imparfait, près de Madame votre Mère, de vous ) - de même, le jour même où Reynaldo pour la première fois depuis si longtemps est venu en permission, j'ai été pris peut-être à cause de la neige, et du brouillard, d'une série de terribles crises qui n'ont fini que le lendemain de son départ ! de sorte que j'ai à peine pu l'entrevoir dans des tourbillons de fumée ( non cependant sans lui remettre votre lettre qu'il a enfouie dans une poche de sa capote, ne pouvant lire commodément dans ma fumigation ). Le regret de ne pas profiter de lui pendant ces huit jours, de ne pouvoir aller aux petites réunions ( on peut dire cette fois " intimes ! " ) pour faire entendre ce qu'il a composé à Vauquois, a été encore moins grand que celui de le laisser partir avec l'impression (fausse ) que j'étais toujours ainsi. Mais il faut tout de même que je fasse attention ( quoique bien ). Le pauvre X... me disait toujours que c'était par ces genres de temps que mouraient les emphysémateux dont je suis. Puis mon coeur est très mal portant en ce moment. Autre risque. Et je voudrais tant que mes épreuves fussent au moins corrigées. Tout cela, mon petit, pour m'excuser d'être court.

                                          Tendrement à vous,

                                                                                    Marcel.

Correspondance Marcel Proust Lucien Daudet 1 ( Lettres France )

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                                                                                 ( Lucien Daudet date cette lettre de

                                                                                               Fin août 1913 )

            Mon cher petit,
            ...... Je suis bien heureux que ma lettre ait dissipé les malentendus. Mais enfin, puisque vous me dîtes, " j'ai été triste de ne pas vous voir au moment du mariage d'Edmée " ( soeur de Daudet, note du livre ) comment puis-je ne pas vous dire que je n'ai reçu ni lettre de faire-part ni annonce ou invitation d'aucune sorte ( montrez-moi en ne répondant pas à ceci que vous comprenez bien que ceci n'est pas une "récrimination " ). Chose comique, le hasard fait que les deux fois où je suis sorti ( j'entends sorti de chez moi, car je ne suis allé chez personne ) étaient les veilles de " contrats "ou choses analogues, ce qui amenait le dialogue suivant :
            - " On vous verra demain chez Madame Daudet.
            - Mais non, je ne suis pas invité. "
            Et la réplique des amis qui croient arranger en disant :
           - " Oh ! pardon, je vois que j'ai fait une gaffe ; d'ailleurs je crois qu'ils n'ont pas invité beaucoup de monde. "
Afficher l'image d'origine *           Mon cher petit, au nom du ciel, ne vous imaginez pas que tout ceci soit un reproche !!! Mais comme le jour du dernier goûter chez Madame Daudet, j'avais eu une vision particulièrement radieuse de votre soeur que je n'avais jamais vue si ravissante ni si bonne pour moi ( elle avait été délicieuse avec moi ), je veux que vous sachiez que si je m'y étais cru autorisé par le moindre faire-part, je n'aurais pas manqué de lui écrire et de vous écrire à tous. Si vous avez l'occasion de lui dire, non comme une récrimination, mais comme une " déclaration ", vous me ferez plaisir. Quant à votre  " méfiance de vous-même " vis-à-vis de moi, permettez-moi de ne pas y répondre car je crois que vous savez très bien comme je vous admire et vous aime et n'avez nul besoin que j'insiste là-dessus. J'ai même failli mille fois vous ennuyer pendant la fabrication de mon livre. Car nous avons ceci de spécial, que je suis la seule personne qui aie besoin de connaissances précises, de savoir exactement les choses dont je parle, et que vous êtes la seule qui les sachiez. Et sans doute vous écrire m'eut épargné les correspondances interminables que j'ai eues avec des horticulteurs, des couturiers, des astronomes, des héraldistes, des pharmaciens, etc. et qui ne m'ont servi à rien et qui, peut-être, leur ont servi à eux, car j'en savais un tout petit peu plus qu'eux.
            Mon cher petit, vous savez que je suis très souffrant, très ennuyé, très malheureux. Je vous prie de comprendre que c'est pour cela si ma lettre répond imparfaitement à bien des choses que vous me dites, mais c'est une telle fatigue pour moi d'écrire. Moi qui ai plus de méfiance de moi que vous n'en avez de vous, je n'ose vous proposer de vous envoyer, si cela pouvait vous amuser à parcourir, les épreuves de mon premier volume ( car hélas, le livre sera divisé, et stupidement sans qu'on puisse dès le 1er volume se douter de ce que cela sera, en trois volumes ). ( Dieu sait si jamais je pourrai faire paraître les deux autres, qui sont écrits, mais je change sur épreuves du 2è et du 3è volumes, que je n'ai même pas encore données à l'éditeur, combien de temps se passera-t-il ).    
            Je ne suis pas très désireux de vous les envoyer parce que je sais bien que même si on lit un livre, on ne le relit pas, et il y aura çà et là des améliorations du dernier moment que j'aime mieux que vous connaissiez. Mais enfin si cela vous amuse ( c'est beaucoup dire ! ), vous n'aurez quand vous serez dans un endroit fixe où je puisse vous envoyer un paquet recommandé qu'à me dire de le faire et je vous enverrai aussitôt que je le pourrai des épreuves que vous pourrez à la rigueur perdre car je les aurai en double, mais que j'aime mieux que vous ne perdiez pas, parce que je ne les aurai qu'en double, que l'autre double retournera à l'éditeur et que si j'avais égaré une feuille, je serais bien content de pouvoir en distribuer une de votre double pour remplacer la feuille perdue. Mais j'ai peur d'aller au-devant d'une " roumestanerie " ( note de Lucien Daudet : allusion au personnage de son père " Numa Roumestan " ) en vous offrant cela et qu'au fond cela vous assomme d'autant plus que je vous assure, ce 1er volume seul, c'est, je ne peux pas dire peu de choses parce que je ne le pense tout de même pas, mais enfin bien peu de choses dans son ensemble qui lui donnera sa signification, si je peux me remettre au travail.
            Mon cher petit, j'ai voulu vous écrire mais je ne vous écrirai plus parce qu'il faudrait que je reprenne 30 kilos ( ! ) et pour cela ne pas écrire, etc., etc...
            Au revoir mon cher petit, je vous envie bien les beaux jours avec votre Mère ; quand on sait le grand poète qu'elle est, on se dit que la quotidienne interposition de sensibilité entre la nature, la vie et vous, doit être bien passionnante. Présentez lui mes respectueux hommages ainsi qu'à votre soeur et à votre belle-soeur si elles sont auprès de vous, et dites toutes mes affections à votre frère ; je vous embrasse tendrement, mon cher petit,
                                  Votre
                                                                             Marcel

            J'espère connaître votre beau-frère l'hiver prochain.
            Quelqu'un que j'ai eu un grand plaisir, et ce n'est pas assez dire, à retrouver rue de Bellechasse, comme évoqué des soirs d'autrefois, c'est Flament. Il a été tel que ce que je pouvais me rappeler de mieux de lui, et de combien d"être peut-on dire cela. Le hasard d'une soirée chez Larue me l'a fait revoir ensuite et trouver vraiment parfait, n'ayant aucun des défauts mondains qu'on pourrait supposer ( du moins c'est ainsi qu'il m'a paru ) et exprimant mieux même qu'autrefois ce qu'il était déjà sans doute autrefois. Je vous dis tout cela très mal ( et nullement pour que vous le lui répétiez, au contraire, Nous nous sommes dit très bien l'un à l'autre tout ce que nous éprouvions. )


__________________

            Au bas de cette lettre Lucien Daudet note :
           "  Au reçu de cette lettre, je suppliai Marcel Proust de m'envoyer des épreuves le plus vite possible. Je les reçus le surlendemain et passai toute cette journée et une partie de la nuit suivante à lire Swann.
            Je revins de là ( car j'avais l'impression d'un voyage autant que d'une lecture ) ébloui. J'essayai de lui dire tout de suite pourquoi j'étais ébloui.



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            Mon cher petit,
            Je ne crois que mon admiration pour vous soit un effet de ma tendresse pour vous, mais je crois que ce que vous appelez votre admiration pour mon livre est un effet de votre grande gentillesse pour moi. Et peut-être n'en a-t-elle jamais eu de plus grand, de plus prodigieux que cette lecture et cette lettre immédiate, telles qu'en voyant tout à l'heure votre écriture et quelque désir que ce pût déjà être une " appréciation " comme dirait la Comtesse A., j'ai calculé qu'il était même impossible que vous eussiez reçu mes épreuves quand votre lettre était partie.
            Mon cher petit, dans le second volume vous verrez un diplomate "Gd Seigneur " si poli qu'on ne peut jamais croire que ses lettres quand on les reçoit soient déjà des réponses et qu'on croit que la correspondance s'est croisée, et qu'il semble qu'il existe des levées spéciales pour lui. Vraiment j'ai eu la même impression devant ce miracle de gentillesse. Dire que dans l'amour, quand on aime et qu'on n'est pas aimé ( c'est la forme sous laquelle je connais habituellement ce sentiment ) on fait mille calculs pour se persuader que la femme n'a pas pu matériellement vous écrire encore, quelque désir qu'elle en ait. Et que quand quelqu'un veut faire quelque chose de sublimement gentil, il peut par retour du courrier vous écrire dix pages qui en condensent, en exaltent, en magnifient, en stylisent, en approfondissent cinq cents.
            Mon cher petit, comment pourrais-je jamais vous remercier. J'avais justement envie de vous récrire parce que j'ai eu l'idée d'interpoler un peu les dernières pages que vous avez ( ou plutôt de leur rendre leur ordre primitif ) et d'ajouter pour fin du volume quelques pages qui venaient un peu plus loin et que vous n'avez pas. Je vais tâcher de les trouver et de vous les envoyer et si cela ne vous gêne pas trop, vous me direz si cela ne finit pas mieux que la dernière page actuelle. Quant aux épreuves que vous avez, vous pouvez les garder tant que vous voudrez. Je serai naturellement excessivement fier si Madame votre mère veut bien en lire quelques pages. Si cela n'était pas ridicule j'aurais à m'excuser auprès d'elle de certaines rencontres. Ainsi, ce que vous me dites trop gentiment d'un oiseau qui divise un arbre incertain ( je ne sais pas exactement la phrase ) est bien moins joli qu                       " Son vol est un circuit dessiné par sa voix " ( Mme Alphonse Daudet )   ***              
Afficher l'image d'originemais y ressemble, moins l'arabesque adorable. Mais Madame Daudet peut être certaine que s'il y a eu rencontre il n'y a jamais eu plagiat ; eussé-je connu cette pièce avant d'avoir écrit cette page ( en réalité écrite depuis des années, que j'aurais été incapable d'y introduire quelque chose qui ne serait pas de moi. Et à ce propos remerciez infiniment Madame Daudet de sa ravissante carte. Je l'ai reçue comme le plus charmant honneur ! Je ne lui ai pas récrit par discrétion et par fatigue.                                                                    
            Mon cher petit, je réponds à certaines choses que vous me dîtes. Je n'ai plus d'épreuves sous les yeux, mais je suis presque sûr de n'avoir jamais dit qu'on tuait un poulet le jour où on le mangeait ( bien que cela se passe souvent à la campagne ). Françoise fait chaque soir un poulet et ce n'est pas celui du jour qu'elle tue. - Pour les fleurs, j'ai, je vous assure, beaucoup de scrupules ; ainsi dans la 1ère version parue dans le Figaro de ces aubépines, il y avait dans le même chemin des églantines. Mais ayant trouvé dans la Flore de Bonnier que les églantines ne fleurissaient que plus tard, j'ai corrigé et j'ai mis dans le livre " qu'on pourrait voir quelques semaines plus tard, etc., " Pour la verveine et l'héliotrope, il est vrai que Bonnier indique pour la première qu'elle fleurit de juin à octobre, pour la seconde de juin à août ! Mais comme il s'agit dans Bonnier de fleurs sauvages, j'avais cru ( et l'horticulteur à qui j'ai écrit m'avait assuré ) que dans un jardin ( et non plus dans la haie comme pour l'épine et l'églantine ) on pouvait les faire fleurir dès mai quand les aubépines sont encore en fleurs. Puisque c'est impossible, que puis-je mettre d'autre, le réséda et le jasmin seraient-ils possibles, ou d'autres ? Et à ce propos savez-vous comment est " le Chêne d'Amérique " ? Du reste vous me direz dans ma fin nouvelle que vous recevrez s'il y a des erreurs. Je ne suis pas certain.                       Mon cher petit, vous me dites qu'il y a un certain sens social et des répercussions aussi dans ce livre ; j'accepte ce double compliment ; vous verrez que c'est vrai quand vous connaîtrez les 2 autres volumes. D'ailleurs presque tout ce que vous avez lu ne prendra son sens qu'alors, et si j'ai parlé des noms de pays dans ce volume, ce n'est pas une digression, le dernier chapitre s'appelle : " Noms de pays : le Nom " Le principal chapitre du second volume  s'appelle : " Noms de pays : le Pays. " Et cet exemple n'est rien, François le Champi revient à la fin du 3è volume, etc. Souvent, vous le savez on dit d'un grand artiste " à côté de son génie c'était une vieille bête qui avait les idées les plus étroites ", mais comme on a d'avance l'idée de son génie on ne se le figure pas en réalité étroit et ridicule. Aussi j'ai trouvé plus frappant de montrer d'abord Vinteuil vieille bête sans laisser soupçonner qu'il a du génie, et dans le 2è chapitre de parler de sa sublime sonate que Swann n'a même pas un instant l'idée d'attribuer à la vieille bête. De même ce n'est pas une erreur si dans le 1er chapitre, à la 2è ou 3è page vous avez lu : " Suis-je à Tansonville chez Mme de Saint-Loup ? " Alors que Tansonville appartient à Swann ; mais c'est que dans le 3è volume Mlle Swann épouse Robert de'Saint-Loup que vous connaîtrez dans le second volume.
****            Je vous dis tout cela, mon cher petit, pour vous donner ma plus intime confidence, vous dévoilez d'avance mes pauvres petits secrets.
           Mon cher petit, quant à ce que vous me dites d'un article, je n'ai aucun besoin de poser avec vous, ce que je ne ferais du reste avec personne. Ce sera pour moi, si vous ne changez pas d'avis et d'envie, une joie profonde ou plutôt beaucoup de joies diverses, et où la joie nullement désintéressée d'entendre parler de moi en public d'une façon si favorable par quelqu'un comme vous, ne sera nullement absente. J'en serai assez ravi au point de vue du pur sentiment que je peux très franchement vous dire que je le serai aussi au point de vue de mon amour-propre. Celui-ci n'est pas souvent gâté. La " Soirée chez Mme de St-Euverte " et d'autres pages, je les avais envoyées à *** et à *** . M. X. et M. XX les ont refusées et ce n'est pas trop étonnant. Mais d'autres pages envoyées à *** ( gens intelligents ) l'ont été également. En désespoir de cause, j'ai envoyé St-Euverte au supplément du Figaro . Chevassu a trouvé cela " aigu ", ce que X. avait déjà trouvé. Mais trop long, et m'a tout renvoyé. Quant à M. Hébrard, il demandait tout le temps à Reynaldo et à d'autres que je lui envoie des choses au Temps. Je lui ai envoyé un article sur La Colline inspirée ( il faudra que je le dise à Barrès qui ne le sait pas et m'a écrit, paraît-il une longue lettre laquelle ne m'est jamais parvenue )... Il ne l'a pas pris et n'a même jamais répondu.
            Mais avec votre "signature " cela sera autrement facile ! Si vous ne changez pas d'intention ( et vous m'avez déjà écrit cette lettre adorable, ne vous fatiguez pas si vous avez à ce moment-là quelque chose à faire, si vous voyagez ), mais enfin pour le cas où vous voudriez toujours le faire, vous pourriez m'envoyer cet article ( si vous n'avez pas de préférence pour le journal où le faire paraître ) et Reynaldo qui est fâché avec Le Journal et Le Temps m'aient refusé dernièrement, voudra peut-être avoir une revanche dans l'un ou dans l'autre en y faisant insérer votre article. Ou bien mon éditeur qui paraît-il excelle à faire connaître ses auteurs et s'est battu en duel parce que l'Académie avait donné un prix au livre de Romain Rolland au lieu d'à celui qu'il avait édité et qui est très versé dans ces choses, pourrait se charger des démarches auprès d'un Echo de Paris quelconque. Je connais un peu Laffite ( de Cabourg ). Je ne sais s'il a toujours Excelsior, ni si c'est un journal suffisamment littéraire. Si Calmette y consentait, le livre lui étant dédié, le plus naturel serait Le Figaro.
            En un mot, si vous n'avez pas de préférences spéciales, je pourrai donner carte blanche soit à Reynaldo, soit à Grasset, soit tâcher ( ce qui est un peu plus délicat ) avec Calmette. Tout cela au cas où l'Action Française ne vous paraîtrait pas devoir accueillir volontiers l'article, car à cause de votre frère et de Maurras, c'est encore ce qui me flatterait le plus.
            Mon cher petit, je vous quitte parce que je suis si mal que je ne sais comment j'ai pu vous écrire aujourd'hui ; je suis en ce moment bien malade et accablé de chagrins, mais votre lettre m'a ému d'une secousse si profonde que ce devrait être à en recouvrer sur-le-champ la santé et le bonheur. Que j'aimerais être votre " miraculé * " mon petit ! En tous cas, l'adorable miracle de gentillesse vous l'avez fait, fait et parfait, comme un chef-d'oeuvre, et je vous en remercie de tout mon coeur.
                                   Votre

                                                                                          Marcel

* Lucien Daudet note à propose de ce miraculé : " Allusion au bonheur et à l'émotion que j'avais eus, quelque temps auparavant à Lourdes, de voir guérie instantanément sur le passage du Saint-Sacrement, une femme mourante et inconnue de moi dont je conduisais la petite voiture. 

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lundi 7 mai 2018

La femme de l'autre et le mari sous le lit 6 suite et fin Fiodor Dostoievski ( nouvelle Russie )


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                                                                La femme d'un autre et
                                                                                    le mari sous le lit

             En effet le chien de la maîtresse de maison qui avait dormi sur un coussin dans un coin tout ce temps,  s'était soudain réveillé, avait flairé des étrangers et s'était rué sous le lit.
            - Ô mon Dieu quel chien stupide ! chuchota Ivan Andreievitch. Il va nous trahir. Il va nous obliger à sortir au grand jour.Voilà un châtiment de plus !
            - Allons, vous avez une telle frousse que c'est fort possible.
            - Ami, Ami, ici ! cria la maîtresse de maison. Ici, ici !
            Mais le chien n'obéissait pas et avait rampé directement vers Ivan Andreievitch.
            - Que se passe-t-il, mon petit coeur, pourquoi notre petit Ami n'arrête-t-il pas d'aboyer ? dit le vieillard.  Il y a certainement des souris ou notre chat Vasska qui se trouve par ici. J'entendais bien qu' il n'arrêtait pas d'éternuer. Vasska doit être enrhumé aujourd'hui.
            - Du calme, chuchota le jeune homme, ne vous retournez pas ! Peut-être va-t-il battre en retraite,  tout simplement.
            - Cher monsieur,  cher monsieur, lâchez mes mains ! Pourquoi les tenez-vous ?
            - Chut ! Silence !
            - Mais je vous en prie, jeune homme, il me mord le nez ! Vous voulez que je sois privé de nez !
            Il s'ensuivit une lutte et Ivan Andreievitch dégagea ses mains. Le chien aboyait à n'en plus finir. Soudain il cessa d'aboyer et se mit à glapir.
            - Ah ! s'écria la dame
            - Monstre, que faites-vous ? Chuchota le jeune homme. Vous nous perdez l'un et l'autre Pourquoi l'avez-vous attrapé ? Mon Dieu,  il l'étrangle ! Ne l'étranglez pas, laissez-le partir!  Monstre ! Vous ne savez pas ce que peut faire le coeur d'une femme après cela ! Elle nous dénoncera l'un et l'autre si vous étranglez son chien.
            Mais Ivan Andreievitch n'entendait plus rien. Il avait réussi à attraper le chien et dans un sursaut de son instinct de conservation il l'avait étranglé. Le chien poussa un glapissement et rendit l'âme.
            - Nous sommes perdus, chuchota le jeune homme.
            - Mon petit Ami, mon petit Ami ! s' écria la dame. Mon Dieu, que font-ils de mon petit Ami ? Ami, Ami ! Ami, ici ! Ô monstres, barbares ! Mon Dieu, je me sens mal !
            - Que se passe-t-il ? Que se passe-t-il ? S' écria le vieillard en bondissant de sa chaise. Qu' as-tu mon petit coeur ? Ami ici ! Ami, mon petit Ami, criait le vieillard en claquant des doigts, en faisant des baisers et en appelant le petit Ami sous le lit. Ami, ici, ici ! Il n'est pas possible que Vasska l'ait mangé. Il faut fouetter Vasska, ma chère. Cela fait déjà un mois entier qu'on ne l'a pas fouetté ce filou. Qu'en penses-tu ? Je vais en parler demain à Praskovia Zakharievna. Ah, grand Dieu ! Ma chère, qu'as-tu ? Tu es toute pâle. Oh là, quelqu'un, quelqu'un !
            Et le petit vieux se mit à courir dans la pièce.
            - Scélérats. Monstres ! Criait la dame en se tordant sur le divan.
            - Qui ? Qui ? De qui parles-tu cria le vieillard.
            - Il y a là des hommes, des étrangers... Là, sous le lit ! Ô mon Dieu ! Ami, mon petit Ami ! Qu'ont-ils fait de toi ?
            - Ah, mon Dieu, Ciel ! Quels gens ! Mon petit Ami... Non ! Holà ! Des gens, qu'on vienne ici ! Qui est là ? S'écria le vieillard en saisissant un chandelier et en se penchant pour voir sous le lit. Des gens, des gens !...
            Ivan Andreievitch était allongé plus mort que vif à coté du cadavre sans souffle du petit Ami. Mais le jeune homme suivait chaque mouvement du vieillard. Soudain celui-ci passa de l'autre côté, s' approcha du mur et se pencha. En un instant le jeune homme sortit de sous le lit et se mit à courir pendant que le mari cherchait ses invités de l'autre côté de la couche nuptiale.
            -  Mon Dieu ! Chuchota la dame en regardant de près le jeune homme. Qui êtes-vous ? Je pensais que...
            - L'autre monstre est resté, chuchota le jeune homme. C'est lui le coupable de la mort d'Ami...
            - Aïe ! S' écria la dame.
            Mais le jeune homme avait déjà disparu de la pièce.
            - Aïe ! Il y a quelqu'un ici. Il y a la botte de quelqu'un ici, s'écria le mari en attrapant le pied d'Ivan Andreievitch.
            - Assassin ! Assassin ! Criait la dame. Oh Ami,  mon Ami !
            - Sortez d'ici, sortez, criait le vieillard en tapant des deux pieds sur le tapis. Sortez ! Qui êtes-vous ? Partez ! Qui êtes-vous ? Mon Dieu quel homme bizarre !
            - Oui, ce sont des brigands...
            - Au nom du ciel, au nom du Ciel !  Cria Ivan Andreievitch en sortant. Au nom du Ciel votre Excellence, n'appelez pas des gens, Votre Excellence, n'appelez pas des gens ! C'est parfaitement inutile. Vous ne pouvez pas me chasser dehors... Je ne suis pas celui que vous croyez ! En fait, je suis... Votre Excellence tout cela est dû à une erreur ! Je vais immédiatement vous expliquer, Votre Excellence, poursuivit Ivan Andreievitch, en sanglotant et en pleurnichant. Tout vient de ma femme, c'est-à-dire non pas de ma femme mais de la femme d'un autre. Je ne suis pas marié, simplement je... Il s'agit de mon ami et camarade d'enfance. ..
            - Vous parlez  d'un camarade d'enfance ! Cria le vieillard en tapant du pied. Vous êtes un voleur,  vous êtes venu nous dévaliser... vous parlez d'un camarade d'enfance. ..
            - Non, je ne suis pas un voleur, Votre Excellence, je suis effectivement un camarade d'enfance. Je me suis seulement trompé par inadvertance, je me suis trompé d'entrée.
            - Oui, je le vois bien monsieur, de quelle entrée vous sortez en rampant.
            - Votre Excellence ! Je ne suis pas celui que vous croyez. Vous vous trompez. J'affirme que vous êtes dans un cruel égarement, Votre Excellence. Regardez-moi, examinez-moi et vous verrez certains signes et certains indices que je ne puis être un voleur.Votre Excellence !Votre Excellence, criait Ivan Andreievitch en joignant les mains et en s' adressait à la jeune dame. Vous êtes une dame, vous me comprendrez... C'est moi qui ai fait périr le petit Ami... Mais je ne suis pas coupable, je vous le jure, je ne suis pas coupable ! C'est toujours cette femme qui est coupable. Je suis un homme malheureux, je bois le calice !
            - Je vous en prie, qu'est-ce que cela peut me faire que vous buviez le calice. Peut-être n'est-ce pas le premier que vous buvez, à en juger par votre situation c'est évident.  Mais comment êtes-vous entré ici, cher monsieur ? Cria la vieillard tout tremblant d'émotion,  mais en s'assurant effectivement que, d'après certains signes et certains indices, Ivan Andreievitch ne saurait être un voleur. Je vous le demande, comment êtes-vous entré ici ? Vous êtes comme un brigand...
            - Pas un brigand, Votre Excellence. Je me suis seulement trompé d'entrée.  Non vraiment pas un brigand ! Tout cela vient de ma jalousie. Je vais tout vous dire Votre Excellence, je vais tout vous dire sincèrement, comme à mon propre père, parce que vous avez un âge tel que je peux vous considérer comme mon père.
            - Comment cela, un âge tel ?                                                             topannonces.fr    
Image associée            - Votre Excellence, peut-être vous ai-je offensé ? En effet, une si jeune dame... à votre âge. Il est agréable de voir Votre Excellence, il est vraiment agréable de voir une telle union... dans la fleur de l'âge, mais n'appelez pas des gens... je vous en supplie, n'appelez pas des gens... Les gens ne feront que rire. Je les connais... je ne veux pas dire par là que je ne fréquente que les domestiques, j'ai aussi des domestiques, Votre Excellence, et ils n'arrêtent pas de rire. Les ânes ! Votre Grâce... je ne crois pas me tromper je parle à un prince...
            - Non, pas à un prince cher monsieur, vous avez affaire à moi-même. S' il vous plaît ne m'amadouez pas avec des " Votre Grâce ". Comment vous êtes-vous retrouvé ici, cher monsieur ? Comment vous êtes-vous retrouvé ici .                                                      t
            - Votre Grâce, je veux dire votre Excellence, excusez-moi, je croyais que vous étiez. Votre Grâce. .. Je me suis mépris, je me suis fourvoyé, cela arrive. Vous ressemblez tant au prince Korotkooukhov que j'ai eu l'honneur de rencontrer chez mon ami monsieur Pouzyriev. Voyez-vous je fréquente aussi des princes et j'ai aussi rencontré un prince chez mon ami. Vous ne pouvez pas me prendre pour celui que  vous me prenez, Je ne suis pas un voleur.Votre Excellence, n'appelez pas des gens, si vous appelez des gens qu'en résultera-t'il ?
            - Mais comment vous êtes-vous retrouvé ici, s'écria la dame, qui êtes-vous ?
            - Mais oui, qui êtes-vous reprit le mari ? Et moi, mon petit coeur,  je croyais que c'était notre Vasska qui était sous le lit et qui éternuait ! Et c'est lui ! Ah espèce de débauché, de débauché... Mais qui êtes-vous à la fin ?
            Et le petit vieux se remit à taper des pieds sur le tapis,
            - Je ne peux parler,  Votre Excellence.  J'attends que vous ayez terminé... Je saisis vos fines plaisanteries. En ce qui me concerne c'est une histoire ridicule. Votre Excellence je vais tout vous dire. On peut tout expliquer sans cela, enfin je veux dire, n'appelez pas des gens Votre Excellence, soyez magnanime avec moi !... Peu importe que je me sois retrouvé sous le lit... Je n'en n'ai pas perdu mon importance. Cette histoire est des plus comiques,  Votre Excellence, cria Ivan Andreievitch en adressant un regard implorant à l'épouse. C'est vous surtout qui allez rire, Votre Excellence... Vous voyez sur scène un mari jaloux. Vous voyez je m'humilie, je m'humilie moi-même de mon plein gré. Bien entendu j'ai fait périr Ami mais ... mon Dieu je ne sais plus ce que je dis,
            - Mais comment, comment donc êtes-vous entré ici ?
            - En profitant de l'obscurité de la nuit, Votre Excellence, en profitant de cette obscurité... Je suis coupable, pardonnez Votre Excellence ! Je vous prie humblement de m'excuser ! Je ne suis qu'un mari offensé rien de plus. N'allez pas croire Votre Excellence, que je suis un amant. Je ne suis pas un amant ! Votre épouse est très vertueuse, si j'ose m'exprimer ainsi. Elle est pure et innocente...
            - Quoi, quoi, qu 'osez-vous dire ? s' écria le vieillard en tapant une nouvelle fois des pieds. Vous êtes fou ou quoi ? Comment osez-vous parler de ma femme ?
            - Ce scélérat, cet assassin qui a tué Ami, criait l'épouse en s'inondant de larmes. Et il ose encore !
            - Votre Excellence, Votre Excellence,  je viens encore de dire n'importe quoi, cria Ivan Andreievitch saisi de stupeur, j'ai raconté des histoires, rien de plus. Considérez que je n'ai pas toute ma tête ! Je vous donne ma parole d'honneur que vous me rendrez un immense service. Je vous tendrais bien la main, mais je n'ose le faire...je n'étais pas seul, je suis un oncle... enfin je veux dire qu'on ne peut me prendre pour un amant... Mon Dieu je recommence à dire n'importe quoi. Ne vous vexez pas Votre Excellence, cria Ivan Andreievitch à l'épouse. Vous êtes une dame, vous comprenez ce qu'est l'amour, c'est un sentiment délicat... Mais qu'est-ce que je dis ? Je me remets à dire n'importe quoi ! Enfin je veux dire que je suis un vieillard, c'est-à-dire un homme d'un certain âge et non un vieillard, que je ne peux être votre amant, et un amant c'est Richardson, je veux dire Lovelace... j'ai dit n'importe quoi, mais vous  voyez Votre Excellence que je suis un homme cultivé, je connais la littérature. Vous riez Votre Excellence!  Je suis ravi, ravi de vous avoir fait rire !
            - Mon Dieu, comme vous êtes un homme bizarre, cria la dame toute secouée de rires.
            - Oui bizarre, et qu' est-ce qu' il est sale, dit le vieillard ravi de voir sa femme se mettre à rire. Mon petit coeur il ne peut pas être un voleur. Mais comment est-il entré ici ?
            - C'est vraiment étrange ! Vraiment étrange, Votre Excellence, c'est comme dans un roman ! Comment ? En pleine nuit, dans une capitale, un homme sous un lit ? C'est ridicule, c'est étrange ! Rinaldo Rinaldini en quelque sorte, mais ce n'est encore rien,  Votre Excellence.  Je vais tout vous dire. Et pour vous Votre Excellence, je trouverai un nouveau bichon... un bichon étonnant ! Avec de longs poils, des petites pattes qui ne savent pas faire deux pas ! S'il se met à courir il se prend dans ses propres poils et tombe. On ne le nourrit qu'avec du sucre. Je vous l'apporterai Votre Excellence, je ne mangerai pas de vous l'apporter.
            - Ha ! Ha ! Ha ! Ha, ha, ha ! La dame se jetait d'un côté à l'autre du divan à force de rire. Mon Dieu ! J'ai une crise de nerfs... Oh, qu'est-ce qu' il est drôle !
            - Oui, oui ! Ha, ha, ha ! Hi, hi, hi ! Il est drôle tout sale comme cela, hi, hi, hi !
            - Votre Excellence, Votre Excellence,  maintenant je suis parfaitement heureux ! Je vous aurais bien tendu ma main, mais je n'ose pas, Votre Excellence, je sens que je me suis égaré, mais maintenant j'ouvre les yeux. Je crois que ma femme est pure et. innocente. J'ai eu tort de la soupçonner...
            - Sa femme, sa femme ! cria la dame qui pleurait de rire.
            - Il est marié ! Est-ce possible, je ne l'aurais jamais cru ! Reprit le vieillard
            - Ma femme, Votre Excellence, et elle est coupable de tout,  enfin je veux dire que c'est moi qui suis coupable, je la soupçonnais. Je savais qu'un rendez-vous avait été fixé ici, là-haut, j'ai intercepté un billet, je me suis trompé d'étage et je suis resté couché sous le lit...
            - Hé ! Hé ! Hé ! Hé!
            - Ha ! Ha ! Ha ! Ha !
            - Ha ! Ha ! Ha ! Ha ha ! Ivan Andreievitch finit par rire. Oh, comme je suis heureux!  Oh, comme il est attendrissant de voir que nous sommes tous d'accord et heureux. Et ma femme parfaitement innocente ! J'en suis presque sûr. Il doit certainement en être ainsi, Votre Excellence ?
            - Ha ! Ha ! Ha ! Hi ! Hi ! Tu sais qui sait qui c'est mon petit coeur ?  Finit par dire le vieillard en cessant enfin de rire.
            - Qui ? Ha ha , ha , Ha, Qui ?
            - C'est la petite mignonne qui fait des oeillades avec le gandin. C'est elle,  je parie que c'est sa femme !
            - Non Votre Excellence, je suis sûr que ce n'est pas elle, j'en suis absolument sûr !
            - Mais mon Dieu, vous perdez votre temps, s'écria la dame en cessant de rire. Courez, allez en haut ! Peut-être les trouverez-vous...
            - En effet,  Votre Excellence, je file. Mais je ne trouverai personne, Votre Excellence, ce n'est pas elle, j'en suis sûr par avance.  Elle est maintenant à la maison. C'est bien moi. Je ne suis qu'un jaloux, rien de plus...? Qu' en pensez-vous est-il possible que je les trouve là-haut,  Votre Excellence ?
            - Ha ! Ha ! Ha !
            - Hi ! Hi ! Hi ! Hi !
            - Filez, filez ! Et quand vous reviendrez, venez nous raconter, cria la dame, ou plutôt non. Amenez-la demain matin je veux faire sa connaissance.
            - Adieu Votre Excellence, adieu!  Je ne manquerai pas de l'amener. Enchanté d'avoir fait votre connaissance. Je suis heureux et content que tout soit terminé et se soit si bien dénoué, de façon aussi inattendue.
            - Et le bichon ! Ne l'oubliez pas, avant toute chose apportez un bichon !
            - Soyez sans craintes,  Votre Excellence,  je ne manquerai pas de l'apporter, reprit au bond Ivan Andreievitch qui était entré de nouveau en courant dans la chambre, parce qu'il avait déjà pris congé et était sorti. Je vous l'apporterai sans faute. Il est si mignon ! Comme si un confiseur l'avait fait avec des bonbons. Et il est comme ça,  S'il se met à marcher, il s'emmêle dans ses propres poils et il tombe. Il est ainsi fait, vraiment. Je disais encore à ma femme: " Mon petit coeur pourquoi tombe-t-il toujours ? - Oui, il est si mignon, " a-t-elle dit. En sucre Votre Excellence, je vous le jure, il est en sucre ! Adieu Votre Excellence,  ravi, absolument ravi d'avoir fait votre connaissance, tout à fait ravi !
            Ivan Andreievitch prit congé et sortit.
            -  Hé vous là-bas ! Cher monsieur, attendez, revenez ! Cria le petit vieux derrière Ivan Andreievitch qui partait.
            Ivan Andreievitch revint pour la troisième fois.
            - Je n'arrive pas à trouver Vaska notre chat. Vous ne l'auriez pas rencontré quand vous étiez sous le lit ?
            - Non, Votre Excellence. Je serais d'ailleurs enchanté de faire sa connaissance, et je considérerais comme un grand honneur...
            - Il est enrhumé en ce moment et il n'arrête pas d'éternuer ! Il faut le fouetter !
            - Oui, Votre Excellence, bien sûr. Les châtiments expiatoires sont indispensables avec les animaux domestiques.
            - Quoi ?
            - Je dis que les châtiments expiatoires, Votre Excellence, sont indispensables pour rétablir la discipline chez les animaux domestiques.
            -  Hein ? ... Bon, adieu,  adieu,  je n'ai rien d'autre à vous demander.
            Une fois dehors Ivan Andreievitch resta longtemps dans la position de celui qui semble s'attendre à avoir une attaque d'un instant à l'autre. Il ôta son chapeau,  essuya la sueur froide de son front,  se renfrogna, songea à quelque chose et partit chez lui.
            Quel ne fut pas son étonnement quand il apprit chez lui que Glafira Petrovna était revenue depuis longtemps du théâtre, qu'elle avait eu depuis longtemps une rage de dents, qu'elle avait envoyé chercher un docteur, qu' elle avait envoyé chercher des sangsues et qu' elle était maintenant au lit et attendait Ivan Andreievitch.                                                                       angelolarocca.it
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            Ivan Andreievitch commença par se frapper le front, puis il ordonna qu'on le laisse se laver et se nettoyer, et il finit par se décider à se rendre dans la chambre de sa femme.
            - Où passez-vous votre temps ? Regardez de quoi vous avez l'air ! Vous avez le visage défait ! Où aviez-vous disparu ? De grâce monsieur, votre femme se meurt et on ne vous trouve pas en ville. Où étiez-vous ? N'étiez-vous pas encore en train de me chercher, ne vouliez-vous pas empêcher un rendez-vous que j'aurais donné à je ne sais qui ? Vous devriez avoir honte, monsieur, d'être un mari pareil ! On va bientôt vous montrer du doigt !
            - Mon petit coeur !  répondit Ivan Andreievitch        
           Mais là il éprouva une telle confusion qu'il fut contraint d'aller chercher son mouchoir dans sa poche et d'interrompre le discours qu'il avait commencé,  parce qu'il manquait de mots, d'idées et d'esprit.  Quelle ne fut pas sa surprise, sa peur, sa terreur, quand avec son mouchoir tomba de sa poche le défunt Ami ? Ivan Andreievitch n'avait même pas remarqué que dans un accès de désespoir, forcé de sortir de sous le lit, il avait fourré Ami dans sa poche, saisi d'une peur bestiale, avec le vague espoir d'effacer les traces, de cacher la preuve de son crime et d'éviter ainsi un châtiment mérité ?
            - Qu'est-ce que c'est ? S'écria l'épouse. Un petit chien mort ! Mon Dieu, d'où sort-il ?... Qu'est-ce que vous... Où étiez-vous ? Parlez immédiatement... Où étiez-vous ?
            - Mon petit coeur ! Répondit Ivan Andreievitch plus mort qu'Ami, mon petit coeur...
            Mais ici nous laisserons notre héros jusqu'à la prochaine occasion  parce qu' ici commence une nouvelle aventure, tout à fait singulière. Un jour je dirai, messieurs, tous ces malheurs et ces persécutions du sort. Mais reconnaissez vous-même que la jalousie est une passion impardonnable, et bien plus même un malheur !...


                                                                          Fin


                                                                                                 Fiodor Dostoïevski